42.
Julia Garelli n’avait pu s’enfermer dans les contraintes d’un récit continu de sa vie.
Elle s’était donc abandonnée au surgissement chaotique de ses souvenirs sans se soucier de les ordonner, de les mettre en rang, de les faire marcher au pas cadencé, de les aligner comme si les pages étaient devenues autant de places d’appel où, chaque matin et au retour du travail, les déportés se rassemblaient, criaient leur nom, leur matricule, claquaient des talons en glissant leurs calots sous l’aisselle gauche.
Elle était allée, libre, au hasard de son errance mémorielle, guidée par l’émotion qui reconstituait scènes et visages.
Ainsi celui de Katia Lenovskaïa.
Cette jeune ouvrière couchait près de Julia dans la hutte d’argile où s’entassaient, à Karaganda, une trentaine de déportées. Katia avait été condamnée, pour tentative de sabotage, à huit ans de camp de travail et de rééducation.
Elle ne s’indignait pas de cette injustice. Elle avait été victime, disait-elle, non de la justice soviétique, mais d’un complot hitléro-trotskiste qui avait réussi à tromper les juges afin qu’ils condamnent une ouvrière communiste dévouée à la patrie soviétique et dont les frères étaient des ouvriers d’élite, des stakhanovistes. Elle reprochait même au Parti et à Staline de ne pas avoir ordonné davantage d’arrestations, et tant pis si quelques innocents comme elle étaient confondus avec les coupables.
— Quand on rabote, disait Katia Lenovskaïa, les copeaux tombent…
Julia avait d’abord essayé de la convaincre que tout un peuple était écrasé, persécuté. Elle avait voulu lui conter ce qu’elle avait vécu. Mais, au bout de quelques phrases, elle s’était tue, découvrant que Katia se détournait d’elle et qu’elle aurait été capable de la dénoncer aux autorités du camp comme poursuivant un travail de sape antisoviétique.
Et à Ravensbrück Julia s’était heurtée au même mur de mensonges quand elle avait voulu expliquer aux déportées communistes – dont Isabelle Ripert – ce qu’étaient la réalité de l’URSS, la vie au camp de Karaganda.
Mais les camarades ne voulaient pas perdre leurs illusions.
— Tu m’enlèves ma foi, avait dit l’une d’elles. Que me reste-t-il, si tu ne me laisses pas croire ?
Et Julia avait craint que celles qu’elle aurait réussi à convaincre ne se laissent mourir, ne murmurent, comme l’une d’elles :
— Hélas, pourquoi sommes-nous donc condamnées à vivre ?
Et cette camarade-là, en effet – Julia revoyait ses traits affaissés, cette lassitude dans son regard – avait abandonné la vie comme on lâche une épave à laquelle on s’agrippe, et elle avait disparu dans un tourbillon, jetée dans ce camion qui « transférait » les agonisantes de Ravensbrück à Auschwitz. Comme ses camarades, Julia savait ce qu’il advenait là-bas des mourantes.
Les humains ne pouvait-ils donc vivre que dans l’illusion ? Avaient-ils à ce point besoin d’espérance qu’ils préféraient le mensonge à la vérité ? l’aveuglement volontaire à l’impitoyable lucidité ?
Le désir de vivre ne se nourrissait-il que de mirages successifs ?
Dans la steppe du Kazakhstan, dans les huttes du camp de Karaganda comme derrière les barbelés de Ravensbrück, Julia avait découvert que ses camarades communistes refusaient de savoir et que certaines d’entre elles étaient prêtes, pour l’empêcher de parler, à la livrer aux kapos, aux SS ou aux soldats du NKVD.
Alors elle avait renoncé à les convaincre. Elle s’était contentée d’aider les unes ou les autres, quand elle le pouvait. Ainsi avait-elle arraché plusieurs fois à la mort Isabelle Ripert.
Peu à peu, on avait pensé de Julia qu’elle était l’une de ces chrétiennes que les communistes regardaient avec admiration et commisération mais qu’elles ne dénonçaient pas, qu’elles ne condamnaient pas à mort en les expédiant dans tel commando de travail dont personne ne revenait.
C’était cette impossibilité de faire partager la vérité qui avait, au long de ces sept années de camps, le soviétique et le nazi, le plus blessé Julia Garelli.
Puis, peu à peu, elle s’était persuadée que personne ne pouvait transmettre aux autres son expérience, que chacun devait parcourir son chemin vers la vérité, et que seul celui qui la connaissait devait avoir assez d’humilité pour admettre qu’il avait été lui aussi aveuglé par le mensonge, si bien qu’il ne devait pas condamner celui qui baignait encore dans l’illusion. Que ce n’était pas tant la connaissance de la vérité ou l’obstination dans l’erreur qui importaient, que le goût du pouvoir et l’indifférence à la souffrance d’autrui. Et le fanatisme prédisposait à la brutalité, et l’aveuglement tuait souvent la compassion.
Mais Julia avait croisé suffisamment d’humains pour savoir aussi que, parfois, on pouvait trouver plus de charité et de compréhension chez un gardien chargé de surveiller les déportées que chez ces dernières.
Elle se souvenait de ce soldat qui, dans le train qui roulait vers le camp de Karaganda, lui avait apporté de l’eau. Alors qu’elle sanglotait derrière le grillage du compartiment destiné aux déportés, il avait murmuré :
— Ne pleure pas, tu rentreras un jour chez toi.
Et ces quelques mots prononcés d’une voix douce lui avaient rendu espoir.
C’était en octobre 1938.
Julia avait déjà passé plusieurs semaines dans les cellules des prisons de la Loubianka et de Boutirki.
On l’avait enfermée des jours durant dans la « niche à chien », cette cellule sans fenêtre, si minuscule que Julia, assise sur le banc, avait ses genoux repliés qui touchaient la porte.
Toutes les deux minutes, elle entendait le petit déclic signalant que le soldat de garde soulevait le couvercle de l’œilleton afin de s’assurer qu’elle vivait encore.
Car on craignait les suicides de prisonniers.
On l’avait emmenée plusieurs fois à l’interrogatoire. L’escalier était grillagé afin qu’aucun détenu ne puisse se précipiter dans la cage et en terminer avec les tortures, ces journées passées dans l’obscurité de la « niche à chien », la promiscuité des cellules, quand les corps s’encastraient les uns dans les autres.
Lorsque, au milieu de cette nuit-là, on l’avait entraînée à l’interrogatoire, elle avait pensé avouer tout ce que les gens du NKVD désiraient pour en finir au plus vite.
Mais, face aux juges dont l’interminable questionnaire mettait en cause Heinz Knepper, Thaddeus Rosenwald, Willy Munzer et d’autres dont Julia entendait pour la première fois les noms, elle s’était rebiffée.
Elle était innocente !, avait-elle crié. Elle était une vraie bolchevik !
Et, soudain, elle avait mesuré l’absurdité de cette dernière affirmation.
Eux aussi, les agents du NKVD, ces juges, ces gardiens, ces tueurs, ce Loup dans sa tanière de Kountsevo, affirmaient être des communistes, d’authentiques bolcheviks !
Alors elle n’avait plus répondu et, pour ne pas entendre les questions qui la harcelaient, ne plus craindre les coups qu’on lui assénait, elle avait murmuré les prières de son enfance.
Chrétienne elle l’était et cette croyance-là, peut-être une illusion, était espérance en un dieu qui avait souffert lui aussi comme un innocent accusé, torturé, crucifié.
Et, apaisée, elle avait pu se souvenir d’Arthur Orwett et des vagues grises de la Baltique.
Puis, une autre nuit, on la conduisit au juge d’instruction qui lui communiqua la sentence :
« Au terme de l’enquête, Julia Garelli-Knepper a été déclarée coupable d’organisation contre-révolutionnaire et d’agitation contre l’État soviétique. »
Elle refusa de signer le verdict qui la condamnait à cinq ans de camp de travail et de rééducation, et elle avait pensé, tout en s’obstinant, qu’on l’avait épargnée, que le Loup avait fait preuve de magnanimité à son égard, car avec ce qu’elle savait du cœur du pouvoir, on eut dû l’exécuter.
Peut-être l’avait-on épargnée parce qu’elle était italienne ?
Au moment où elle s’était convaincue qu’il était plus sage de signer ce document, d’être ainsi oubliée parmi des centaines de milliers de détenus, le juge avait renoncé et rappelé le soldat afin qu’on la reconduisît à sa cellule.
Quelques jours plus tard, un gardien avait lancé aux détenus :
— Que tout le monde se tienne prêt avec ses affaires !
Ainsi avait commencé le voyage de Julia Garelli-Knepper vers le camp de Karaganda.