9.
Julia a quitté Moscou le 21 janvier 1922 et elle n’y reviendra que le 7 décembre 1923.
« Fin du voyage », écrit-elle dans les dernières pages de son carnet de l’année 1923 :
« Je rentre seule. Thaddeus est resté à Berlin, mais il m’a confiée à un “individu” – je me souviendrai toujours de la grimace de dégoût de Thaddeus – venu tout exprès de Moscou pour m’accompagner jusqu’à Petrograd. J’appelle cet homme le Rat. Il m’a annoncé avec arrogance qu’il appartenait à la Guépéou, cette police politique qui a été créée peu après notre départ de Moscou. Deux ans déjà ! Et ce Rat grignote bruyamment, rote, crache, me dit qu’il est Géorgien, comme Staline. Et le voici tout à coup qui, d’une voix exaltée, me parle du Secrétaire général du Parti, qu’il nomme familièrement Koba, qu’il a connu autrefois à Tbilissi et sur qui repose le destin de l’Union des républiques socialistes soviétiques, puisque c’est ainsi maintenant qu’on désigne la Russie des Soviets.
Le Rat mange, boit, somnole. Et je suis tentée, à chaque arrêt du train, de sauter sur la voie, de me perdre dans cette Europe pantelante et meurtrie dont je me sens issue. Et pourtant je reste sagement assise dans le compartiment à subir les ronflements de Trounzé – c’est le nom du Rat. Et je regarde défiler cette terre grise et monotone, et j’ai l’impression de m’enfoncer dans la vase.
Et puis, tout à coup, Petrograd comme un soleil resplendissant, une Venise dorée, entourée de neige et de glace.
Je me souviens : c’était ce que j’avais appelé notre “voyage de noces”. Je me pendais au cou de Heinz. Lénine haranguait la foule, parlait de chemin ouvert par le prolétariat russe vers la révolution mondiale. Une fanfare avait joué La Marseillaise. C’était en avril 1917. Nous arrivions de Zurich. La foule nous acclamait. Les marins de Kronstadt escortaient Lénine. Ils étaient, avait dit Heinz, la proue de la révolution. Quatre ans plus tard, ils se sont insurgés contre – criaient-ils – le pouvoir oppresseur des bolcheviks. Je descends sur le quai de cette gare de Finlande et je me souviens de mes illusions comme de belles fleurs rouges dont presque tous les pétales sont tombés.
« Trounzé me conduit jusqu’au bureau de la Guépéou.
Atmosphère enfumée, bruissante de chuchotements comme ceux qu’on entend dans les églises au moment du Notre Père. Je reconnais Willy Munzer qui est chargé de me surveiller – y-a-t-il un autre mot ? – dans la dernière partie du voyage jusqu’à Moscou.
Il représente le Komintern, me dit-il. Il m’accable de questions. Ai-je vu Paolo Monelli en Italie ? On dit qu’il a rejoint les fascistes et qu’il fait même partie de l’entourage de Mussolini.
Je ne réponds pas.
Est-ce bien le Komintern qui a envoyé Willy Munzer ? Qui veut que je raconte ce que j’ai vu et compris durant ces deux années ? Pourquoi ne pas attendre le retour de Thaddeus Rosenwald ? C’est lui qui a négocié, lui qui sait.
Moi, je n’étais que le masque futile, le leurre, l’appât dont Thaddeus se servait pour distraire, séduire ces officiers prussiens qui voulaient obtenir le droit d’entraîner leurs troupes sur le territoire de la Russie, loin du regard des enquêteurs français ou anglais chargés de s’assurer que la Reichswehr respectait les obligations du traité de Versailles – ce diktat, comme disait Thaddeus.
C’était le mot de passe, la formule magique qui créait entre les Allemands et nous un climat de complicité. Thaddeus me présentait avec emphase comme “la comtesse Garelli, une patriote italienne issue de l’une des plus vieilles familles vénitiennes. Elle nous a rejoints parce qu’elle refuse la soumission de son pays à l’impérialisme franco-anglais”.
Puis il m’abandonnait quelques instants avec ces messieurs de la Reichswehr, le temps pour moi de les séduire, et j’ai pris plaisir à jouer ce rôle. Une nouvelle révolution dans ma vie…
Je n’ai rien raconté de cela à Willy Munzer. Je lui ai simplement dit que j’avais servi les Soviets, couchée dans des draps frais.
« Il en bégaie et c’est moi qui l’interroge.
J’ai appris à susciter les confidences. Tous ces hommes ont tant besoin de se confesser !
Je laisse Munzer poser sa main sur ma cuisse, appuyer son menton sur mon épaule. Il murmure à mon oreille.
Il faut que je sache que tout a changé, à Moscou. Lénine n’est plus qu’un vieil impotent aphasique, paralysé, sénile, incapable de lire, d’écrire. Il bave, il regarde le monde avec les yeux d’un enfant apeuré, dépendant.
— Staline a flairé le cadavre. Il a planté ses crocs dans toutes les nuques, et en une année il a pris le contrôle du Parti. Trotski est le seul à résister, mais la meute a reconnu en Staline le tueur qui va vaincre, elle se soumet. Staline la nourrit : par mois, chaque cadre supérieur du Parti touche douze kilos de viande, plus d’un kilo de beurre, autant de sucre, cinq kilos de riz, des cigarettes, des allumettes. On meurt de faim dans notre grande URSS, mais nous – Munzer sort un paquet de cigarettes, me le tend –, nous qui gouvernons pour le bien du peuple, nous ne maigrissons pas ! Et tout va bien. L’Angleterre et la France ont reconnu l’URSS. Et nous obéissons à un Géorgien, ancien élève du séminaire de Tbilissi !
Munzer baisse la tête, ferme les yeux et murmure : “Bon retour en Russie, comtesse Garelli !”
Il veut m’enlacer. Je le repousse lentement. Il me dévisage, puis dit encore plus bas :
— Moi, je ne serais pas rentré. »
J’ai suivi Julia pas à pas de ce mois de janvier 1922 jusqu’à son retour à Moscou, le 17 décembre 1923.
Dans l’Europe qu’elle avait parcourue avec Thaddeus Rosenwald, le sang de la guerre n’avait pas fini de sécher. Les tranchées étaient béantes, et presque chaque jour des obus explosaient, des mines sautaient, de nombreux morts s’ajoutaient encore aux millions de cadavres.
Des hommes en armes, avec ou sans uniforme, certains portant une chemise noire ou brune, continuaient d’assassiner, préparaient la conquête du pouvoir, rêvaient de revanche, et d’autres, ceux dont Thaddeus Rosenwald, Heinz Knepper et donc aussi Julia Garelli étaient les « camarades », espéraient en une révolution prochaine et criaient : « Les Soviets partout ! » On se battait à Memel, à Berlin, à Munich, dans les plaines du Pô, dans les quartiers ouvriers de Turin. Et parfois les corps s’abattaient devant les portes des palaces où la comtesse Julia Garelli était descendue en compagnie de son amant richissime aux identités multiples : prince Bachkine, exilé et fantasque, au Grand Hôtel Kœnig de Berlin, diamantaire anversois, Samuel Stern, récitant la Torah, à l’hôtel Lutetia à Paris, et tout simplement Thaddeus Rosenwald à l’hôtel Excelsior de Rapallo.
J’ai imaginé Julia.
Je ne me suis pas contenté de lire et annoter son journal. J’ai dépouillé les archives rassemblées dans son sanctuaire de Cabris. J’ai lu les mémoires des diplomates allemands présents aux négociations de Rapallo, le 16 avril 1922, qui devaient aboutir à un traité de paix entre l’Allemagne et la Russie. C’était le but de la « Grande Politique » voulue par Lénine et dont Thaddeus Rosenwald et Heinz Knepper avaient été les artisans laborieux. Et dans laquelle la comtesse Julia Garelli avait joué sa partition.
Je l’ai donc imaginée.
Elle semblait n’avoir pour tous désirs que ceux de boire, de séduire et de jouir du luxe de ces grands palaces où elle entrait, hautaine, méprisante pour les portiers et les grooms qui se précipitaient.
Elle paraissait ignorer ce qui survenait autour d’elle, ce frémissement des domestiques qui la reconnaissaient comme l’héritière de générations de maîtres, ou bien ces détonations proches. Car on se battait dans les rues des villes allemandes.
À Munich, elle ne tournait même pas la tête quand les hommes en chemises brunes entraient dans l’hôtel Prinz Eugen, traînant leurs camarades blessés par une salve de police. Parmi eux, Hitler allait de l’un à l’autre, puis il s’affalait, dans un fauteuil, homme blafard au regard fixe dans un corps flasque.
Sur les routes du bassin minier de la Ruhr où Thaddeus Rosenwald avait voulu se rendre pour jauger de la résistance allemande à l’occupation, Julia donnait l’impression de ne pas voir ces barrages dressés par des patrouilles de soldats français qui contraignaient toutes les voitures à s’immobiliser.
Elle descendait, indifférente, et cependant que Thaddeus Rosenwald palabrait avec l’officier français, elle allait et venait sur le bord de la route, altière, le col de son long manteau noir relevé sur sa nuque, ses cheveux courts dissimulés sous un chapeau cloche qui lui couvrait aussi les oreilles.
L’officier se désintéressait de Thaddeus, s’approchait d’elle, la saluait avec déférence, s’excusait des nécessités du maintien de l’ordre, mais les Allemands avaient la tête dure, ils refusaient de payer ce qu’ils avaient détruit, ils commettaient des attentats, des actes de sabotage, ils noyaient les galeries de mine.
— Mais croyez-moi, nous allons les mater, ils paieront !
Il rendait son passeport à Julia, s’inclinait, lui baisait la main.
— Honneur à nos alliés italiens, chère Comtesse, disait-il, et d’un geste il donnait l’ordre de lever le barrage.
Mais Julia ne quittait que rarement les salons des hôtels où Thaddeus Rosenwald l’abandonnait parfois pour plusieurs heures.
Assise jambes croisées haut, le buste droit, elle appelait le serveur d’un regard et d’un mouvement de tête autoritaire. Elle avait besoin de la chaleur d’un cognac pour se rassurer, jouer ce rôle que Thaddeus Rosenwald lui avait confié.
Elle devait être une courtisane, une aventurière, l’une de ces aristocrates ruinées par la guerre et les révolutions qui erraient de palace en palace, de bonne fortune en bonne fortune. Elle attendait, lisant les journaux, essayant de suivre la double partie qui se jouait en Europe, d’une part, entre l’Allemagne et la Russie et, d’autre part, entre ces deux puissances et les vainqueurs arrogants, en premier lieu la France qui envoyait ses troupes occuper la Ruhr ; elles s’y heurtaient à une résistance passive des ouvriers et aux actions violentes de petits groupes d’anciens combattants des corps francs qui refusaient d’accepter le diktat de Versailles.
Puis Thaddeus Rosenwald surgissait, les yeux brillants. Il faisait apporter une bouteille de Champagne afin de fêter la vente d’un diamant de 64 carats ayant appartenu au tsar. Il frappait de la paume sa sacoche de cuir fauve. Il y avait là, disait-il, de quoi financer une « grande politique ».
Par une fin d’après-midi, Heinz Knepper les avait rejoints. Julia s’était efforcée de rester impassible alors que son corps tremblait en le revoyant, après des mois, si amaigri. Il raconta comment on l’avait enfermé à la prison de Moabit, mais sa cellule était devenue un « salon politique ». Les Allemands patriotes recherchaient l’entente avec la Russie et les officiers de la Reichswehr étaient les plus fervents partisans de cet accord avec l’« Est », contre l’« Ouest » et cette France rapace.
Julia avait écouté Heinz sans le quitter des yeux, mais il s’adressait d’abord à Thaddeus Rosenwald et elle avait eu l’impression que la passion politique avait englouti chez lui tout autre sentiment.
On avait rapporté à Heinz que le chef d’un nouveau parti nationaliste, Adolf Hitler, expliquait à ses camarades « qu’il aimerait mieux être pendu dans une Allemagne bolchevique que vivre heureux dans une Allemagne française, et qu’il préférait que 500 000 fusils soient donnés aux communistes allemands plutôt que de les voir remettre, comme le diktat de Versailles le prévoyait, à la France et à l’Angleterre ».
Rosenwald remplissait les coupes et Julia trempait ses lèvres dans les bulles frémissantes, cependant que Rosenwald murmurait qu’il allait leur laisser la nuit pour bavarder un peu – il riait –, mais, dès le lendemain, il fallait que Julia dîne avec le colonel Erwin von Weibnitz, l’aide de camp du chef de la Reichswehr, le général von Seeckt. Un pion majeur qu’il fallait définitivement convaincre que l’alliance avec la Russie bolchevique était, pour l’Allemagne, la seule manière de desserrer le nœud coulant avec lequel les Français voulaient l’étrangler.
— C’est un homme de votre caste, avait conclu Thaddeus Rosenwald. Il va s’agenouiller devant vous comme nous le faisons, n’est-ce pas ?
Il s’était levé, avait murmuré que la nuit serait brève, et, en souriant, leur avait conseillé de ne pas trop s’attarder au salon.
De cette nuit avec Heinz Knepper à l’hôtel Kœnig de Berlin, Julia écrit seulement :
« Retrouvailles avec Heinz. Gestes ardents. Âmes glacées. Une autre passion dévore Heinz. Il a l’impression de tenir le sort de millions d’hommes entre ses mains.
Qui suis-je, face à cela ? Peut-être un souvenir.
“Ma chère camarade”, dit-il en me quittant, et il ajoute même : “Bonne chance. Beaucoup dépend de toi.” »
Le lendemain, dans ce même salon de l’hôtel Kœnig, elle avait vu s’avancer vers elle le colonel Erwin von Weibnitz qui s’était étonné de la trouver seule, parce qu’il était censé rencontrer Thaddeus Rosenwald qu’il appelait le prince Bachkine. Sans lui répondre, elle l’avait invité d’un geste un peu dédaigneux à s’asseoir auprès d’elle.
Il avait claqué les talons, puis, lorsqu’elle avait dit qu’elle était la comtesse Garelli, il s’était exclamé : il avait eu l’honneur d’être présenté à Rome au comte Lucchino Garelli.
— Mon père, avait-elle murmuré.
Il avait alors égrené les noms de ses amis de la noblesse italienne, puis, tout à coup, il s’était interrompu : savait-elle que ce prince Bachkine n’était qu’un émissaire bolchevique dont la Reichswehr connaissait la véritable identité ?
— Dînons, avait seulement répondu Julia.
Il s’était levé, lui avait offert son bras.
Cet homme-là ne marchait pas, il frappait seulement le sol avec l’assurance d’un conquérant, viril de la pointe des cheveux aux talons des bottes. Mais Julia ne le craignait pas. Erwin von Weibnitz était incapable d’imaginer la joie funèbre qu’elle ressentait à le séduire, à le conduire là où elle voulait alors qu’il croyait être le maître du jeu. Elle l’avait interrogé tout au long du dîner et il s’était confié comme n’importe quel homme, avec complaisance.
Il n’était pas dupe, disait-il, des intentions de ce faux prince Bachkine. Les bolcheviks voulaient sortir de leur isolement et la Reichswehr avait besoin des plaines russes pour faire évoluer ses troupes, ses tanks, y construire des aérodromes, s’y entraîner. L’Allemagne devait, face à la France, trouver un allié à l’Est. Bolchevique ? Pourquoi pas ? Il fallait parfois souper avec le diable.
Il s’inclinait devant elle. Il n’était pas le diable. Les bolcheviks non plus, pas davantage que les membres des Sections d’Assaut du parti nazi. Chaque guerre, chaque révolution faisait surgir des hommes nouveaux. S’ils étaient décidés à combattre l’anarchie, alors il fallait que les forces de la tradition s’associent à eux, parce que mieux valait l’ordre, quel qu’il fut, qu’une société brisée, décomposée.
— Après, nous les ferons rentrer dans le rang à coups de crosse ou de sabre, si nécessaire.
Julia avait beaucoup bu, riant parfois un peu trop fort, puis elle avait quitté la salle à manger de l’hôtel Kœnig en titubant au bras du colonel von Weibnitz.