22.

Un homme, François Ripert, était là, qui criait.

J’ai entendu sa voix brisée, son souffle haletant.

Il disait : « Ils ont tué mon fils, je n’ai pas su le protéger, l’avertir. Je l’ai laissé sans défense parce que je n’ai pas osé m’avouer que j’étais le complice d’une imposture criminelle, et que les hommes dont j’avais clamé qu’ils étaient des héros n’étaient que des assassins.

Ainsi je leur ai livré mon fils. J’ai accompli cet acte infamant.

Ma vie n’est qu’un cloaque. Et je n’en peux plus de m’y vautrer. Le temps est venu de rendre des comptes. Il faut que je parle… »


François Ripert écrivait agenouillé, le cahier posé sur une caisse, dans la cave où il s’était réfugié. Une bougie éclairait faiblement la page sur laquelle il traçait au crayon, d’une main crispée, ces mots tremblés, difficiles à déchiffrer. Les premières lettres étaient complètement formées, les dernières, au contraire, n’étaient plus que des bribes qu’il fallait rapprocher si l’on voulait comprendre le mot.

« Quand j’aurai terminé de rapporter ce que je sais, continuait François Ripert, je sortirai de ce trou. Ils m’attendent. Les uns pour se saisir de moi, me faire parler ; les autres, pour me réduire au silence.

Ceux-ci seront les plus rapides, parce qu’ils me haïssent, parce qu’ils ont compris que je ne suis plus dupe, que je ne veux plus – que je ne peux plus – croire et prétendre que le Grand Mensonge est la vérité. Ils me traqueront comme des chiens de meute. Et Alfred Berger les a dressés à tuer sans s’interroger, sans hésiter. Il a besoin de ma mort. Si je survivais, son avenir serait à ma merci.

Mais je veux mourir, parce que c’est un juste châtiment, parce que seulement ainsi et pour la première fois j’agirai en père qui doit donner sa vie pour son fils.

Il est une autre raison : si les hommes de l’“équipe spéciale” d’Alfred Berger me tuent, ils imagineront m’avoir réduit au silence, et ma relation des faits, cette bombe à retardement, explosera un jour, peu importe quand, au visage des imposteurs et des criminels. »


J’ai lu.

Et c’est comme si j’avais vu et entendu François Ripert, pénitent accablé, condamné qui n’espère aucune grâce, qui écrit une confession dont il attend l’absolution ; rien, ni orgueil, ni prudence, ni calcul, ni raison, ne pourra l’empêcher d’aller jusqu’au fond de sa mémoire.

Il vit un étrange moment.

C’est comme si tout ce qu’il n’avait pas compris des événements auxquels il avait été mêlé, tout ce qu’il avait laissé dans l’ombre, souvent par lâcheté, ou au nom de la fidélité à ses engagements, lui apparaissait désormais en pleine lumière.

Le passé s’ordonnait. Les mots jaillissaient. Il avait tant de faits à relater qu’il écrivait vite, commençant un mot, l’abrégeant, passant au suivant…

Il se souvenait des années 1920, quand, à peine démobilisé, jeune capitaine de trente ans, décoré de la Croix de guerre avec palmes, il avait choisi, comme la majorité des adhérents du Parti socialiste, d’adhérer à la IIIe Internationale de Lénine et de fonder ainsi, à Tours, en décembre 1920, la Section française de l’Internationale communiste, ce Parti communiste qu’il n’avait plus quitté, exécutant toutes les tâches dont on le chargeait.

On lui avait ainsi demandé d’assurer la défense d’un quartier-maître électricien, Alfred Berger, accusé de mutinerie en mer Noire, devant Odessa. L’homme risquait les travaux forcés et la presse communiste avait lancé une grande campagne pour obtenir la démobilisation et la libération d’Alfred Berger, l’internationaliste, l’honneur de la classe ouvrière française.

Et, en 1943, dans cette cave où les rats trottinent entre les caisses, François Ripert écrit :

« La première compromission, la première lâcheté, le premier mensonge sont les taches noires d’une gangrène qui va s’étendre, tout ronger, tout détruire. Pour moi, je le sais aujourd’hui, ce fut en janvier 1921, le jour où j’ai rencontré à l’arsenal de Toulon Alfred Berger et qu’il m’a suffi d’un regard pour le jauger : cet homme n’était pas le héros dont on vantait le courage, la détermination, la foi révolutionnaire, mais un habile, prêt à tout pour éviter d’être jugé, dont j’ai soupçonné qu’il s’était effondré devant les officiers qui l’interrogeaient ; il avait dû livrer les noms des marins qui s’étaient mutinés et en échange on lui avait promis de lui épargner le tribunal militaire. Et, en effet, il ne fut pas jugé.

Lorsque j’ai fait état de mes doutes auprès des dirigeants du Parti, ils ont paru ne pas me comprendre, et moi je me suis tu, refusant de m’avouer qu’ils savaient que, délibérément, ils transformaient en héros un pleutre, un ambitieux, un cynique, afin de le tenir et se servir de lui dans leurs luttes pour le pouvoir.

J’ai accepté ainsi que le rêve d’égalité et de justice, l’idéal révolutionnaire, devienne un Grand Mensonge.

Et au bout de ma compromission, de mon silence, il y a la mort de mon fils.

Je suis le plus coupable de ses assassins, parce que je suis son père. »


Ainsi s’exprimait dès les premières lignes François Ripert. Et, les ayant lues, j’ai été aussitôt persuadé qu’Isabelle, à son retour de déportation, quand on lui avait fait parvenir – sans doute ceux qui avaient caché son père durant quelques semaines – ce que j’appellerai non plus des mémoires, mais des aveux, s’était emparée avec émotion et angoisse de ce texte.

Que, contrairement à ce qu’elle avait prétendu, elle l’avait lu et relu.

Puis elle avait tourné autour de lui comme s’il s’était agi du cadavre contagieux d’un pestiféré.

Elle s’était demandée si elle ne devait pas le brûler, car elle avait décidé d’emblée de le garder secret.

En ces temps de Libération, de sacre de la Résistance communiste, et avec ce qu’Isabelle pensait devoir à l’Armée rouge, elle ne se sentait pas la force de devenir une hérétique, de faire entendre un cri de discorde alors qu’on prêchait l’Unité.

Et tant pis s’il s’agissait du cri de vérité de son père ! Il était arrivé à Isabelle de penser que si c’était en effet l’Équipe spéciale d’Alfred Berger qui avait tué son père, le Parti avait peut-être eu de bonnes raisons d’agir de la sorte. Et si le Parti s’était trompé, pouvait-on, compte tenu des circonstances de la guerre clandestine, l’en accabler ?

Et le Parti avait habilement joué avec Isabelle comme s’il avait deviné qu’il fallait l’étouffer sous les honneurs. On l’avait couverte d’éloges. On avait multiplié les cérémonies à la gloire de Henri et de François Ripert, héros de la Résistance communiste. On avait poussé Isabelle Ripert sur les tribunes. Elle était la déportée, la survivante, elle aussi héroïque, la sœur et la fille digne du frère et du père.

Elle avait inauguré des noms de rue, d’avenue ou de place. Et Alfred Berger lui avait même proposé, au nom du Secrétariat du Parti, d’être candidate aux élections législatives. Le Parti avait besoin d’héroïnes incarnant et symbolisant, face aux calomniateurs, la résistance du « Parti des fusillés », le grand Parti communiste français.


Isabelle Ripert avait refusé. Elle avait passé une licence de philosophie, réussi à l’agrégation – c’était un geste de fidélité à la mémoire de son frère Henri –, puis elle avait enseigné au lycée Arago.

Silencieuse et attentive, elle participait aux réunions de la cellule communiste. On louait sa modestie. Les quelques professeurs anticommunistes du lycée la respectait. Elle avait beaucoup souffert, disaient-ils. En fait, plus qu’une communiste, c’était une humaniste.

Elle n’avait confié à personne qu’elle avait déposé aux Archives nationales un cahier de souvenirs de son père, mais interdit sa consultation.

Alfred Berger avait questionné Isabelle dans les semaines qui avaient suivi son retour à Paris.

— Il n’a rien laissé ?, avait-il demandé. Ce pourrait être précieux, pour le Parti.

Elle avait appris au camp à maîtriser ses émotions, à cacher aux kapos et aux SS sa peur, ou un croûton de pain qu’elle avait volé, ce qui valait condamnation à mort.

Alors elle était restée impassible face à Alfred Berger, comme quelqu’un qui ne comprend même pas la question qu’on lui pose, et il l’avait embrassée, serrée contre lui.

— Tous les trois, vous êtes la fierté et la gloire du Parti, avait-il dit. Le nom de Ripert, il faut que tout le peuple de France le connaisse !

Elle avait repoussé Berger, desserrant son étreinte, protestant qu’il l’étouffait.

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