13.

Le nom de ce « camarade français » un peu éméché que Willy Munzer et elle ont rencontré au bar de l’hôtel Lux, quelques semaines après la mort de Lénine, Julia ne le livre pour la première fois qu’à la fin de son journal de l’année 1926.

Elle séjourne alors à Paris en compagnie de Thaddeus Rosenwald qui a endossé avec jubilation l’identité de Samuel Stern, diamantaire anversois, venu vendre aux joailliers de la place Vendôme quelques pièces uniques, diamants de plusieurs dizaines de carats, bijoux divers que les experts ne peuvent s’empêcher de qualifier d’« extraordinaires », de « fabuleux », et dont ils ne cherchent pas à connaître l’origine, se contentant d’échanger entre eux de longs regards, de hocher la tête, puis de proposer un prix que Thaddeus accepte le plus souvent avec une sorte d’indifférence.


Mais Julia sait.

La nuit, dans la chambre qu’ils occupent au dernier étage du Lutetia, Thaddeus Rosenwald, les coudes appuyés sur la table ronde en marbre rose, le menton reposant sur ses paumes, contemple les liasses de billets déposées devant lui.

Il a exigé d’être payé en dollars et les joailliers se sont exécutés, acceptant que la transaction ne laisse aucune trace écrite.

Thaddeus raconte une nouvelle fois à Julia comment le bolchevik Piatnitski, chargé des fonds secrets, l’a conduit dans la chambre forte qui se trouve au bout de l’un des souterrains du Kremlin. C’est là qu’est entreposé le trésor des tsars, devenu celui du Parti, de l’Internationale.

Rosenwald avait déjà pénétré à plusieurs reprises dans ce qu’il appelait la « caverne sacrée », mais, à chaque fois, devant ces coffres ouverts, il avait été saisi, émerveillé. Il avait hésité à plonger les mains dans cet amoncellement de colliers, de bagues, de pierres précieuses, de lingots, de croix constellées de rubis et de diamants, et même de couronnes. C’était une profusion irréelle.

— Prenez, prenez, prenez encore, prenez davantage !, lui avait dit Piatnitski. Ne lésinez pas sur l’argent ! Vous en avez beaucoup ! Nous vous en donnerons encore ! Il faut que ce vieux monde crève la gueule pleine d’or, qu’il en étouffe !

Et Thaddeus Rosenwald avait rempli son sac de cuir, laissant lentement glisser les bijoux et les pierres entre ses doigts.


Il avait organisé son voyage méticuleusement, exigeant d’être accompagné, comme lors de ses précédentes missions, par la comtesse Julia Garelli, la meilleure des couvertures. Il voulait aussi le soutien de Heinz Knepper et de Willy Munzer, deux camarades dont il avait pu apprécier les qualités, en Allemagne, dans la préparation du traité de Rapallo. Il s’était emporté contre les bureaucrates, contre ce Piatanov soupçonneux, paraissant craindre une désertion de l’un ou de l’autre, refusant de prendre une décision.

Après plusieurs incidents, Rosenwald avait été convoqué au Kremlin, au Secrétariat général du Parti.

« On » voulait le voir.


« On », c’était Staline, le nouveau maître, que Rosenwald n’avait jamais côtoyé mais dont on disait qu’il étudiait les biographies de tous ceux qui avaient été proches de Lénine et de Trotski, les artisans et les témoins de la révolution d’Octobre, qui en connaissaient tous les secrets et qui ne se laissaient donc pas prendre aux légendes faisant de Staline le meilleur disciple de Lénine.

Mais Lénine était mort et Staline avait ouvert les portes du Parti à des dizaines de milliers de nouveaux adhérents pour, disait-il, « renforcer l’outil révolutionnaire ».

Rosenwald, comme aucun des vieux bolcheviks, n’avait été dupe.

Il fallait noyer sous le nombre, sous une masse inculte de jeunes prolétaires, ceux dont Staline craignait la lucidité et la mémoire, l’indépendance d’esprit, l’habileté manœuvrière.

Alors Staline s’était allié avec les uns – Kamenev, Zinoviev – contre les autres – Trotski, Boukharine. Et il s’était fait le grand prêtre du culte de Lénine, le divinisant pour préparer ainsi sa propre béatification.

— C’est un Géorgien, un ancien séminariste, avait confié Willy Munzer à Julia Garelli et à Rosenwald. Le Kremlin va devenir une sacristie. Et si nous ne baisons pas la main du Grand Pope, on nous damnera !

Rosenwald avait tout cela en tête lorsqu’il était entré dans le bureau de Staline.


La pièce était plongée dans la pénombre et ce n’est que peu à peu que Rosenwald avait distingué le corps et le visage de Staline. Le Secrétaire général fumait sa pipe, taciturne, les yeux plissés, tassé sur lui-même, son bras gauche, plus court que l’autre, replié.

Il avait commencé à parler d’une voix monotone et rugueuse.

La révolution allemande avait échoué, lui dit-il. Mais il fallait continuer à souffler sur ses braises, et surtout maintenir les liens avec la Reichswehr.

— C’est leur intérêt et le nôtre, Thaddeus. Vous avez bien travaillé à Rapallo. Il faut rester collé à l’Allemagne.

Il s’était interrompu, baissant un peu la tête comme s’il cherchait un nom, puis avait repris après quelques secondes de silence, disant qu’il ne fallait à aucun prix rompre avec des hommes comme le colonel Erwin von Weibnitz. Et les camps d’entraînement pour la Reichswehr et l’Armée rouge devaient être étendus.

— À nous de prendre plus que nous ne leur donnons.

Mais le centre de gravité de la politique des Soviets s’était déplacé, avait-il poursuivi. Il fallait faire porter tous les efforts sur la France. Là était le cerveau et le cœur de l’impérialisme. On devait bolchéviser le Parti communiste français, ce nouveau-né qu’on transformerait en une organisation révolutionnaire hargneuse, efficace et indestructible.

— Avec les Français, ne lésinez pas sur l’argent, avait repris Staline.

Et Thaddeus Rosenwald avait reconnu les mots mêmes de Piatnitski qui n’avait donc fait que répéter les termes employés par le Secrétaire général.

— Il faut que les Français puissent financer leur propagande, former puis payer des permanents, avait continué Staline. Il n’y a pas de réussite possible sans révolutionnaires professionnels. C’est l’essentiel de l’enseignement de Lénine. Et je suis léniniste. Nous devons tous l’être !

Il avait ajouté que Thaddeus Rosenwald obtiendrait les moyens dont il aurait besoin.

— En argent, c’est le plus facile, n’est-ce pas ? En hommes, il faut soupeser chacun avec soin. C’est un art de précision : certains hommes rouillent vite, d’autres sont inaltérables. Mais, souvent, mieux vaut la corrosion d’un vil métal que la pureté de l’or. Vous êtes parfois diamantaire ? Expert, en somme… Et puis il y a les femmes…

Et, pour la première fois, Staline avait esquissé un sourire.


Au Komintern, David Piatanov s’était exécuté avec la fébrilité d’un serf qui craint le knout.

Les passeports avaient été établis en une journée.

Heinz Knepper et Willy Munzer pourraient, en fonction des besoins de Rosenwald et selon sa décision, rejoindre Paris, même s’ils devaient continuer à agir en Allemagne.

Et naturellement Julia Garelli – « la Comtesse », avait répété avec ironie Piatanov – accompagnerait Thaddeus Rosenwald ou plutôt le diamantaire Samuel Stern.

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