16.

Je ne savais presque rien d’Alfred Berger avant de le débusquer et de le traquer dans les carnets et les archives de Julia Garelli-Knepper.

Il apparaissait au détour d’un paragraphe en 1934, en 1936 :


« J’essaie d’entrer en contact avec Alfred Berger, écrit ainsi Julia en novembre 1936. On le dit influent au Komintern. Il pourrait appuyer la demande de Heinz de partir pour l’Espagne combattre aux côtés des républicains dans les Brigades internationales. Manière d’échapper à la surveillance oppressante des agents des “Organes”.

Alfred Berger le voudra-t-il ?

Willy Munzer me confie que Berger a l’indépendance d’esprit du rouage d’une machinerie. Il ne fera rien d’autre que tourner dans le sens qu’on lui aura indiqué.

Et Alfred Berger serait le modèle du révolutionnaire ? Pauvre et défunte révolution dont un homme comme lui serait le héraut !

C’est peu de dire que Munzer le méprise. En fait, il le hait plus encore qu’il ne hait un nazi !

Nous sommes ainsi, désormais. Le mot camarade n’est plus qu’un masque conventionnel qui dissimule les sentiments les plus contradictoires, le plus souvent la peur et la lâcheté qu’on appelle “esprit de parti”.

Où allons-nous ? »


Julia espère en 1937, après l’arrestation par les agents des « Organes » de Heinz Knepper, qu’Alfred Berger, qui séjourne à Moscou, pourra lui fournir des informations sur son lieu de détention.


« Alfred Berger, note-t-elle, feint de ne pas me connaître, et lorsque je l’agrippe par la manche de la veste, il se dégage brutalement comme s’il avait été mordu par une chienne enragée. Je ne suis qu’une femme qui implore que quelqu’un l’aide à retrouver son époux. Mais, dans les yeux d’Alfred Berger, je ne lis que la colère et la panique. Il craint sans doute qu’un agent des “Organes” ne me suive en permanence et ne relève les identités de ceux auxquels je parle.

Berger me repousse, m’accuse de n’être qu’une contre-révolutionnaire, une trotskiste au comportement dangereux, porteuse du virus petit-bourgeois et qui ne peut accepter les impératifs de la lutte des classes internationale.

J’espère qu’un jour, dans un autre siècle, quelqu’un étudiera cette langue folle qui peu à peu a rempli toutes les bouches. Elle me donne envie de vomir.

Je crache au visage d’Alfred Berger qui m’en semble satisfait et qui cherche des yeux les témoins de cette agression qui le disculpe de toute complicité avec moi. »


Cet homme-là, qui porte mon nom, disparaît ensuite pendant plusieurs années des bribes du journal qu’entre 1939 et 1945 Julia a réussi à écrire, à conserver et à transmettre, bien qu’elle eût été d’abord déportée en Sibérie – de janvier 1939 à février 1940 –, puis livrée aux nazis par Staline et enfermée jusqu’en 1945 au camp de Ravensbrück. Mais, durant ces six années, je n’ai pas perdu la trace d’Alfred Berger. Je l’ai suivi pas à pas en furetant dans toutes les archives dont je disposais. Le sanctuaire de Julia à Cabris contenait des dossiers inédits, accablants pour Alfred Berger.

Je sais quelles actions il a accomplies en juin 1940, puis en 1943, et pourquoi il réapparaît en 1946 dans le journal que Julia Garelli-Knepper, survivante de deux enfers complémentaires, recommence alors à tenir.

Elle ne cessera que quelques jours avant sa mort.

Et c’est entre les pages de ce dernier carnet consacré aux années 1989-1990 que j’ai retrouvé la notice nécrologique de mon grand-père où, pour la première fois, mon nom est associé au sien.


J’ai ainsi suivi le destin d’Alfred Berger. Il est devenu un fil majeur de cette trame noire qu’est l’histoire du communisme dont j’ai le sentiment, au fur et à mesure que je la reconstitue, qu’on ne sait plus rien d’elle. Ou plutôt qu’on ne veut rien dire d’elle, hormis l’espoir qu’elle a représenté et dont l’évocation vaudrait amnistie, amnésie.

On s’attarde sur l’héroïsme des bourreaux : n’ont-ils pas fait la révolution ? triomphé du tsar, du capitalisme, des Armées blanches, etc. et, plus tard, ne sont-ils pas entrés en vainqueurs dans Berlin, terrassant le nazisme ?

On innocente les uns – le talentueux Trotski, assassiné à l’instigation du sinistre Staline –, en somme on choisit son chef de bande et on le vénère.

Mais on oublie toujours les victimes et des uns et des autres !

Celles du nazisme sont honorées, font l’objet d’un culte légitime, d’une mémoire sourcilleuse et vigilante, mais celles du communisme sont oubliées, parfois même encore suspectées !

Et que deviennent celles qui ont été persécutées par les deux camps ?

Qui connaît aujourd’hui Julia Garelli-Knepper, livrée en février 1940 par les soldats du NKVD aux SS, passant ainsi du goulag soviétique au lager nazi, de la Sibérie à Ravensbrück ?

Rappeler les souffrances de ces victimes, telle était la mission morale que m’avait confiée Julia Garelli-Knepper, et elle avait pensé que je saurais d’autant mieux les comprendre et les exprimer que j’étais coupable d’être le petits-fils d’Alfred Berger.


Mais j’avais tout à apprendre.

Mon père, en effet, m’avait rarement parlé d’Alfred Berger et je m’étais bien gardé de l’interroger.

J’avais le sentiment que ce vieil homme nous méprisait.

Il habitait à quelques kilomètres de notre village du Têt, mais quand mon père est mort, il n’a pas jugé bon d’accompagner son fils en terre.

Et je n’ai appris son décès, survenu en 1989, quatre ans après celui de mon père, qu’à la lecture de sa notice nécrologique, celle-là même que j’ai retrouvée, bien plus tard, découpée et glissée entre les pages du dernier carnet de Julia Garelli-Knepper.

Jusqu’alors, je n’avais pas cherché à savoir qui était cet homme dont mon père évoquait le destin avec admiration, déférence, mais aussi souffrance.

Et je me révoltais contre cette soumission du fils au père, qui semblait s’être nourrie de l’indifférence hautaine – du mépris, je l’ai pensé – d’Alfred Berger pour son fils. J’en avais voulu à mon père et j’avais même pensé qu’il avait souhaité mourir avant Alfred Berger pour offrir à ce dernier un ultime triomphe, sa vie en sacrifice, le vieillard dévorant symboliquement le corps du fils.

Comment n’aurais-je pas ressenti de la haine envers ce personnage dont les carnets de Julia et les archives me révélaient la lâcheté, le fanatisme, peut-être plus simplement le cynisme ?


J’ai désiré en savoir plus long et je me suis enfin décidé à ouvrir cette longue boîte métallique que m’avait léguée mon père, me confiant qu’il avait entassé à l’intérieur toutes sortes de papiers et de documents qui me permettraient de connaître mes origines.

J’avais haussé les épaules. Je voulais être l’arbre solitaire dressé dans le désert.

J’étais con.

— Tu y viendras, m’avait dit mon père d’une voix lasse. Tu n’y échapperas pas. Un jour, tu voudras savoir.

Le moment était venu d’ouvrir cette boîte que j’avais appelée par défi le « cercueil de mes ancêtres », et j’avais dit à l’une de mes compagnes – Judith, ou Karine – que c’était là que je cachais, comme Barbe-Bleue, des « restes humains ».

J’étais vraiment con.

Mais je cherchais à exorciser le passé et à faire disparaître cette crainte irraisonnée qui m’habitait.


J’ai transporté le « cercueil de mes ancêtres » dans le sanctuaire des archives de Julia, à Cabris.

Je l’ai vidé sur la table et des papiers jaunis – quittances, diplômes, tracts, lettres –, des cahiers d’écolier, des photos qui ressemblaient à des cartes postales vieillies, sont venues se mêler aux carnets de Julia et aux cartons d’archives sur lesquels je travaillais.

J’ai commencé à identifier et à classer ces « restes humains ».

J’ai rêvé de renouer les fils, de reconstituer le puzzle de ces vies qui se croisaient, celle de Julia Garelli-Knepper et celle d’Alfred Berger.

Et de toutes les autres, émiettées, destins des victimes et des bourreaux uniformément écrasés par la meule impitoyable de ce XXe siècle rouge et noir.

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