44.
Durant ses premières années de liberté, de 1945 à 1949, chaque fois que Julia revit cette journée du 8 février 1940, le désespoir et l’effroi la paralysent.
Qu’elle soit assise devant la fenêtre de sa chambre, au premier étage du palazzo Garelli, ou bien installée à la terrasse du café de la piazzetta San Giacomo où luit encore un pâle soleil d’hiver, elle tremble, se recroqueville, la tête rentrée dans les épaules, comme si elle voulait disparaître afin de ne pas avoir à traverser ces cinq années et demie de camp, quand la mort était à chaque seconde prête à frapper ; qu’il fallait, pour esquiver ses coups, demeurer aux aguets, être accompagnée par la chance qui, un instant, détournerait l’attention du kapo, du SS, ou bien réveillerait un peu d’instinct humain chez le médecin du camp qui passait, cravache à la main, parmi des dizaines de femmes nues dont il inspectait la gorge avant de les repousser du bout de sa cravache, les déclarant aptes au travail.
Julia grelotte comme si elle se sentait nue.
Elle ne sait plus qu’elle est libre, qu’elle a survécu, qu’un jour d’avril 1945, les SS ont disparu des miradors, des postes de garde, et que les déportées ont pu franchir les portes, se mêler au flot des réfugiés qui fuyaient devant l’Armée rouge.
Et Julia voulait elle aussi, comme ces Allemands, éviter de retomber sous l’autorité des Soviétiques qui retrouveraient sa trace dans les archives du NKVD et de la Loubianka – et elle serait à nouveau condamnée, déportée.
Et elle ne savait que trop ce que serait sa vie dans un camp de Sibérie.
Si, à Brest-Litovsk, le 8 février 1940, elle avait pu imaginer ce qu’elle aurait à subir au camp de Ravensbrück – dont elle ne soupçonnait même pas l’existence –, elle se serait mise à courir vers la rambarde du pont et, avant que le SS n’ait pu la rattraper, elle se serait précipitée dans la rivière pour y mourir.
C’est l’ignorance de ce qui l’attendait durant plus de cinq années et demie – cela faisait plus de deux mille jours ! – qui lui avait donné la force de marcher aux côtés du SS, vers les baraquements.
Là, on l’avait interrogée une première fois. Elle avait répété qu’elle était la comtesse Garelli, italienne, et qu’elle demandait à être renvoyée dans son pays. Son père, le comte Lucchino Garelli, était un proche du Duce, avait-elle ajouté d’une voix menaçante.
Mais le SS, qui notait méticuleusement ses propos, l’avait interrompue : elle s’expliquerait au siège central de la Gestapo, à Berlin, avait-il dit. Julia Garelli, épouse Knepper, était allemande. Elle avait donc des comptes à rendre à l’Allemagne. Elle avait plusieurs fois séjourné sur le territoire du Reich. On n’ignorait rien des activités d’espionnage auxquelles elle s’était livrée, ni du réseau d’agents du Komintern dont elle avait fait partie.
De tout cela elle devrait rendre compte en tant qu’Allemande ayant cherché à nuire aux intérêts du Reich.
Mais on ne l’avait ni battue, ni torturée, et ses camarades et elle avaient même apprécié les prisons allemandes où, en se dirigeant de Brest-Litovsk à Berlin, elles avaient séjourné.
Certains, parmi les hommes, commençaient même à se convertir : le nazisme, après tout, affirmaient-ils, leur paraissait moins barbare que le communisme. Ils rappelaient comme on les avait torturés, laissé pourrir à la Loubianka et, plus tard, dans les camps du goulag. S’il fallait choisir entre les deux dictatures, mieux valait l’allemande que la russe !
Julia avait refusé de se laisser entraîner dans cette comparaison prématurée. Que savaient-ils des camps dans l’Allemagne de Hitler ?
Elle n’aurait pu imaginer le sort de ces jeunes Polonaises que le docteur du camp de Ravensbrück sélectionnait, choisissant les plus vigoureuses afin de leur briser les jambes, de pratiquer sur elles des greffes osseuses.
Bientôt Julia les apercevrait, après ces opérations effrayantes, errant dans le camp, claudiquant, mutilées ou infirmes, et un jour exécutées.
Et de la place d’appel où toutes les déportées seraient rassemblées chaque matin et chaque soir, on entendrait les feux de salve, puis les détonations isolées des coups de grâce.
Et corbeaux et corneilles voletteraient au-dessus des arbres, entourant la clairière où l’on procéderait aux exécutions.
Non, Julia n’avait pas imaginé ces malades qu’on chargeait sur un camion afin, prétendait-on, de les transférer dans un autre camp où elles recevraient les soins dont elles avaient besoin.
Quelques jours plus tard, le camion revenait avec les vêtements, les béquilles, les lunettes, les chaussures et même les dentiers de ces femmes dont les kapos disaient en riant qu’on les avait « guéries ».
Si elle avait su que, durant plus de deux mille jours, elle aurait à affronter cela, comment aurait-elle eu la force de survivre, ne pouvant concevoir que le lendemain serait pire que la journée qui s’achevait ?
Et, à présent, libre chez elle à Venise, Julia se recroquevillait davantage encore, comme si elle n’avait pu accepter l’idée que le courage de durer venait peut-être de l’impossibilité de prévoir la démesure du mal.
Elle devait admettre que l’espérance naissait du refus de la mort, donc de la croyance en la résurrection.
À Ravensbrück elle avait prié aux côtés de ces femmes déportées parce qu’elles étaient des Témoins de Jéhovah qu’aucune privation, aucune punition ne pouvait faire renoncer à leur foi.
Julia les avait protégées autant qu’elle avait pu, au risque de sa propre vie, car elle avait découvert au long de ces deux mille jours qu’aider l’Autre, dans cet univers de haine où les déportés de droit commun servaient d’exécuteurs aux SS, était la seule manière de garder vive l’Espérance, comme si l’altruisme, la générosité, le dévouement constituaient la preuve que l’homme n’était pas qu’un bourreau, un assassin, qu’on pourrait un jour bâtir une société dont la peur et la violence ne seraient pas les ressorts.
Julia avait donc partagé son pain, aidé telle ou telle déportée maladroite à finir sa tâche dans cet atelier de couture où on les entassait pour confectionner des uniformes, nuit et jour, dans une atmosphère torride. Les jambes gonflaient, se couvraient d’ulcères, et quand enfin on avait le droit de rejoindre sa baraque, certaines pouvaient à peine marcher. Mais il fallait encore se tenir immobile sur la place d’appel où les chiens-loups des SS aboyaient, la bave débordant de leur gueule, et parfois ils se jetaient sur une détenue et la lacéraient.
Peut-être était-ce ce don de soi qui avait donné à Julia la force de survivre ?
Plus tard, beaucoup plus tard, quand je la rencontrai à Cabris, durant l’année 1989, et qu’elle était devenue depuis des décennies déjà cette femme apaisée et déterminée, maîtrisant ses émotions, ses souvenirs, elle me dit :
— J’ai survécu, j’ai été dans l’obligation de survivre parce que j’ai toujours trouvé des personnes auxquelles j’étais nécessaire.
Mais elle me confia aussi combien son comportement avait suscité la haine.
Les mouchardes des SS, de la Gestapo, l’avaient à plusieurs reprises dénoncée parce qu’elle aidait les Témoins de Jéhovah.
Et elle avait dû aussi compter sur l’hostilité des communistes qui, parce qu’elle leur avait décrit l’URSS telle qu’elle était, l’avait accusée d’être une « hitléro-trotskiste ».
L’aveuglement et le fanatisme de ces femmes courageuses qui avaient osé se dresser contre les nazis avaient accablé Julia.
« Les communistes allemandes et tchèques, raconte-t-elle dans un de ces carnets, m’avaient accusée d’être au service des SS.
On m’avait prévenue que certaines d’entre elles avaient décidé de m’éliminer soit en me désignant pour un “transfert”, à l’insu des SS, soit en me tuant.
Je n’ai pas eu la volonté de me défendre, j’ai simplement dit à la responsable des communistes du camp, Karla Bartok :
— Toi et celles qui te suivent, vous êtes de la même bande que les SS ; entre vous, c’est le pacte des fanatismes, le pacte germano-soviétique ! Le pacte des assassins !
J’ai craint, tant son regard était chargé de haine, qu’elle n’aille se jeter sur moi pour m’étrangler.
Mais ce jour-là arrivait à Ravensbrück le premier convoi de femmes russes déportées pour fournir de la main-d’œuvre servile au IIIe Reich.
Karla Bartok avait décidé de les accueillir au nom des communistes du camp et elle avait sans doute imaginé qu’elle allait ainsi renforcer son organisation avec ces nouvelles militantes grandies sous le pouvoir soviétique.
Lorsqu’elles ont eu compris qui était Karla Bartok, les Russes l’ont insultée, chassée à coups de poing et de pied, criant leur haine des communistes et de Staline, racontant comment on avait déporté des millions de paysans, arraché les enfants à leur mère, et comment, durant la famine en Ukraine, certaines mères en avaient été réduites à dévorer leurs nouveau-nés.
Je savais cela, je l’avais dit, mais que des femmes soviétiques viennent confirmer mes propos a bouleversé Karla Bartok.
Je l’ai vue perdre la raison, errer dans le camp, gesticuler, hurler, se battre contre ses camarades qui cherchaient à la calmer, à la retenir, à dissimuler son état aux kapos et aux SS.
Elle a cessé de s’alimenter, restant les yeux fixes, ne se rendant pas aux appels, et elle a été bientôt conduite à l’infirmerie, ce mouroir où, m’a-t-on affirmé, elle répétait, sa raison tuée par la folie : “Staline, je t’aime !”
Un matin, on l’a jetée dans le camion des “transférées”, celles qui deviendraient cendre et fumée.
« J’ai alors décidé que je n’évoquerais plus ce que je savais de l’Union soviétique, ni ce que j’avais subi. Il fallait, pour que les déportées communistes acceptent d’entendre la vérité, qu’elles croient à l’honnêteté de celle qui la leur dévoilait.
Or la guerre et le camp étaient des écoles de la suspicion et de la trahison.
On ne faisait confiance qu’à ses coreligionnaires, Témoins de Jéhovah ou membres du Parti communiste.
Je n’étais ni d’une religion, ni de l’autre.
Je m’étais dépouillée des certitudes du fanatisme.
Je priais seule, non en groupe.
Je ne recherchais plus la camaraderie partisane, mais l’amitié.
« Je l’ai trouvée à Ravensbrück lorsque j’ai rencontré Isabelle Ripert.
Elle était communiste, mais j’ai pu me confier à elle sans qu’elle m’accusât. Je ne cherchai pas davantage à la convaincre. Et de même lorsque je l’ai retrouvée à Paris, en 1949, quand nous sommes restées si longuement assises l’une en face de l’autre, nous tenant par les poignets, les mains nouées.
« Nous avions alors choisi des chemins différents, moi témoignant en faveur de Kravchenko au procès qu’il avait intenté contre Les Lettres françaises, l’hebdomadaire communiste, elle gardant le silence en dépit de ce qu’elle savait des conditions de la disparition de son père, l’avocat François Ripert, et de son frère, Henri Ripert, l’un et l’autre envoyés à la mort par les communistes, et d’abord Alfred Berger.
Mais je n’ai jamais reproché à Isabelle Ripert d’avoir choisi de se taire.
Elle et moi avions compris, au camp et dans la souffrance, que le bien le plus précieux est le respect de la liberté de l’Autre. »