25.

« Mon fils… »

Je sais que François Ripert écrit ces mots d’une main tremblante. Et sa bouche s’emplit de terre quand il lui faut ajouter que ce fils est mort.

Il voudrait hurler, mais son cri ne peut jaillir, son désespoir l’étouffé.

Il pose son crayon, écrase ses poings contre ses paupières, il les enfonce jusqu’à ce que la douleur soit trop forte, qu’il ait l’impression qu’il va faire éclater ses yeux.

Il pose son front sur ses paumes, reste longtemps ainsi. Il ne voudrait parler que de l’enfance de son fils, raconter comme ils se rendaient ensemble aux manifestations, comme il soulevait Henri, le prenant sous les aisselles, afin qu’il pût voir la tribune et cette foule qui vibrait et ondulait comme l’océan.


C’est en 1930, en 1934.

Henri, en février de cette année-là, a quatorze ans et il s’est mêlé aux cortèges. Il a été emporté par les émeutes, piétiné par les charges de police.

François Ripert a alors commencé à avoir peur. Il a demandé à Isabelle de prendre soin de son frère, de le raisonner : lui, n’avait plus le temps, les responsabilités s’accumulaient, les audiences au cours desquelles il défendait les manifestants se multipliaient.

Chaque fois qu’il le pouvait, il s’efforçait de dialoguer avec Henri, mais son fils l’interrompait avec un sourire : « Nous sommes d’accord sur tout, papa. »


Il arrivait souvent à François Ripert de penser que son fils était comme la réalisation d’un rêve secret qu’il avait toujours porté.

L’adolescent était beau : cheveux bouclés sur un front vaste, regard joyeux, traits réguliers. Le visage de sa mère, morte alors qu’il avait trois ans.

Chacun des gestes de Henri, chacune de ses phrases révélaient la vivacité, la générosité, l’intelligence. Premier prix au concours général de philosophie, licence, diplôme sur « la religion chez Marx », mention très bien. Et comme si Henri avait le don de vivre plusieurs vies, il donnait des cours de marxisme à l’Université Nouvelle créée pour le peuple en 1936, il distribuait des tracts, vendait L’Humanité, faisait le coup de poing contre les Jeunesses patriotes, rue Soufflot, devant la faculté de droit.

Il rentrait au milieu de la nuit et écrivait.


Mais, parfois, ce rêve qui comblait François Ripert de fierté et de joie devenait tout à coup cauchemar.

François Ripert s’affolait.

Trop parfait, ce fils, trop exposé, trop généreux.

Henri avait voulu s’engager à seize ans dans les Brigades internationales afin de combattre le fascisme les armes à la main. Trop jeune pour l’Espagne.

Mais François Ripert savait qu’il ne pourrait plus le retenir, que Henri lui avait échappé. Et l’inquiétude, l’effroi le paralysaient.

Il s’accusait de n’avoir pas mis en garde son fils contre les dangers. Il l’eût voulu prudent, il l’aurait même, en ces instants-là, souhaité indifférent à la politique, à la philosophie, insensible aux injustices.

Il lui semblait avoir déposé son fils sur l’autel du sacrifice. Il craignait qu’« ON » ne retînt pas la main tenant le coutelas. Car « ON » n’était pas le dieu compréhensif, compassionnel, mais l’Histoire impitoyable qui frappait sans se soucier de la peine des hommes.

De ce qu’était ce fils, pour François Ripert.

Quand la guerre vint, l’angoisse se fit si forte que le seul moyen que François Ripert eût de la contenir fut de s’enfoncer dans l’action, de prendre des risques, d’accepter toutes les tâches, comme s’il avait pu ainsi attirer sur lui le malheur, et de cette manière en protéger son fils.


C’est François Ripert lui-même qui, dans ses « aveux », analyse avec lucidité son comportement, ses relations avec son fils :


« À compter du mois de mai 1940, je n’ai plus qu’entrevu Henri, écrit-il.

Nous nous embrassions longuement, agrippés l’un à l’autre, nos doigts se crispant sur nos épaules.

Nous ne parlions pas.

C’est par Isabelle que j’ai appris que Henri préparait l’agrégation de philosophie, mais elle ne savait rien d’autre de sa vie. Et moi, quand je le voyais, l’espace de quelques minutes, je n’osais l’interroger.

Nous appliquions l’un et l’autre la règle du “cloisonnement”. Comment d’ailleurs aurai-je pu lui avouer que j’avais préparé avec Alfred Berger une rencontre entre une délégation communiste et les autorités allemandes d’occupation ?


« Je n’avais eu nul besoin des confidences de Henri pour savoir que mon fils n’avait qu’une seule obsession : combattre les nazis, les chasser hors de France, qu’il avait toujours en tête le mot d’ordre tant de fois répété : “Le fascisme ne passera pas.”

Il était de ceux, une poignée, qui avaient manifesté dans la cour de la Sorbonne contre les accords de Munich. Et j’imaginais qu’il avait dû ressentir la signature du Pacte germano-soviétique comme une trahison.

Puis ce furent la guerre, la débâcle. Paris ville ouverte.

Henri avait réussi à ne pas être fait prisonnier. Et c’était un combattant que j’avais serré contre moi, un militant indigné qui s’était insurgé – trois ou quatre phrases avaient suffi – contre l’idée de fraternisation des ouvriers français avec les soldats allemands, ces “prolétaires” sous l’uniforme, alors que les tracts du Parti saluaient l’attitude internationaliste des “prolétaires” parisiens qui avaient offert à boire à leurs camarades allemands.

— Ligne politique stupide et criminelle, avait marmonné mon fils. Qui l’a discutée ? Imposée ? Nous ne sommes pas des Russes ! Laissons-leur Staline ! Je ne marche pas. Je reste antinazi et patriote !


« Peut-être avait-il espéré que je le rassure ou que je conforte son jugement.

Mais j’ai baissé la tête sans dire mot.

Je savais que le 20 juin, Alfred Berger, au nom du Parti, allait rencontrer les Allemands.

J’avais lu le canevas qu’il avait élaboré avec les camarades de la direction, et d’abord Jacques Duclos, pour le guider durant sa négociation.

Ces notes m’avaient effrayé, accablé.

C’était donc cela, le Parti ?

J’avais été saisi d’un vertige. Toute ma vie depuis les années 1920 se fissurait, un gouffre s’ouvrait devant moi.

J’ai eu peur. Je n’ai pas commenté ces notes.

C’est à ce moment-là que j’ai trahi mon fils, et c’est lui qui a payé de sa vie ma lâcheté. »

François Ripert ne raconte pas l’entrevue d’Alfred Berger avec le professeur Grimm, un homme de l’entourage d’Otto Abetz qui allait devenir l’ambassadeur de Hitler à Paris. Mais, en consultant les travaux des historiens, j’ai pu compléter ce que rapporte son manuscrit.

J’ai pris connaissance du canevas des pourparlers et ai éprouvé le même effroi que celui qui avait dû saisir François Ripert. Les communistes s’y présentaient comme ceux qui avaient approuvé, défendu le Pacte germano-soviétique. Ils osaient écrire, s’adressant aux représentants de Hitler :

« Notre défense du pacte, cela vous a avantagé. Pour l’URSS, nous avons bien travaillé, par conséquent par ricochet pour vous. » Ils accusaient les ministres français : « Le Juif Mandel, après Daladier, nous a emprisonnés. Il a fait fusiller des ouvriers qui sabotaient la Défense nationale. »

Ils se félicitaient de ne pas avoir « cédé face à la dictature du Juif Mandel et du défenseur des intérêts du capitalisme anglais, Reynaud. »

Ils voulaient obtenir le droit de faire reparaître L’Humanité. Et ils expliquaient qu’ils pourraient ainsi « canaliser le mouvement des masses », ce qui était l’intérêt des Allemands : « parce qu’il reste dans les cœurs parisiens que c’est l’invasion allemande. »

J’ai ressenti comme jamais du dégoût pour l’homme dont je portais le nom, et pour ceux qui, comme lui, proposèrent aux nazis, en échange de quelques avantages politiques, d’empêcher les « cœurs parisiens » de se dresser contre l’occupant.

À ce moment-là, si on m’avait proposé de changer d’identité, de rejeter ce nom compromis, Berger, d’oublier à la fois mon grand-père et mon père, j’aurais accepté avec reconnaissance. Et j’étais d’autant plus indigné que ce parti s’était fait (se faisait encore) professeur de vertus patriotiques, héraut de la Résistance !

J’ai découvert d’autres textes publiés durant l’hiver 1940, avant la défaite, dans lesquels Blum était qualifié de gredin, de chacal, de mouchard, de canaille politique, de vil laquais des banquiers de Londres, de personnage hideux, d’hypocrite, jusqu’à donner la nausée avec ses contorsions et ses sifflements de reptile répugnant !

Le texte de François Ripert ne rappelle pas ces flots de haine contre les hommes politiques français, contre Blum, ce « Tartuffe immonde ! »

Sans doute la honte d’avoir participé à cette ignominie avait-elle été si douloureuse qu’il n’avait pu, même à l’heure de son ultime confession, évoquer cette période de sa vie.

Qu’eût-il pensé s’il avait eu connaissance du rapport que le professeur Grimm avait adressé au haut commandement militaire de la Wehrmacht et dans lequel le conseiller d’Otto Abetz écrivait, sous le titre « Coopération avec les communistes » :

« On a dit : il faut gagner les communistes. C’est aujourd’hui possible. Les communistes sont en train de devenir antisémites, antimarxistes. Dès lors, le jour où ils franchiront le pas vers le national-socialisme n’est plus éloigné. Autorisez un journal communiste, mais prenez vos précautions contre les abus… »


En apparence, l’histoire ne s’est pas déroulée comme le prévoyait le professeur Grimm. L’Humanité n’a pas reparu et, après l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, en juin 1941, les communistes sont devenus l’une des principales forces de la Résistance patriotique avec leurs Francs-tireurs et Partisans français.

Mais j’ai sur ma table de travail, posé entre les carnets de Julia Garelli-Knepper et ma transcription du manuscrit – des « aveux » – de François Ripert, le livre de Vassili Bauman, Les Naufragés, publié en 1980. Et ce qu’il décrit quand il évoque les derniers mois de la vie de Staline, au début de l’année 1953, c’est bel et bien une persécution antisémite qui commence.

Des médecins juifs sont accusés d’avoir fomenté un complot des « blouses blanches » visant à assassiner les dirigeants soviétiques !

Dès la fin de la guerre, Vassili Bauman et tant d’autres avaient déjà eu à subir cet antisémitisme qu’on avait cru éradiqué dans le « pays du socialisme ».

Or ce socialisme-là ressemblait beaucoup au « national-socialisme » de Hitler.

L’analyse du professeur Grimm, sur le long terme, n’était pas erronée.


François Ripert a d’ailleurs noté des propos d’Alfred Berger qui ne trompent pas.

Berger dénonce les opposants au Pacte germano-soviétique qui se « réfugient dans leurs synagogues et qu’on écrasera comme des poux ».

C’est la façon « hitlérienne » de nommer les Juifs dans les ghettos et les camps.

Après l’assassinat à Bruxelles de Thaddeus Rosenwald, Berger dit, fixant François Ripert :

— Les Juifs sont d’abord fidèles à leur race, et un jour ou l’autre ils doivent choisir entre la race et le Parti.

« Je sais, écrit François Ripert, qu’Alfred Berger pensait à Thaddeus Rosenwald, même s’il n’a pas cité son nom.

Après quelques instants de silence, Berger a ajouté :

— Trotski, tu connais ses origines, c’est un Lev Davidovitch Bronstein. Quand on sait ça, on comprend tout.

Ces propos d’Alfred Berger m’ont révulsé, mais, une fois encore, je me suis tu.

Je ne craignais pas de mourir, mais de rompre avec la foi qui avait été l’axe de ma vie.

Et j’appelais fidélité ce qui n’était que lâcheté. »

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