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Lorsque j’ai rencontré Julia Garelli-Knepper, en 1989, peu avant sa mort, je n’ai pas imaginé les doutes qui l’avaient si souvent tourmentée dans les années qui avaient suivi la fin du procès Kravchenko.

Ce qu’on célébrait cette année-là – 1949, celle de ma naissance –, ce n’était pas le verdict qui condamnait – fut-ce légèrement – Les Lettres françaises et leurs calomnies, mais le soixante-dixième anniversaire du « Guide des travailleurs du monde entier », le camarade Staline.

Et on allait fêter en 1950 les cinquante ans de Maurice Thorez, Secrétaire général du Parti communiste, « meilleur stalinien de France », et – pour reprendre le titre de l’autobiographie qu’il publia – Fils du peuple.


« Règne du mensonge, écrit Julia. Angoissant sentiment de solitude.

Je veux dire la vérité et ne suis entendue que par quelques-uns.

On hésite à réimprimer mes livres, car les librairies ne veulent pas commander des “ouvrages de propagande”.

Ils ont vendu des centaines de milliers d’exemplaires du témoignage de Kravchenko, J’ai choisi la liberté, et ont le sentiment d’avoir épuisé le sujet.


« Mon éditeur ajoute en confidence que les grands lecteurs, ceux qui ne se contentent pas d’acheter un livre à la mode par an, sont souvent des enseignants qui suivent les conseils des critiques des Lettres françaises et autres publications progressistes.


« J’apprends ce dernier mot. Je ne lui avais pas prêté attention. Je le découvre partout. Il y a des journaux progressistes, des hommes et des femmes de progrès, des pays progressistes, le camp du Progrès. Et, à sa tête, le grand camarade Staline qui éclaire la route du Progrès !

On célèbre donc – en France ! – son soixante-dixième anniversaire comme s’il était “le Bien-Aimé”.

Dix camions sillonnent le pays pour recueillir les milliers de cadeaux que les communistes français et les hommes et les femmes dits “de progrès” lui adressent. Ils sont exposés à Paris. Des dizaines de milliers de visiteurs se pressent pour les admirer, signer le Livre d’or.

Et Thorez, le fils du peuple, exalte la Patrie soviétique, Staline le Guide, le pays du Progrès :

“La vie est toujours plus belle dans les cités ouvrières et les kolkhozes où les fleurs tapissent les pelouses et égaient tous les logements”, ose-t-il déclarer.


« J’ai envie de hurler.

Je sais ce qu’il en est de l’URSS.


« Orwett a rassemblé des dizaines de témoignages sur les conditions de vie réelles au pays du Grand Mensonge, sur les camps de travail et de rééducation, sur l’antisémitisme qui, jour après jour, comme une gangrène, ronge tout le pays.

Et l’on expose parmi les cadeaux faits à Staline “la pantoufle d’une déportée de Ravensbrück”, “un petit bonnet de poupée confectionné en prison par une fillette assassinée à Auschwitz”.

Mais que sont devenus mes camarades livrés par les Soviétiques aux SS, le 8 février 1940, sur le pont de Brest-Litovsk ? Ils sont morts à Auschwitz !

Je n’ai pu m’empêcher d’écrire à Isabelle Ripert, de lui rappeler ce qu’elle savait, de lui clamer mon indignation, de la supplier de ne pas se prêter à cette farce indigne !

Elle ne m’a jamais répondu, mais j’ai lu son nom dans la longue liste des personnalités qui souhaitaient un heureux anniversaire au génial camarade, le maréchal Staline, vainqueur du nazisme et libérateur d’Auschwitz.


« Le silence d’Isabelle Ripert m’accable, poursuit Julia. La lecture des journaux me désespère.

Staline reçoit Mao Tsé-toung et on se félicite ici de la victoire des communistes chinois. “La nouvelle Chine est à nous !” proclame Alfred Berger.

Et j’imagine ce qu’il en est de la réalité. Mais chacun est emporté par sa passion fanatique.

Qui se soucie de la vérité ?

On pend à Prague des communistes parce qu’on les accuse d’être des espions sionistes à la solde des Américains. On annonce à Moscou qu’une des personnalités juives les plus connues, Mikhoëls, animateur du Théâtre juif, a été victime d’un accident de la circulation.

Je sais ce que cela signifie. Et Arthur Orwett me révèle ce qu’il en est : on a tué Mikhoëls d’une balle dans la nuque. On a brisé son visage à coups de crosse, puis on a étendu son corps sur la chaussée et un camion l’a écrasé. Mikhoëls, metteur en scène, comédien, devait être abattu, parce qu’il était l’incarnation de l’intelligentsia juive. »

Je tourne les pages du journal de Julia. Elles expriment toutes la détermination et le désespoir.

Il lui semble que les âmes de millions d’hommes seront éternellement asservies au mensonge, que les crimes ne seront jamais punis.

Comment pourrait-elle accepter de se taire quand les journaux communistes français, L’Humanité d’abord, publient, avec des commentaires approbateurs, les communiqués émanant de l’agence Tass qui annoncent que des « monstres, des bêtes féroces, des agents à la solde des impérialistes, des médecins criminels, adhérents à l’organisation nationaliste bourgeoise juive International Joint, ont assassiné des dirigeants soviétiques et voulu constituer une “cinquième colonne” au service des États-Unis » ?

Et des médecins français « progressistes » se félicitent qu’on ait démasqué ces « médecins terroristes » !

Comment ne pas voir là une manifestation de l’antisémitisme, de la paranoïa de Staline ?


« Mitan du siècle, écrit Julia dans son journal de l’année 1950. Staline a ouvert un front en Corée. Est-ce le début de la grande confrontation entre les deux camps ?


« Guerre des mots. L’URSS et ses satellites deviennent le camp de la Paix !

Dans les rues de Nice, des jeunes gens défilent en dénonçant la guerre bactériologique que livreraient les Américains en Corée.

D’une porte cochère j’assiste aux affrontements entre manifestants – partisans de la Paix, comme ils se proclament ! – et gendarmes qui chargent, la crosse de leur mousqueton levée. Ils frappent, le sang jaillit. Ils s’acharnent sur un jeune homme tombé à terre. Je me précipite pour tenter de le protéger. On me repousse. On m’interpelle. Quatre heures dans un fourgon, puis une cellule. Je repense aux “corbeaux noirs” de Moscou. On me relâche enfin après m’avoir identifiée et présenté des excuses.


« Je ne suis pas dupe de ces mouvements de la Paix, de ces appels contre l’arme atomique qu’on fait signer et qui ne sont, pour Staline, qu’un moyen de compenser pour l’heure son infériorité militaire.

Il s’est créé un bouclier humain avec la générosité des crédules.

Mais comment pourrais-je croire, moi, aux discours pacifistes d’un Alfred Berger qui, en France, a pris la tête des partisans de la Paix ?

Mise en scène, manipulation.

Et cependant Berger entraîne des foules de militants désintéressés qui brandissent des pancartes où, sous une colombe dessinée par Picasso, on stigmatise un général américain, “Ridgway la Peste !”

Pourquoi cet aveuglement ?

Comme si la folie et le Mal attiraient, comme si les hommes avaient besoin d’être dupés ! Comme s’ils portaient en eux cette folie, ce Mal !


« Et lorsque un homme, une idéologie, un système les expriment avec cruauté, ils fascinent, on les suit.

Comme si mieux valait le nazisme et le communisme que la démocratie ! »


Julia va jusqu’à écrire au mois de décembre 1950 :


« La chanson du Mal nous entraîne, nous fait marcher au pas cadencé. Le Mal nous effraie, mais notre soumission ne vient pas seulement de la peur qu’il nous inspire. Une part de nous se contemple, se reconnaît, se complaît en lui.

Il a la force d’attraction de la puissance maléfique.

Et ceux des hommes – le plus grand nombre – qui ont peur de mourir imaginent que les tueurs, eux, sont immortels. »

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