5.

Cette peur et même ce mépris dégoûté qu’inspire Thaddeus Rosenwald à Julia, je les perçois à chaque fois qu’elle évoque dans son journal ce qu’elle appelle son « voyage de noces », ces quelques jours passés dans le train allemand qui, de Schaffhouse, à la frontière suisse, jusqu’à Berlin, puis Malmö et Stockholm, allait conduire cette vingtaine de révolutionnaires jusqu’à Petrograd. Et Lénine, après avoir longuement dévisagé Julia – elle avait été transpercée par ce regard intense –, avait décidé que la « jeune camarade aristocratique », « la comtesse vénitienne », comme il la désignait – son visage se plissait alors dans une grimace qui devait être un sourire – serait du voyage avec le camarade Heinz Knepper.

Près de quinze ans plus tard – ainsi, dans son carnet de 1931, puis encore dans celui de 1932 –, Julia, se souvenant de ce moment-là, retrouvait un peu de son exaltation d’alors, de la joie qui, tout au long de ce voyage, l’avait habitée, et elle en restituait l’atmosphère : les douaniers suisses à Schaffhouse confisquant toutes les victuailles que les Russes avaient accumulées pour leur long périple en Allemagne jusqu’à la Baltique ; ou bien cette halte à Berlin, ces deux soldats allemands que Heinz, invita, contre tous les engagements pris, à s’approcher du wagon et auxquels il annonça que la révolution était en marche, qu’elle se répandrait à partir du foyer russe sur toute l’Europe, et d’abord en Allemagne ; et Thaddeus Rosenwald l’interrompit avec brutalité, hurlant même, chassant les deux soldats effarés par cette violence ; Thaddeus claqua la porte du wagon, bouscula Heinz, cet idiot, ce provocateur, clama-t-il, qui mettait Lénine en péril, qui pouvait les conduire à être tous internés en Allemagne, car lui avait pris des engagements avec l’état-major de Guillaume II : pas un mot aux Allemands pendant la traversée du pays, pas un pas sur le sol du Reich !

Lénine intervint, entraîna Heinz dans son compartiment sans même accorder un regard à Thaddeus Rosenwald avec qui il n’avait jamais voulu dialoguer, faisant de Heinz Knepper son négociateur, et, dans son carnet de 1931, Julia écrit :

« Hypocrisie et habileté de Lénine. Il refusait de rencontrer Thaddeus, mais il chargeait Heinz de conclure l’accord avec le “magicien de la révolution” qui, pour moi, n’était qu’un corrompu, un maquignon qui échangeait la paix avec l’Allemagne contre le retour de Lénine en Russie. Et dans cette négociation Thaddeus, intermédiaire avide, prenait sa part. Pour lui, la révolution se confondait avec l’or. Pour moi, avec la passion. Pour Heinz, avec la raison. »


L’espace de quelques lignes, elle oublie Thaddeus Rosenwald et revient à ce 27 mars 1917 sur le quai de la gare de Zurich :

« Je serrais la main de Heinz si fort qu’il tentait d’écarter mes doigts, puis il y renonçait, souriait, murmurait que j’étais folle. J’étais ivre d’enthousiasme, plutôt, non pas d’avoir bu cette chope de bière dont je sentais encore la mousse âcre sur mes lèvres, mais de ce départ, de ce voyage qui commençait : mon voyage de noces avec Heinz, avec la révolution, avec l’avenir. Je croyais avoir échappé pour toujours aux eaux croupissantes de Venise, à l’humidité de notre palais de marbre gris. Je voguais dans l’air vif de la tempête révolutionnaire.

Un groupe d’exilés qui n’étaient pas de ce premier voyage de retour agitait autour de nous des drapeaux rouges. Et j’entendais la voix saccadée de Lénine parler du prolétariat russe qui ouvrait la route à la révolution mondiale.

J’enlaçais Heinz, je me collais à lui, je lui murmurais : “Notre voyage de noces.” Il m’étreignait.

Quinze ans sont passés et je n’oublie rien de mon désir, sur ce quai de la gare de Zurich, de mon émotion à en pleurer – et de cette idée folle qui m’a envahie à l’improviste –, de ne pas aller au-delà dans la vie, parce que j’avais la certitude que cet instant était le plus beau, le plus pur, un début, comme quand on s’élance.

Peut-être avais-je l’intuition qu’inéluctablement notre espoir, notre rêve allaient se dégrader ; et que, sans vouloir ou pouvoir en être consciente, tout éperdue de passion et donc d’aveuglement, j’avais déjà en moi les germes de l’inquiétude.

Les précautions prises par Lénine pour ne pas se compromettre avec les Allemands, pour ne pas rencontrer Thaddeus Rosenwald tout en acceptant les conditions du troc, je les comprenais mais elles me décevaient.

Le regard de Vladimir Ilitch me mettait mal à l’aise. Aujourd’hui, après tant d’années, alors que derrière moi s’amoncellent les victimes de notre espérance, je dirais de Lénine qu’il avait le regard d’un mystique sans dieu, d’un fanatique. Et, à l’autre extrémité, il y avait Thaddeus Rosenwald le cynique, le rapace, qui servait le fanatique par jeu, par intérêt, et qui se moquait bien de Heinz et de moi, qui nous regardait avec un mépris amusé et un brin de compassion.

Même si j’avais compris tout cela, j’aurais pourtant entrepris ce voyage malgré les cris de quelques Russes patriotes venus, ce 27 mars, sur le quai de la gare de Zurich nous insulter, accabler Lénine et les bolcheviks, les accusant d’être au service de l’empereur d’Allemagne, payés par lui, et qui, alors que claquaient les portes des wagons, lançaient : “Espions allemands, espions de Guillaume II ! Vive la Russie, à bas les espions et les traîtres !”

Ces accusations m’ont troublée comme si elles trouvaient quelque écho en moi. Car je connaissais déjà l’envers du décor.


« Thaddeus Rosenwald et Heinz s’étaient rendus à Berne afin d’y rencontrer le comte von Ramberg, ambassadeur d’Allemagne en Suisse. Et Thaddeus avait tenu à ce que je les accompagne. J’avais eu la naïveté de lui confier qu’autrefois j’avais été présentée à von Ramberg, une relation de mon père. J’avais alors fait dans le grand salon du palais Garelli une longue révérence au diplomate. Celui-ci s’en souvenait et en me baisant la main dans le vestibule de l’ambassade allemande, il eut quelques mots ironiques, une expression bienveillante accompagnée d’un soupir, puis d’une question sur mon père et mon frère dont il espérait qu’ils ne se feraient pas tuer dans cette guerre qui n’était que le prélude à de bien plus grands affrontements. Nous passâmes dans son bureau. Je me tenais en retrait, mais, comme avait dit Thaddeus avec emphase, “la comtesse Garelli, notre camarade, fait partie de la délégation chargée de vous rencontrer”.

Et j’écoutai von Ramberg lire d’une voix dédaigneuse le message qu’il venait de recevoir de Berlin : “Sa Majesté Impériale a décidé ce matin que les révolutionnaires russes seraient transportés à travers l’Allemagne et seraient pourvus de matériel de propagande pour pouvoir travailler en Russie.” “Travailler”, répéta von Ramberg. Puis, nous dévisageant lentement, son regard s’attardant sur moi, il s’étonna :

— Mais où sont les Russes ? Heinz Knepper, Thaddeus Rosenwald, comtesse Julia Garelli : quelle étrange délégation russe !

Puis il haussa les épaules, rappela qu’aucun des passagers de ce train, qui traverserait l’Allemagne, ne devait quitter les wagons sous peine d’arrestation, de jugement, d’internement, et, pour les sujets allemands, d’accusation de désertion et de trahison.

D’un geste de la main, Thaddeus Rosenwald interrompit von Ramberg. Les Russes respecteraient l’accord dès lors qu’il était conclu, dit-il. Il se leva, nous faisant signe de le suivre. Heinz hésita, puis s’exécuta et je l’imitai.

Sur le seuil du bureau, Thaddeus Rosenwald ajouta :

— “Matériel de propagande” est une expression étrange. Nous voulons de l’or, seulement de l’or, mais notre prix est élevé, Monsieur le comte. Car nous allons vous faire gagner la guerre contre la France à moindres coûts.

— Et nous assurerons le succès de votre révolution, riposta von Ramberg.

— Alors négocions les termes du troc, répondit Thaddeus en retournant s’asseoir, et parlons cru : combien, Monsieur le comte, où et quand ?

Je me souviens que j’ai eu honte. »


Ce mot de honte, Julia n’aurait pas dû l’écrire. Il lui rappelle qu’au commencement même de ce voyage de noces, de cette union avec la révolution, il y avait déjà l’hypocrisie, le cynisme, le marchandage, l’entente avec l’ennemi déclaré, les militaires prussiens, et, pour elle, la honte.

Et honte est un mot de passe qui l’oblige à retourner au présent, à ces mois de janvier 1932, puis 1933, quand elle arpente les rues de Moscou après s’être assurée qu’elle n’est pas suivie, et qu’elle rencontre Sergio Lombardo, ce diplomate italien qui se charge de faire parvenir en Italie, à son ami Marco Garelli, les carnets de sa sœur dont le sort l’inquiète.

Elle dit, tête baissée :

— Tout va bien, Sergio, tout va bien.

Mais Sergio lui saisit le poignet, la contraint à s’arrêter au bord du trottoir alors que passe un « corbeau noir », ces camionnettes dont chaque Moscovite sait qu’elles sont des fourgons cellulaires et non des voitures de livraison, comme l’indiquent les inscriptions tracées sur leurs flancs. Les « corbeaux noirs » sillonnent la ville jusqu’à la prison de la Loubianka et, de là, à celle de Boutirki ou de Lefortovo.

Le « corbeau noir » s’étant éloigné, Julia et Sergio recommencent à marcher, et Sergio dit :

— Julia, il faut rentrer en Italie, le fascisme est une villégiature, comparé à ce qui se passe ici et que vous ne pouvez ignorer. Je lis chaque semaine les rapports de nos consuls à Kharkov, à Novorossik. La famine s’étend. On exécute les paysans qui sont surpris à voler quelques épis de blé ou de seigle. On les empêche de quitter les campagnes où ils crèvent, et de se réfugier en ville où ils imaginent qu’ils échapperont à la faim, aux équipes de la Guépéou. Mais on leur interdit de voyager. On les laisse mourir, ou bien on les déporte par villages entiers, et, avec eux, tous ceux qu’on appelle les « éléments étrangers, socialement dangereux ». Ils meurent par milliers dans ces trains de la déportation qu’on arrête en rase campagne, puis on décharge les cadavres qu’on enfouit dans des fosses communes. Voulez-vous que je vous dise ce que contient le dernier rapport de notre consul à Kharkov ?

Julia refuse en secouant la tête, mais Sergio Lombardo poursuit comme s’il n’avait pas discerné sa réponse :

— « On ramasse à Kharkov, chaque nuit, près de deux cent cinquante cadavres de personnes mortes de faim ou du typhus. On a remarqué qu’un très grand nombre d’entre eux n’ont plus de foie : celui-ci paraît avoir été retiré par une large entaille. La police a fini par arrêter les amputeurs, ces entailleurs qui avouent qu’avec cette viande ils confectionnent la farce des pirojki qu’ils vendent au marché… »

Un autre « corbeau noir » passe à vive allure.

— Il faut rentrer en Italie, Julia, reprend Sergio Lombardo. Profitez de la conjoncture : Mussolini veut conclure un traité d’amitié avec la Russie, et Staline est demandeur. Votre passeport peut encore vous protéger et je peux espérer obtenir un visa pour Heinz Knepper. Mais cela ne durera qu’un temps. Après… »


Elle n’a pas répondu, mais, dès qu’elle est arrivée dans sa chambre, elle a écrit dans son journal de janvier 1933 ce que Sergio Lombardo venait de lui rapporter. Puis, sans même aller à la ligne, elle a noté les mots qui surgissaient de ses souvenirs des premiers jours d’avril 1917, quand le train avait enfin traversé la frontière russe, qu’elle découvrait les bouleaux blancs, les vastes étendues de neige.

Dans chaque gare, une foule de marins et de soldats en armes attendait le train. Et Lénine, du marchepied du wagon, dénonçait la guerre, « ce honteux massacre impérialiste », « les mensonges et les tromperies des cannibales capitalistes »…

Puis ç’avait été l’arrivée à la gare de Finlande, à Petrograd, et la voix exaltée de Lénine lançant :

« La révolution socialiste internationale a déjà pris naissance… L’Allemagne bouillonne… Le capitalisme européen pourrait s’effondrer d’un jour à l’autre… La révolution que vous avez accomplie en Russie a pavé la voie et ouvert une ère nouvelle ! Longue vie à la révolution socialiste mondiale ! »

Julia se souvient qu’elle s’était pendue au cou de Heinz qui, gêné, avait dénoué ses bras, cependant que la fanfare de la Garde jouait La Marseillaise. Puis Lénine avait bondi sur le quai, grimpé sur un char et lancé :

« L’aube de la révolution mondiale luit… Vive la révolution socialiste mondiale ! »


Et, tout à coup, les mots se dérobent, sa main se fige.

Julia n’a plus de mémoire.

Elle a entendu des pas dans le couloir. Ce ne sont pas ceux, furtifs, hésitants, des habitants de l’hôtel Lux, des camarades du Komintern.

On marche avec assurance. On parle haut et fort.

Julia glisse son carnet dans son corsage. C’est comme si on lui écrasait la poitrine, lui serrait sa gorge. Elle imagine que les agents des « Organes » vont faire irruption dans la chambre, retourner le matelas, renverser les livres, puis ils porteront les mains sur elle et ils l’entraîneront. Devant la porte de l’hôtel Lux attend un « corbeau noir ».

Elle sait que personne, dans le hall, ne la regardera.

On aura, à cet instant, déjà oublié son nom et son visage.

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