48.

Julia ne craignait pas la mort.

Elle avait souvent vu, dans les camps de Karaganda et de Ravensbrück, l’effroi, la panique révulser les yeux de ses camarades qui savaient qu’elles allaient mourir.

Elle avait lutté contre la contagion de la peur.

Elle n’avait jamais abandonné les agonisantes, serrant leurs mains, humectant leurs lèvres, caressant leur visage, priant avec elles, retenant autant qu’elle pouvait la vie qui s’enfuyait.

Et parfois elle avait arraché aux mains crochues de la mort l’une de ces femmes.

Elle avait ainsi sauvé Isabelle Ripert.

Mais la mort était presque toujours la plus forte.

Et quand le corps s’était raidi, que le front était devenu aussi froid que la pierre, Julia faisait le serment que la Camarde ne l’effraierait jamais.

Elle murmurait : « Qui sait mourir ne sait plus être esclave. »

Elle voulait rester fidèle à ces mots de Sénèque.

Elle avait raconté ce tête-à-tête avec la mort à Arthur Orwett et, la serrant contre lui, il lui avait murmuré qu’elle avait été héroïque. Elle avait hésité avant de lui répondre que ce mot, flatteur, elle le récusait.

Elle avait seulement décidé de ne pas trembler quand la mort – cela viendrait vite – s’avancerait vers elle.

Elle voulait faire de la Camarde une alliée. Car il fallait que la vie, que la conscience, que l’humain plient la mort à la vie.

À Karaganda, à Ravensbrück, elle avait vu des déportées choisir le trépas pour rester dignes, ne pas laisser leur mort aux mains des bourreaux, la retourner contre eux en se pendant ou en se précipitant contre l’enceinte électrifiée du camp.

Ces femmes avaient agi librement. Elles avaient fait de la mort une arme. Elles avaient dépossédé les tueurs de leur privilège, de la crainte et de la fascination qu’ils suscitaient en détenant le pouvoir de tuer.

Ces suicides les avaient rendus vulnérables. Ils n’étaient donc pas immortels.

Julia avait confié à Arthur Orwett :

— La mort nous débarrassera aussi du Loup. Elle ira le chercher au fond de sa tanière. Il crèvera comme n’importe quel homme. Et personne ne lui tiendra la main.


Et le 5 mars 1953, alors qu’elle se trouvait à Paris où elle attendait Arthur Orwett qui terminait un reportage en République démocratique allemande, elle avait entendu sur les boulevards, à hauteur du métro Bonne Nouvelle – la coïncidence l’avait rendue euphorique – les vendeurs de journaux crier : « Édition spéciale ! Staline est mort ! »

Elle avait acheté L’Humanité.


Un portrait de Staline encadré de noir, en uniforme de maréchal, occupait toute la première page : « Notre camarade Staline est mort », titrait le quotidien.

Comme si Staline avait eu des camarades !

Il avait ordonné la mort de ses plus proches et de ses plus anciens compagnons, persécutant souvent leurs femmes. Ainsi, la femme de Molotov, Polina Molotova, parce qu’elle était juive et avait murmuré que le comédien Mikhoëls avait été assassiné, avait été arrêtée et avait disparu dans les profondeurs de la Loubianka, puis du goulag.

Mais Alfred Berger invitait les communistes et le peuple de France à pleurer le « camarade Staline » et à se rassembler ; il avait d’ailleurs annoncé la réunion à Paris d’un Vel’d’Hiv de deuil !


Julia avait hésité, essayant en vain de joindre, à Berlin-Ouest, Arthur Orwett, s’étonnant qu’il ne songeât pas à l’appeler pour lui annoncer le jour de son arrivée, qu’il ne partageât pas avec elle non la joie, mais le soulagement de savoir que le Vieux Loup n’avait pas échappé au sort de chaque humain.

Elle aurait voulu dire à Orwett : « Il n’était que cela : un mortel, et ce sont les hommes qui lui avaient conféré sa puissance, qui avaient fait de lui un tyran qui leur paraissait immortel. »

Elle avait tout à coup été saisie par l’angoisse, l’impatience, la crainte de la solitude, et elle avait décidé de se rendre au Vel’d’Hiv de deuil.


Dès l’entrée dans l’immense nef, elle avait été impressionnée par la tristesse de cette foule recueillie qui communiait avec les dirigeants communistes figés sur la scène cependant qu’Alfred Berger rappelait l’apport à la liberté et aux combats progressistes de l’humanité de ce géant de l’histoire qu’était le maréchalissime Joseph Staline, « notre camarade ».

Julia n’avait pas eu le cœur à ricaner, à s’indigner cependant que se déroulait cette cérémonie païenne, cette messe noire où l’on célébrait l’un des plus grands assassins de l’histoire de toute l’humanité.

Puis l’assistance, levant le poing, avait entonné, sur un tempo lent, L’Internationale, et Julia avait craint d’éclater en sanglots tant ce chant lui rappelait les débuts de sa vie, l’élan qui l’avait poussée vers Heinz Knepper, ces temps de sincérité et d’enthousiasme, ces années de passion et d’aveuglement, quand elle avait considéré que construire un monde juste et nouveau valait bien qu’on y sacrifiât des hommes.

Et elle avait accepté, durant toute la guerre civile, les injustices, les massacres, la dictature. Elle avait voulu ne pas voir. Elle avait cru que du Mal surgirait le Bien. Et ce n’est que peu à peu qu’elle avait compris que le Mal ne pouvait engendrer que le Mal, et que de la volonté de faire le Bien pouvait aussi surgir le Mal !


Julia avait quitté le Vel’d’Hiv de deuil et les longs crêpes noirs entourant le gigantesque portrait de Staline avant que ne s’achève L’Internationale.

Elle était rentrée à l’hôtel Lutetia où elle descendait chaque fois qu’elle séjournait à Paris, en souvenir des temps anciens, quand Thaddeus Rosenwald, Willy Munzer, Heinz Knepper et tant d’autres étaient encore vivants.

De tous ceux de ces années-là ne survivait qu’Alfred Berger, le maléfique.


Elle s’était jetée sur le lit sans même se déshabiller, et alors qu’elle avait pensé sabler le Champagne avec Arthur Orwett pour fêter la mort du Vieux Loup, elle avait pleuré, seule et accablée, pensant à ses compagnes de Karaganda, à Vera et Maria Kaminski, à Heinz Knepper, au pont de Brest-Litovsk, un 8 février 1940, aux déportées de Ravensbrück.

C’est le lendemain matin qu’elle avait appris qu’Arthur Orwett avait succombé aux suites d’un accident de la circulation sur une route qui conduisait à Berlin. Un camion avait heurté sa voiture qui avait pris feu. Staline était mort, mais ses ordres et ses tueurs parcouraient encore le monde.

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