8.

Vassili Bauman n’a jamais été enfermé dans l’une des huit cellules qui, de part et d’autre d’un étroit couloir central, sont les entrailles d’un de ces « corbeaux noirs » dont tous les Moscovites savent qu’ils transportent des individus « socialement dangereux », des « traîtres répugnants », « des vipères lubriques », d’une prison à l’autre ou bien à l’une des gares où on les poussera dans des wagons grillagés. Et ils rouleront des jours durant vers l’un de ces camps perdus au milieu des forêts et des neiges de l’extrême nord et de la Sibérie, ou parmi les sables de l’Asie centrale.

Vassili Bauman n’aura fait aucun de ces voyages-là.

Mais, chaque jour et chaque nuit, des années 1930 à juin 1941, il a attendu que les agents des « Organes » frappent à sa porte. Et, pour ne pas hurler d’angoisse, ne pas se précipiter dans les rues en criant qu’il veut qu’on en finisse avec lui, qu’on le déporte, qu’on le tue, il a écrit, et deux ou trois fois l’an, sur ordre personnel de Staline, des agents d’un service spécial du NKVD sont venus saisir ses manuscrits dont parfois Vassili ne conservait pas même une copie.

Et il n’en écrivait qu’avec plus de passion, réduisant son sommeil à trois ou quatre heures par nuit, errant dans la journée comme un homme ivre, rangeant à gestes machinaux les livres entassés dans le sous-sol de cet antiquaire où, un matin de l’année 1937, Julia Garelli-Knepper l’a retrouvé par hasard.

Il parle d’elle dans ses souvenirs publiés en 1980 et qu’il a intitulés Les Naufragés, des mémoires que je ne cesserai de lire et de consulter, et que j’ai placés à côté des deux tomes de souvenirs de Julia, Tu leur diras qui je suis, n’est-ce pas ? et Tu auras pour moi la clémence du juge.

Vassili Bauman raconte comment, dès le mois de juin 1941, la guerre où il risquait à chaque instant, comme soldat du front, de perdre la vie, a été pour lui la fin de ces tourments qui l’avaient épuisé pendant une dizaine d’années.

Il a combattu les nazis et, au bout de quelques mois, il a été correspondant de guerre, ne quittant jamais les premières lignes, décrivant les actes d’héroïsme de l’Armée rouge, les atrocités commises par les troupes allemandes. En pénétrant dans les villages dévastés, il découvrait avec les avant-gardes les pendus par grappes, les corps recroquevillés des paysans brûlés aux lance-flammes, les fosses communes où s’entassaient les Juifs tués d’une balle dans la nuque et qu’on n’avait même pas eu le temps de recouvrir de terre.

Puis, revenu à Moscou, décoré, journaliste célébré, auteur de plusieurs récits de guerre, il a tout à coup senti à nouveau la poigne de Staline lui serrer le cou. Et jusqu’en 1956 – trois ans après la mort de Staline –, il a vécu dans l’attente d’une arrestation, d’une déportation. Il avait déposé près de la porte de son appartement un sac contenant des vêtements chauds et une bible, ce livre qui à lui seul valait condamnation.

Enfin, après 1956, le carcan s’est peu à peu desserré et il a commencé à écrire Les Naufragés, n’obtenant le droit de les publier qu’en 1980.


C’est lorsqu’il évoque les années 1920 que j’ai pour la première fois rencontré Julia Garelli :


« Comme nous tous, écrit Vassili Bauman, Julia est une naufragée, et comme chacun de nous elle s’accroche à un morceau de l’épave pour ne pas couler.

Moi, en 1921, après la révolte de Kronstadt, je commence seulement à prendre conscience que nos rêves ont fait naufrage. Et c’est Julia, sa lucidité douloureuse, les questions qu’elle me posait, qui m’ont contraint à ouvrir les yeux. Alors j’ai agrippé l’écriture et je ne l’ai plus lâchée.

Elle, elle s’étourdissait.

Elle s’affichait avec les uns et les autres, souvent des délégués étrangers, membres du Komintern qui logeaient comme elle à l’hôtel Lux. Je l’avais vue avec Paolo Monelli ou Willy Munzer. J’avais longuement parlé à ces deux camarades que j’estimais. Mais j’abhorrais Thaddeus Rosenwald, cet homme des bas-fonds et des labyrinthes du pouvoir, ce courtisan de Lénine et de Trotski, peut-être le mouchard de Staline. Or c’est à son bras que je rencontrais fréquemment Julia Garelli. Elle me semblait ivre alors que celle que je connaissais était une femme grave, exigeante, sans doute désespérée.

Comment avait-elle pu se laisser séduire par ce Thaddeus Rosenwald, ce hâbleur, ce mégalomane qui prétendait avoir négocié avec le haut état-major allemand le retour de Lénine en Russie, et avoir obtenu de Berlin l’or dont la révolution avait besoin ?

J’interrogeai Julia. Elle m’assura qu’il disait vrai, qu’il préparait, sur l’ordre de Lénine, une alliance avec Berlin. Que les généraux allemands y étaient favorables, façon de détourner le traité de Versailles qui les avait humiliés et désarmés.

À Berlin, Heinz Knepper œuvrait dans le même sens. Il fallait que l’Allemagne et la Russie, les deux nations “souffre-douleur”, s’opposent ensemble aux impérialistes anglo-français.

Selon Julia, c’était là la grande politique des Soviets dont Thaddeus Rosenwald et Heinz Knepper étaient les exécutants, bien plus que notre ministre des Affaires étrangères, Tchitcherine.

J’avais écouté Julia sans l’interrompre, comme on laisse un enfant tenter maladroitement de vous conter une fable.

Peut-être Julia voulait-elle, en me révélant le dessous des cartes, se justifier, se persuader que sa liaison avec Thaddeus Rosenwald n’était pas seulement dictée par le désir de se griser, d’oublier, de partir avec lui à l’étranger, de jouir de l’opulence, du luxe des grands hôtels qu’il fréquentait, mais par le souci et le devoir d’agir dans l’intérêt de la révolution mondiale ?

Comment aurai-je pu croire à ce genre de prétexte ?

Je pensais que Julia Garelli était depuis bien plus longtemps que moi une naufragée qui cherchait des moyens de survivre, d’échapper aux désillusions, au désespoir, à la peur et à la solitude.

Moi, j’écrivais. Elle, elle voyageait avec Thaddeus Rosenwald. »

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