3.

J’ai vu ce tableau.

Dans la pénombre du palais Garelli, j’ai longuement contemplé le visage d’albâtre de la comtesse Elisabeth, la criminelle, celle dont le souvenir, j’en avais acquis la certitude, avait hanté Julia tout au long des années de la Grande Terreur, quand le loup aux yeux jaunes égorgeait pour un mot de trop ou pour un silence, parce qu’il voulait que personne ne se sentît hors d’atteinte des crocs du bourreau, mais peut-être aussi parce qu’il avait d’abord besoin de se rassurer, de s’abreuver, que la peur des autres lui desséchait la bouche et le cœur, et que seul le sang frais pouvait le désaltérer.


Julia avait osé écrire cela, consciente qu’en tenant son journal, en entassant ces notations et réflexions dans ces carnets, elle offrait sa gorge au bourreau, elle l’appelait comme une suicidaire désireuse qu’on la tue. Et, en même temps, écrire était pour elle une manière d’affirmer sa liberté et son espérance.

« J’écris pour qu’on ne puisse pas ensevelir les morts sous le silence et les assassiner ainsi une nouvelle fois. J’écris pour qu’ils revivent un jour. »

Pour autant, elle n’ignorait aucun des dangers qui la menaçaient.

Staline jouait avec elle, posant parfois ses griffes sur son épaule, l’attirant jusqu’à lui, la convoquant au Kremlin au milieu de la nuit après avoir fait éloigner Heinz Knepper, l’observant silencieusement de ses yeux plissés, le visage enveloppé dans la fumée de sa pipe, lui murmurant qu’il pensait à elle pour une mission à Berlin. Il voulait qu’elle revoie Karl von Kleist, un ami précieux qui avait transmis – il en avait à présent la preuve – son message à Hitler.

— Peut-être, camarade, faudra-t-il que tu le réchauffes un peu ? Je t’en crois tout à fait capable…

Il se lissait la moustache entre l’index et le pouce, tapait le fourreau de sa pipe à petits coups sur le talon de sa botte.

Il indiquait d’un geste à Julia qu’elle pouvait partir et, au moment où elle se levait, il murmurait : « Tiens-toi prête. »


Elle rentrait glacée à l’hôtel Lux et celui qu’on appelait le commandant de l’hôtel, le camarade Gourevitch, lui faisait comprendre d’une mimique complice qu’il lui avait suffi de voir la limousine aux vitres fumées s’arrêter devant l’entrée de l’hôtel pour savoir chez qui elle s’était rendue. Mais, au bout de quelques jours, Gourevitch redevenait grossier, menaçant, et sans doute agissait-il sur ordre.

Et les nuits de Julia Garelli-Knepper étaient à nouveau peuplées de bruits de pas et de sanglots.


« Le pressoir tourne de plus en plus vite, avait écrit Julia au mois d’octobre 1936. Nos corps vont être jetés sous la meule. Heinz ne parle plus. Il m’effleure de quelques regards, mais je ne peux les retenir. Il se détourne, cache son visage entre ses mains. Son silence est un cri de détresse, mais il est si désespéré, si affaibli que sa voix est déjà morte.

Ce matin, alors qu’il était assis au bord du lit, si voûté, si las, je lui ai demandé s’il se souvenait du portrait d’Elisabeth Garelli, ce tableau de Vasco Morini qui l’avait tant impressionné lorsqu’il l’avait vu pour la première fois. C’était le 3 janvier 1917 au milieu de la nuit. Mon frère Marco et mon père étaient au front. Le palais était désert. J’avais guidé Heinz jusqu’à ma chambre, l’aidant à monter l’escalier parce que ses blessures n’étaient pas cicatrisées et qu’il fallait attendre plusieurs jours encore avant de tenter de fuir Venise, de passer en Suisse, d’échapper à la guerre.

Mais Heinz m’avait prévenue : il ne voulait pas se mettre à l’abri. Il ne désirait pas la paix pour lui et pour le monde, mais la révolution. Je devais savoir les risques que je prenais en l’aidant à traverser la frontière. Je n’aidais pas qu’un Allemand, mais un révolutionnaire. On me condamnerait deux fois à mort, même si j’étais la fille du comte Lucchino Garelli, colonel des bersaglieri, familier du roi d’Italie.

Heinz s’en souvenait-il ? J’avais répondu : “Je suis avec toi, toujours.” J’avais dix-sept ans.

Je lui ai rappelé ce qu’il m’avait chuchoté dans l’escalier alors que j’éclairais le tableau de Vasco Morini :

“Elle te ressemble”, m’avait-il dit.

Il m’avait enlacée, murmurant qu’Elisabeth Garelli et moi nous étions des “guerrières”. Et que la révolution avait besoin de combattantes et même d’ogresses.

Il avait ajouté – je me souvenais de chaque mot et je les lui avais lentement répétés – “Le sang des hommes irrigue l’Histoire. C’est lui qui fait se lever les moissons. Nous ne devons pas craindre de le faire couler. À la cruauté, nous devons répondre par la cruauté !”

Heinz a d’abord paru ne pas m’entendre évoquer cette nuit du 3 janvier 1917 dont chaque détail s’était gravé dans ma mémoire. Mais quand je me suis assise près de lui, essayant de lui envelopper les épaules de mon bras, il m’a repoussée, me regardant avec effroi comme s’il me craignait, comme si j’étais en effet l’ogresse qui allait le dévorer, comme si les souvenirs que je lui avais rappelés, et les propos qu’il m’avait tenus, lui étaient devenus insupportables.

Il s’est levé et, les bras tendus en avant, il m’a empêchée de m’approcher de lui.

Mais, au moment de quitter notre chambre, il a murmuré, la tête baissée :

— Nous avons été des tueurs, Julia, tout comme ton ancêtre criminelle. Elle se vautrait dans le sang pour affiner sa peau. Nous avons saigné les peuples pour les purifier. Et maintenant il faut que notre sang coule. C’est notre tour !

Je n’ai pas cherché à le retenir. Il disait vrai, tant sur le sang dont nous nous étions gorgés, nous aussi, que sur ce qui allait advenir de nous.

Je me suis allongée, immobile comme une morte, puis j’ai écrit ces quelques lignes. »


Je les ai lues comme s’il s’était agi de la confession, des aveux, voire du testament de Julia.

Et je suis parti presque aussitôt pour Venise. Je voulais voir ce tableau, établir les circonstances de la rencontre entre Heinz Knepper et Julia Garelli en cet hiver 1916-1917, puis connaître les détails de leur fuite, de leur arrivée à Zurich, de leurs liens avec Lénine et les quelques émigrés bolcheviques qui l’entouraient.

En ce mois de décembre que j’avais choisi à dessein afin d’imaginer ce qu’avait été l’hiver de Heinz et Julia, Venise m’est apparue comme un cimetière envahi par les eaux boueuses et recouvert d’un voile épais de brouillard. J’ai traversé la place Saint-Marc en marchant sur des passerelles qui me semblaient s’appuyer sur des tombes enfouies.

Puis j’ai longé les façades de la Riva degli Schiavoni et je suis entré dans le palazzo Garelli, si humide qu’à chaque pas que je faisais dans le vestibule, puis en gravissant les marches de l’escalier conduisant à la chambre de Julia, j’avais l’impression de m’enfoncer dans l’un de ces monuments funéraires qui m’ont toujours attiré.

Et, j’ai pensé que Julia devait en effet, comme l’avaient dit Marco Garelli et Heinz Knepper, ressembler trait pour trait à la comtesse Elisabeth Garelli, l’ogresse.

Jusqu’alors, j’avais été incapable d’imaginer la jeune femme qu’avait été Julia. Maintenant je la voyais à dix-sept ans, courant vers l’hôpital aménagé dans le palazzo Grassi, sur le Grand Canal. On y avait entassé les blessés arrivés du front qui courait, meurtrier, sur l’Altiplano du Haut-Adige aux cimes caillouteuses des Dolomites, de Caporetto à Gorizia, la ville maudite, comme chantaient les soldats « O Gorizia tu sei maledetta… »

Parmi ces hommes gémissants, Julia s’était arrêtée au pied du lit d’un jeune officier ennemi, ce Heinz Knepper au visage émacié, aux tempes rasées, aux mâchoires serrées parce qu’il ne voulait pas gémir, crier quand on le pansait, qu’on retirait les éclats d’obus de mortier et de rocher qui s’étaient enfoncés de sa joue droite à sa hanche, labourant l’épaule et le torse.

Il parlait un italien sans accent et Julia, un allemand presque parfait. Il avait une dizaine d’années de plus qu’elle et il était le premier homme dont elle frôlait la peau, le premier qui se confiât à elle, non pas pour lui raconter son enfance à Vienne, puis à Berlin, ses actes de bravoure ou ses désirs d’adolescent, égaler Goethe et Schiller, puis Marx, et la séduire ainsi, mais pour lui expliquer l’histoire du monde.

Les patries, disait-il, n’étaient que des leurres, les guerres, des pièges conçus par les maîtres afin que les esclaves s’entretuent. La seule vraie lutte se déroulait, depuis les origines, entre les exploiteurs et les exploités. Prométhée avait volé le feu aux dieux et s’était dressé contre eux, puis la torche de la révolte avait été brandie par Spartacus, et, depuis lors, la guerre des classes continuait, et cela s’appelait la révolution.

Chacun devait choisir son camp : celui de la justice et de l’égalité, ou celui de l’injustice et de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Julia n’avait pas encore osé dire : « Je suis du vôtre, Heinz Knepper. » Mais après quelques semaines elle l’avait aidé à fuir l’hôpital, à se cacher dans la cave du palais Garelli. Et c’est en la suivant, dans la nuit du 3 janvier 1917, jusqu’à sa chambre, que Heinz Knepper avait vu ce tableau, cette comtesse au visage d’albâtre qui ressemblait tant à Julia, sa lointaine descendante.

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