12.

Julia se souvenait.

Elle avait éprouvé la même sensation de suffocation en arrivant à Moscou, dix ans auparavant, le 17 décembre 1923.

Elle avait d’abord cru qu’elle était victime de la fatigue du voyage, du fait d’avoir quitté Heinz et même Thaddeus Rosenwald, mais aussi – elle s’en était étonnée, se l’était reproché – Erwin von Weibnitz, restés tous trois à Berlin.

Puis elle avait pensé que la cause de son malaise avait été la présence de ce « Rat », ce Géorgien de la Guépéou, Trounzé, ce dévôt de Staline, puis, à partir de Petrograd, par la compagnie de Willy Munzer et l’angoisse qui émanait de lui, de ce qu’il lui avait confié, cette guerre que les dirigeants du Parti se livraient autour de Lénine, corps impotent dont l’esprit était déjà mort.

Et sans doute tout cela l’avait-elle affectée, oppressée, et elle avait imaginé que, retrouvant sa chambre de l’hôtel Lux, elle se reposerait, se calmerait, desserrant ce carcan qui lui enserrait la poitrine.

Mais, au contraire, l’impression d’étouffement s’était accentuée.

Le ciel au-dessus de Moscou n’était qu’un immense drap noir et froissé. La neige ressemblait à un châle de deuil grisâtre et effiloché. Les visages des passants étaient fermés, las. Tous paraissaient se rendre à une veillée funèbre.

Et Lénine, en effet, agonisait, même si les communiqués des médecins, nombreux, qui le soignaient, affirmaient que son état s’était amélioré.

Julia avait erré quelques dizaines de minutes dans les rues envahies par une neige boueuse et elle avait eu si froid qu’elle était rentrée à l’hôtel Lux, s’installant au bar, tentant de se réchauffer en versant des verres de vodka dans ses tasses de thé.


Willy Munzer, un jour, puis d’autres camarades, le lendemain, étaient venus s’asseoir auprès d’elle.

Ils chuchotaient, regardant autour d’eux comme s’ils avaient craint d’être épiés. Munzer semblait avoir oublié les jugements sévères qu’il avait portés sur Staline au cours du voyage entre Petrograd et Moscou, et peut-être n’était-il là que pour les rectifier, dire que c’était Lénine et non pas Staline qui était responsable de la répression qui s’était abattue sur les écrivains, les opposants, ces derniers mois :

— Lénine a ordonné qu’on dresse des listes de gens à arrêter, à expulser, à déporter. Il veut se débarrasser des intellectuels. Il s’est emporté. Hulmann, de la Guépéou, m’a décrit la scène. Lénine était hors de lui, ses nerfs commençaient à lâcher, il avait déjà eu plusieurs spasmes violents et il gesticulait : « Arrêtez-en plusieurs centaines et, sans fournir la moindre explication, dehors ! »

« Il a exigé quelques jours plus tard qu’on lui renvoie les listes en indiquant qui avait été exilé, emprisonné, déporté, et pourquoi certains avaient été laissés en liberté.

Voilà Lénine, et Staline a été contraint d’exécuter ses ordres.

« Hulmann m’a lu la lettre que Lénine a envoyée à Gorki qui s’inquiétait du sort de ses amis poètes, dramaturges, professeurs. Sais-tu ce que Lénine lui a répondu ? “Les forces intellectuelles des ouvriers et des paysans grandissent et se renforcent dans la lutte contre la bourgeoisie et ses complices, les intellectuels, les laquais de la bourgeoisie qui se croient le cerveau de la nation…” »

Willy Munzer s’était penché vers Julia, lui avait entouré le cou et avait murmuré à son oreille :

— Lénine a ajouté : « En réalité, ces intellectuels ne sont pas le cerveau de la nation, mais sa merde ! »

Il s’était écarté :

— Mais oui, sa merde ! Je suis de la merde ! Voilà Lénine !

Il avait de nouveau chuchoté :

— Staline est le centre du Parti. Trotski est isolé. On n’a pas besoin de quelqu’un qui jouerait à être un nouveau Lénine, mais d’un organisateur, d’un homme qui tiendra le pays, d’un réaliste. Staline est cet homme-là.

Il avait semblé à Julia que le regard de Willy Munzer contredisait ces propos, cette certitude verbale, peut-être obligée, et elle avait cru lire dans les yeux de son interlocuteur un doute mêlé d’effroi.

En regagnant sa chambre, elle avait été surprise de trouver, glissé sous sa porte, un texte dactylographié intitulé « Le testament de Lénine », où Staline était accusé de n’être « ni poli, ni équilibré, ni loyal », et d’avoir été d’une « brutalité inouïe » à l’égard de Nadia Kroupskaïa, l’épouse de Vladimir Ilitch.

Or ces défauts-là étaient inacceptables chez un Secrétaire général du Parti.

Comment n’aurait-elle pas été oppressée ? Comment n’aurait-elle pas souhaité être chargée d’une nouvelle mission en Allemagne ?

Elle avait sollicité l’appui de Willy Munzer qui lui avait présenté un des responsables du Komintern, David Piatanov, un homme d’une quarantaine d’années aux cheveux ébouriffés, de petites lunettes rondes enfoncées dans ses orbites, les deux branches de la fine monture métallique collées à ses tempes.

Piatanov l’avait observée, les yeux plissés comme s’il était gêné par la fumée de la cigarette qu’il tenait serrée entre ses dents, le menton un peu levé :

— Tu veux repartir, camarade ?, avait-il enfin lâché d’une voix enrouée.

Il avait secoué la tête, et c’était à la fois un signe de réprobation et d’incompréhension.

Comment une bolchevik aguerrie comme elle pouvait-elle ignorer qu’on ne choisissait pas le lieu de son combat révolutionnaire ? C’était au Parti de décider. Il fallait renoncer à l’individualisme petit-bourgeois, au « je veux ceci, je préfère cela ». Ne comprenait-elle pas qu’à l’heure où Lénine agonisait – car il agonisait, sa mort pouvait survenir d’un moment à l’autre –, il fallait resserrer la discipline, préserver l’unité du Parti, plus précieuse que la prunelle de nos yeux ?

David Piatanov s’était levé, allant et venant dans la petite pièce, allumant une nouvelle cigarette au mégot qu’il écrasait dans un cendrier déjà plein.

— Si chacun chante en solo, la révolution est perdue. Mais, heureusement, Staline a une poigne de fer.

Il s’était appuyé des deux mains à son bureau, se penchant en avant vers Julia.

— J’ai noté ton souhait, camarade. Le Parti décidera. Mais ta demande, formulée en ce moment, a quelque chose d’indécent. Tu as peur de Staline ?

Qu’est-ce qui avait poussé Julia à bondir, à mentir, à clamer d’une voix forte qu’elle connaissait et aimait le camarade Staline, et qu’elle s’adresserait à lui directement ?

Elle avait perçu le désarroi de Piatanov. Après un silence, il avait expliqué qu’il ne connaissait pas encore suffisamment les camarades étrangers ; cependant, il allait appuyer sa demande, mais, pour l’heure, toutes les décisions étaient suspendues. On attendait…

Elle lui avait tourné le dos.


Et Lénine était mort le 21 janvier 1924 au matin.

On assurait que c’était une lointaine séquelle de la blessure que lui avait infligée la socialiste révolutionnaire Dora Kaplan, le 30 août 1918, tirant sur lui : la balle avait déchiré le cou, près de la carotide, laquelle s’était contractée, resserrée, et le sang avait eu de plus en plus de mal à irriguer le cerveau.

Six ans après, Lénine avait succombé.

Julia Garelli avait lu les communiqués médicaux. Elle était restée prostrée comme si cette mort ensevelissait sa jeunesse, ses espérances, les souvenirs de Zurich, ceux de son « voyage de noces » avec Heinz.


On racontait que Staline était entré le premier dans la chambre mortuaire, qu’il avait saisi la tête de Lénine à deux mains, l’avait embrassée sur les joues et le front en disant : « Adieu, adieu, Vladimir Ilitch, adieu ! »

Et Julia avait répété ces mots qui peu à peu étaient devenus les siens.

Elle avait oublié tout ce qu’elle avait appris et connu de Lénine, ses colères, cette détermination à « liquider » par n’importe quel moyen cette « merde de la nation » qu’étaient les opposants, ces intellectuels qui invoquaient la liberté et la démocratie et qui n’étaient que les laquais de la bourgeoisie.

Elle l’avait vu gesticuler, entendu proférer menaces et injures.

Elle savait maintenant qu’il avait été un exterminateur, comme eux tous, parce que la révolution et la guerre civile n’étaient pas un dîner de gala, mais un abattoir.

Et, cependant, elle avait pleuré comme si la mort de Lénine scellait le temps des illusions, et que ce qui allait survenir serait pire.

Pour elle, ce futur avait pris le visage de Trounzé, le Géorgien, cet agent de la Guépéou.

Les prudences d’un Willy Munzer, la trouille d’un David Piatanov annonçaient aussi ce que serait l’avenir.

Et chaque jour qui passait avait aggravé l’angoisse de Julia.


Lénine était devenu une idole. On lui construisait un mausolée. On embaumait son corps. On organisait son culte, et chacun le célébrait. Petrograd s’appelait dorénavant Leningrad.

Pour une voix comme celle du poète Maïakovski qui s’y opposait, que de discours dévots !

Julia avait longtemps conservé dans son sac le texte que le poète avait publié dans sa revue qui avait traîné un jour seulement sur une des tables du bar de l’hôtel Lux :

« Ne faites pas de Lénine une icône. Ne le moulez pas dans le bronze. Lénine n’est pas à vendre. Ne faites pas commerce des objets du culte ! »

Mais on vendait son buste partout dans Moscou et on avait placé l’un d’eux, en bronze, dans l’entrée même de l’hôtel Lux.

En le découvrant, Willy Munzer avait, entraînant Julia vers le bar, dit que le peuple avait besoin d’adorer et que mieux valait qu’il célébrât le culte de Lénine que celui du tsar.

Puis il avait chuchoté que, selon des enquêtes réalisées par la Guépéou, le peuple craignait que le pouvoir ne tombe entre les mains des youpins, or Trotski était l’un d’eux. Le peuple souhaitait que Staline succède à Lénine.

— Mais c’est déjà fait, avait ajouté Willy Munzer.

Accoudé au comptoir, un homme que Julia n’avait jamais aperçu à l’hôtel Lux pérorait en français. Devinant que Willy Munzer et Julia Garelli le comprenaient, il avait demandé qu’ils traduisent « pour les camarades ». D’un geste, il avait montré la salle où une dizaine de personnes étaient attablées.

En France, disait cet homme, on compte au moins cent mille bustes de Jaurès ; il faut que nous, communistes français, nous réussissions à diffuser et à vendre deux fois plus de bustes de Lénine !

Et il en faisait le serment au nom des descendants de la grande Convention de 1792 et de la Commune de 1871. Savait-on qu’il avait apporté de Paris un étendard rouge des communards pour qu’on en enveloppe le cercueil de Lénine dans son mausolée ?

Il avait levé son verre à Lénine, à Staline, à la révolution mondiale, puis était venu s’asseoir à la table de Munzer et de Julia Garelli.

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