30.
Il avait téléphoné au milieu de la nuit.
Il n’avait prononcé que quelques mots et elle s’était mise à trembler, peut-être parce qu’elle avait froid.
Elle était en chemise de nuit, pieds nus. Gourevitch, le commandant de l’hôtel Lux, ne lui avait pas laissé le temps de s’habiller, lui répétant :
— Dépêche-toi ! Dépêche-toi, il est au téléphone. Mais qu’est-ce que tu fais !
Il l’avait poussée hors de la cave, et lorsqu’elle s’était retournée, au moment de sortir, elle avait vu Vera et Maria Kaminski, hagardes, affolées, serrées l’une contre l’autre ; et Vera, dodelinant de la tête, disait :
— Tu Lui as écrit, Julia ! Tu Lui as écrit !
Elle avait couru derrière Gourevitch dans le couloir, puis dans les escaliers, jusqu’au bureau du commandant.
Elle avait vu le combiné posé sur la table et avait hésité à le saisir. Levant les bras, poings serrés, la menaçant et l’implorant tout à la fois, Gourevitch lui avait, sans prononcer un mot, intimé l’ordre de répondre.
Elle s’était penchée et avait pris l’appareil, murmuré qu’elle était Julia Garelli-Knepper, et Il avait toussé – elle avait imaginé la fumée de sa pipe s’accrochant à sa moustache –, puis avait lâché ces quatre mots :
— Je t’envoie une limousine.
Elle avait entendu le déclic indiquant qu’il avait raccroché, mais elle avait gardé encore quelques secondes le combiné contre son oreille avant de le reposer sur son socle.
Les yeux écarquillés, Gourevitch l’avait regardée et elle avait répété : « Il m’envoie une limousine. »
Alors le commandant de l’hôtel Lux avait parlé de manière si incohérente qu’elle avait été fascinée par le spectacle qu’il donnait, allant et venant à grands pas dans le bureau, disant qu’il avait toujours protégé Julia et les autres épouses, alors qu’il aurait pu, qu’il aurait dû les chasser de l’hôtel, mais elles étaient restées des camarades et il n’avait pas voulu les savoir à la rue, et ça, elle devait s’en souvenir, mais il ne demandait rien, il n’avait fait que son devoir de vrai communiste. Il était heureux que Julia voie le Chef suprême. Quand elle reviendrait, elle retrouverait sa chambre.
Elle s’était approchée de Gourevitch ; elle ne tremblait plus.
— Sors Vera et Maria Kaminski de cette cave où tu nous as fourrées, sors-les de là et installe-les dans une vraie chambre.
Gourevitch s’était incliné comme un domestique patelin et obséquieux.
— Naturellement, naturellement, avait-il acquiescé.
Il y avait déjà pensé plusieurs fois, avait-il ajouté, mais il avait reçu des ordres de Piatanov, au nom du Komintern, des agents du NKVD, et Iejov lui-même lui avait dit qu’il fallait traiter les épouses des traîtres…
Gourevitch s’était interrompu, puis, prenant sa respiration, il avait repris :
— … comme des chiennes !
— Dis-leur qu’il m’a envoyé une limousine, avait répliqué Julia en quittant le bureau.
Elle s’était habillée à la hâte, ne répondant pas à Vera qui, tout en berçant sa fille, la harcelait de questions, lui prodiguait des conseils :
— Tu ne lui as pas parlé de moi ? Je te l’avais demandé. Sois toujours sur tes gardes. C’est un loup. Il te renifle. Il se pourlèche en t’observant. Il joue avec toi. Je l’ai entendu dire que son plus grand plaisir, c’était de choisir son ennemi, de préparer son coup, d’assouvir sa vengeance, puis d’aller se coucher. Lech m’a raconté qu’il l’avait vu gifler de sa main gantée le chef du NKVD de Leningrad, après l’assassinat de Kirov, celui qu’il appelait son ami et qu’il a fait tuer, Lech en était sûr. Il veut savoir comment ceux qu’il a fait arrêter résistent à la torture. Chaque jour, il convoque Blokhine, le bourreau de la Loubianka, et il ne se lasse pas d’entendre le récit des souffrances de ceux qu’on torture. Il veut que Blokhine lui donne tous les détails, le nombre de coups de gourdin qu’il a fallu asséner avant que le malheureux avoue qu’il était un espion allemand, ou anglais, ou un opposant trotskiste. Il sait que Blokhine frappe, étrangle, déchire à mains nues. Il a ri quand Blokhine lui a raconté que Zinoviev ou Kamenev, qui avaient été ses proches, ses alliés, avaient imploré le bourreau en répétant : « Il nous a promis la vie sauve ! » Julia, ne crois à aucune de ses promesses, c’est un loup !
Gourevitch était entré, essoufflé, battant nerveusement des mains, répétant « Allons, allons, camarades ! »
Julia avait voulu embrasser Vera et Maria, mais le commandant l’avait tirée en arrière.
— Il attend, avait insisté Gourevitch.
Julia avait imaginé un instant qu’il était dans la voiture et elle avait à peine effleuré du bout des doigts le visage de Vera qui pleurait.
Elle avait suivi Gourevitch qui courait dans les couloirs, mais, soudain, elle était revenue sur ses pas, elle avait enlacé Vera et Maria, les gardant longuement contre elle, et elle n’avait pu retenir ses larmes comme si elle n’allait plus jamais les revoir.
Devant l’hôtel, stationnés l’un derrière l’autre, elle avait vu la limousine et l’un de ces fourgons cellulaires qu’on appelait les « corbeaux noirs ».
Il n’était pas dans la voiture qui, rideaux tirés, avait démarré aussitôt, roulant à vive allure par les larges avenues désertes.