7.

En cette fin d’année 1920, alors que des cauchemars ensanglantent toutes ses nuits, Julia a bu de l’alcool et de l’eau de source, entre bien d’autres boissons. Elle a l’écriture d’une femme ivre qui tâtonne, laisse échapper quelques confidences puis tout à coup se reprend comme on garde l’équilibre en s’accrochant au battant d’une porte.

Heinz est toujours en Allemagne et c’est souvent Thaddeus Rosenwald qui lui apporte des nouvelles. Mais, dans le journal de Julia, il est devenu seulement et familièrement « T. R. ». Et elles sont nombreuses, les initiales qui se succèdent jour après jour, nuit après nuit !

Certaines sont dépourvues de mystère et j’ai mis un nom, un visage, un destin derrière ces lettres :

« T. R. me propose à nouveau de l’accompagner dans son prochain voyage à Anvers et à Paris. Il m’offre même de passer quelques jours avec moi à Venise.

Il me tente, mais je crains, je sais que, retrouvant ma ville, mon palais, ma chambre, Marco et mon père, ma langue, je ne pourrais plus repartir, et que j’en serais à vie déchirée, me sentant coupable d’avoir trahi Heinz et saccagé mes souvenirs, d’avoir choisi de devenir une paisible spectatrice, une égoïste aristocrate vénitienne, médiocre descendante de mon ancêtre Vico Garelli qui eut le courage de rester à son poste à Constantinople, attaqué par les Turcs.

Je ne veux pas faillir, me contenter de regarder les Russes perdre tout leur sang. Ce peuple est admirable parce qu’il est fou, sa tête slave débordante de rêves. »


À lire ces dernières phrases, j’ai pressenti qu’elles prolongeaient une conversation, mais non pas avec Thaddeus Rosenwald.

Avec lui, « T. R. », elle ne parle pas. Elle dîne, elle couche, même si elle n’évoque jamais cette liberté de jouir qu’elle s’est donnée.

J’ai d’abord pensé qu’elle était influencée par ce W. M. qui apparaissait de temps en temps. Il arrivait d’Allemagne. Elle l’interrogeait, s’inquiétant du sort de Heinz qui vivait en clandestin, dirigeant le Parti communiste allemand. Ce W. M. était un homme d’une trentaine d’années dont, sans doute au moment où il a cessé d’être son amant, Julia complète les initiales, livre le nom :

« Willy Munzer, écrit-elle, me rapporte cette phrase de Rosa Luxembourg, quelques jours avant qu’elle ne soit abattue par des officiers des corps francs nationalistes :

“La révolution est comme une locomotive, aurait-elle dit. Ou bien la locomotive escalade à toute vapeur la côte historique jusqu’à son point le plus extrême, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’aux bas-fonds d’où elle est partie, entraînant définitivement avec elle dans l’abîme tous ceux qui tenteraient de la retenir à mi-chemin à l’aide de leurs faibles forces.”

L’angoisse m’étouffe. Heinz sera-t-il, comme Rosa, écrasé par la machine qui dévalera après avoir paru s’élever ? T. R. et Willy Munzer tentent de me rassurer. Mais comment pourrais-je quitter cette Russie, ce parti, renoncer à cette espérance, abandonner Heinz et ses camarades ? Longuement parlé de cela avec V. B… »


V. B. : nouvel inconnu que, durant plusieurs mois, je rencontre dans le journal de Julia. Il cohabite avec T. R. et P. M. (évidemment Paolo Monelli). Lorsqu’elle évoque ce dernier, je la devine attendrie comme on peut l’être d’un frère aîné dont on accepte les frasques. Il lui rappelle Marco. Il raconte leurs exploits sur la Piave. Elle note, un peu effarée et inquiète, que Paolo Monelli lui confie qu’en somme il y a peu de différences entre le désir de révolution des fascistes et celui des bolcheviks. Les uns brandissent le drapeau, noir, les autres, la bandiera rossa. Ils s’entretuent, mais c’est la même révolte qui les anime contre l’ordre repu, la vie mesquine, l’individualisme calculateur de la bourgeoisie, cette classe qui n’a ni les vertus héroïques des aristocrates, ni la générosité et le sens de la fraternité des hommes du peuple. Les bourgeois sont des boutiquiers aux ambitions médiocres, aux petites pensées. « Mussolini est le Lénine du fascisme, ajoute Paolo Monelli. Les deux hommes devraient se rencontrer, signer un pacte qui scellerait l’unité du fascisme et du communisme pour en finir avec l’hypocrisie de la société bourgeoise et sa prétendue démocratie. »


« Je fais part à V. B. de ces réflexions de Paolo Monelli. Longue conversation. Il est grave et résolu. Un an de moins que moi, dix-neuf ans, officier déjà. Il a accompagné Trotski, lors des rencontres de Brest-Litovsk avec les généraux allemands aux fins de signer un traité de paix. Il les a observés. Ces hommes n’accordent que peu de valeur à autrui et n’ont que peu d’estime pour eux-mêmes, dit V. B. Je l’observe. Sa détermination et ses convictions me rassurent. Il est persuadé de la force libératrice de la révolution russe.

Il a connu le mépris des aristocrates, les pogroms, les prisons de l’Okhrana, la police secrète du tsar. Je lui parle de l’homme empalé, des fosses communes, de ce commencement sanglant, barbare, cruel. V. B. m’interrompt : il a combattu les Armées blanches. Il pourrait dresser la liste de leurs crimes, les villages incendiés, les femmes violées, les hommes abattus. J’évoque les atrocités perpétrées du côté des bolcheviks, parle à nouveau de cet homme empalé, les rires des soldats rouges.

Il s’indigne de ma naïveté :

— Nous construisons dans la boue, le sang et la merde de l’ancien régime, dit-il, avec les hommes tels que nous les ont légués la servitude, la guerre, l’ignorance entretenue, la superstition. Mais nous changerons l’homme ! L’acte que nous accomplissons revêt une envergure historique mondiale dont les traces resteront marquées à travers les siècles.

Je veux croire V. B. lorsqu’il parle ainsi ; je ferme les yeux et j’ai l’impression de danser. »


La liaison entre Julia et V. B. durait encore en mars 1921 quand le pouvoir bolchevique écrasa la révolte des marins de Kronstadt, ceux-là mêmes qui avaient, par leurs interventions à Petrograd et par leur héroïsme, permis la victoire de la révolution, la prise du palais d’Hiver.

Sans commentaire, Julia recopie dans son journal du mois de mars quelques lignes d’un tract distribué à Kronstadt :

« Où sont les vrais contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolcheviks, les commissaires. Vive la révolution ! Vive l’assemblée constituante ! »

Quelques lignes plus loin, elle écrit :

« V. B. a participé à l’attaque de Kronstadt. “Nous avons épargné la population de la ville, m’a-t-il dit d’un air sombre. Ce sont les mencheviks qui ont empêché toute solution pacifique. Ils espéraient casser ainsi le mouvement révolutionnaire. Mais ce sont eux que nous avons brisés.

Pas de démocratie bourgeoise, pas d’élections-duperies ni d’Assemblée constituante qui ne serait qu’un leurre ! Dictature du prolétariat !”

La violence des propos de V. B. m’effraie. Je ne le verrai plus. »


Cependant, quelques semaines plus tard, V. B. réapparaît dans son journal :

« Rencontré V. B. le jour où Willy Munzer me remet une lettre de la main de Heinz, qui ne contient que quelques mots : “Lis ce texte de Rosa Luxembourg, de 1918. Il dit tout. Apprends-le par cœur, recopie-le. Fais-le circuler comme s’il s’agissait de dynamite, et ne donne pas ta source. On tue pour moins que ça.” »

C’est Heinz Knepper qui écrit cela et elle en tremble. Julia lit, relit, recopie le texte de Rosa :

« Une liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres du parti, ce n’est pas la liberté. La vraie liberté, c’est toujours la liberté pour ceux qui ne pensent pas comme vous… Sans élections générales, sans libre lutte d’idées, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une ombre de vie… Pas la dictature du prolétariat, mais la dictature d’une poignée de politiciens ! »


« Ombre de vie : j’ai répété ces mots à V. B. Il s’est emporté. Il m’a accusée de ne plus être une révolutionnaire, mais une défaitiste, une oppositionnelle. J’ai été révoltée par ces accusations. Rosa Luxembourg a donné sa vie à la cause de la révolution ; sa prophétie, dès 1918, annonçait Kronstadt, l’inéluctable évolution d’un “gouvernement de clique”. V. B. n’a pu que marteler que les meilleurs pouvaient perdre pied dans le feu et les péripéties de la lutte. Lui n’avait qu’une boussole, le parti de Lénine, qui servait la cause du prolétariat.

J’ai eu pitié de V. B. et en même temps j’ai eu peur de lui. Je n’ai plus lu dans ses yeux que la violence et le fanatisme. J’ai pensé qu’il pourrait m’accuser publiquement. Et on murmurait qu’une police secrète, la Tcheka, avait commencé à traquer les opposants, les mal-pensants. Lénine lui-même invitait à sévir, à arrêter, à déporter, à pendre, à fusiller. Et je connaissais ses colères, la violence dont il était capable.

Tout à coup, V. B. m’a prise par les épaules et m’a serrée contre lui. Il a murmuré que le doute aussi était en lui, mais qu’il voulait, qu’il devait l’étouffer :

“Oublie Rosa Luxembourg, oublions ce qui nous entoure”, a-t-il dit.

Nous l’avons fait toute une nuit.

Quand je me suis réveillée, V. B. était parti. »


J’ai craint de ne jamais parvenir à identifier V. B.

J’ai feuilleté l’un après l’autre les carnets de Julia sans retrouver sa trace, et ce n’est que dans les toutes dernières pages de son journal de 1937, au moment où je m’apprêtais à renoncer, que j’ai vu surgir le nom de Vassili Bauman : V. B. !

C’était quelques semaines après l’arrestation de Heinz Knepper. Julia écrit :


« Rencontré Vassili Bauman, le camarade des commencements. L’émotion a été si forte qu’après des heures, je n’arrive toujours pas à la maîtriser.

Ce matin, je m’étais décidée à vendre les livres de Heinz. Mes dernières richesses. Je ne suis qu’une étrangère, l’épouse d’un traître, je n’ai donc plus le droit de travailler. Et comment vivre sans ressources ? Ni Gourevitch, le commandant de l’hôtel Lux, ni aucun des responsables auxquels je me suis adressée ne répondent à cette question. Et nous sommes sans doute des milliers d’étrangères à errer ainsi à Moscou comme à Leningrad, et peut-être des centaines de milliers de Russes sont-elles dans la même situation, et lorsqu’on les arrête à leur tour, leurs enfants restent seuls parfois plusieurs jours jusqu’à ce qu’on les place dans un orphelinat.

J’ai donc vendu tout ce que je possédais – presque rien ! – puis, au marché aux puces, les vêtements de Heinz et les miens. Maintenant, ce sont ses livres annotés dont je dois me séparer, et cette décision, que j’ai retardée autant que j’ai pu, m’a plongée dans le désespoir comme si j’abandonnais Heinz. Avant de me résoudre à me rendre chez un antiquaire proche du Kremlin, qui achète des livres d’occasion, je les ai feuilletés en sanglotant, déchiffrant les remarques manuscrites de Heinz. Toute ma tristesse contenue depuis des semaines m’a submergée.

Dans le sous-sol qui tient lieu de boutique, lorsque le vendeur s’est avancé vers moi, j’ai aussitôt reconnu Vassili Bauman que je n’avais pas revu depuis les années 1920, mais dont je venais de lire un court roman destiné aux enfants, L’Oiseleur, qui m’avait ému au larmes. Mais je suis devenue émotive comme une vieille et en même temps insensible, m’attendant toujours au pire et prête à y faire face, reniflant et me plaignant à voix basse, pour moi seule. Et je n’ai pas osé dire à Vassili ces mots qui avaient empli ma gorge à l’instant même où je le reconnaissais : “Vassili, Vassili, est-il possible que nous soyons encore en vie ?”

Il était aussi stupéfait que moi. Il regardait autour de lui, murmurait des mots que je n’entendais pas. Puis il a examiné les livres, en a fixé le prix, très supérieur à celui que j’escomptais.

“En souvenir”, a-t-il chuchoté, puis, plus bas encore : “attends-moi.”

J’ai secoué la tête, j’ai voulu l’avertir du danger qu’il y avait à ce qu’on le vît à mes côtés. J’étais devenue un “élément socialement dangereux”. Mais sans doute l’avait-il compris et en même temps qu’il me rendait les roubles il m’a pris la main et m’a entraînée.

« Dans la rue, il me prévient qu’il n’ira pas à l’hôtel Lux dont les abords sont étroitement surveillés et les trottoirs déserts, comme si chacun voulait éviter d’être vu dans ces parages maléfiques. Il ne m’interroge pas, c’est lui qui parle. Il est écrivain, mais, à l’exception d’un petit conte – je l’interroge, je murmure L’Oiseleur, il s’arrête, prend mon visage à deux mains, le presse, le caresse, puis poursuit –, ses livres sont interdits. Il vit de son salaire de vendeur, de quelques courts articles. En fait, dit-il d’un ton las, il survit.

— Je suis un oiseau en cage qui attend qu’on l’étrangle, murmure-t-il.

C’était le thème de L’Oiseleur. Mais, à la fin, un étrange chat noir ouvrait la porte de la cage et laissait l’oiseau s’envoler.

— Parfois Staline me téléphone, continue Vassili. Il s’enquiert de mon travail. Il me répète qu’il aime et protège les écrivains, ces ingénieurs des âmes. Et il est persuadé que je suis l’un des plus talentueux. Puis il m’explique d’une voix douce et grave que le moment n’est pas propice à la publication de mes manuscrits : “Ce peuple de moujiks patauge encore dans l’ignorance, dit-il. Il faut le guider. Et c’est ma tâche, celle d’un père. Mais continuez à écrire, je lirai vos manuscrits. Dans quelques années, le peuple sera capable de comprendre et de vous admirer. Il saura que Staline a veillé sur vous.”

D’un mouvement de tête, Vassili Bauman me montre un “corbeau noir” qui passe.

Personne n’ose suivre des yeux le fourgon cellulaire qui roule lentement, tel un rapace cherchant sa proie.

— Un jour, dit Vassili Bauman, je serai là-dedans. Je ferai ce voyage. Heinz Knepper l’a fait. Demain, ce sera ton tour ou le mien.

Il m’embrasse. Il s’en va. »

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