11.
Julia Garelli est une énigme.
J’ai l’impression, à parcourir sa vie, de me perdre dans un labyrinthe dont je ne trouve pas l’issue.
Elle a quitté Rapallo en compagnie de Thaddeus Rosenwald. À lire son journal, il me semble qu’elle est décidée à ne plus se soumettre, qu’elle « vomit » ce que Rosenwald exige d’elle. Mais je la retrouve à l’hôtel Lutetia partageant une chambre avec Erwin von Weibnitz qui l’a suivie à Paris.
Puis elle disparaît plusieurs jours. Pas une ligne dans son journal, mais une coupure du quotidien Paris Soir, glissée entre les pages, qui annonce l’assassinat par un groupe d’anciens des corps francs – donc par des hommes liés à la Reichswehr – du ministre des Affaires étrangères allemand, Rathenau, accusé de ne pas appliquer le traité de Rapallo.
Quand Julia reprend la plume, elle est à Berlin, chez Erwin von Weibnitz, qui héberge Heinz Knepper traqué par la police.
Elle note :
« Nuits folles. L’un et l’autre. Est-ce possible ? C’est. Notre politique est démente et je le suis donc devenue. Heinz et Thaddeus pensent que la révolution est impossible en Allemagne et, cependant, ils ne renoncent pas.
Ils veulent constituer un front commun avec les nazis, la Reichswehr, les hommes des corps francs, les extrémistes de droite ; Heinz m’explique qu’il faut que le communisme s’allie au fascisme pour renverser la république bourgeoise, liquider les sociaux-démocrates qui sont les agents de l’impérialisme anglo-français.
Il me lit le discours qu’il doit prononcer dans une réunion clandestine où il espère que se rendront nationalistes et communistes. Il compte célébrer la mémoire des patriotes allemands d’extrême droite qui ont été condamnés à mort et exécutés par les Français. Il s’enflamme, pérore comme s’il avait devant lui une salle enthousiasmée par son éloquence : “Nous ferons tout pour que ces hommes qui étaient prêts à aller au-devant de la mort pour une cause collective ne soient pas des voyageurs pour le néant, mais fassent route avec nous vers un avenir meilleur pour l’humanité entière…”
Von Weibnitz a écouté cette péroraison et l’a applaudie. »
J’essaie de comprendre Julia, sans y parvenir.
Elle est entraînée par cette machinerie humaine, elle aussi énigmatique, qu’est l’Histoire, qui ne connaît qu’une seule loi : celle de la surprise.
Et bien que j’aie devant moi toutes ces archives, ces mémoires, les carnets de Julia, mes questions restent sans réponse.
Pourquoi ne rompt-elle pas avec Thaddeus Rosenwald, Heinz Knepper, les Russes, alors qu’elle prend conscience des compromissions de la politique des Soviets, de sa dérive ?
Elle sait aussi que la maladie frappe Lénine, que Staline avec férocité s’empare méthodiquement de tous les pouvoirs.
A-t-elle peur ? Elle écrit :
« On me suit, on ne s’en cache même pas. Un homme de la Reichswehr ? Un policier qui guette Heinz pour l’arrêter dans la rue, puisque la demeure du colonel Erwin von Weibnitz est inviolable !
Mais peut-être s’agit-il d’un agent de la Guépéou. Heinz m’a avoué que ce qu’il appelle le Centre – Moscou, le Komintern – le fait surveiller. Il ajoute : “La guerre de succession a commencé. Elle sera impitoyable.” »
Quelques lignes plus bas, Julia a écrit :
« C’est nous qui sommes des voyageurs du néant. »
Et pourtant elle obéit à Thaddeus, elle rentre dans le rang.
Elle ne veut pas, elle ne peut pas saccager, par un abandon, le passé qui la lie à Heinz Knepper. Et l’incertitude, les périls qu’ils partagent les rapprochent.
Ils sont comme des naufragés.
Le titre des mémoires de Vassili Bauman me paraît chaque jour plus juste.
Julia et Heinz restent liés, persuadés que s’ils se séparaient, s’ils s’opposaient, ils seraient aussitôt entraînés vers le fond. Et dans leur vie chaotique ils sont l’un pour l’autre l’étoile fixe vers laquelle ils marchent par des routes différentes, unis par leurs regards levés vers le ciel.
Ils forment avec von Weibnitz un étrange trio qui, jusqu’en 1931, parcourra la Russie, se retrouvant souvent à Berlin entre chaque voyage, Erwin von Weibnitz devant accepter la présence de Heinz Knepper pour pouvoir disposer de Julia, sa comtesse vénitienne.
Et Heinz devra tolérer cette liaison pour surveiller l’officier allemand, pénétrer à l’intérieur de ces camps d’instruction, de ces aérodromes, de ces usines Krupp où l’on fabrique en pleine Russie des prototypes de tanks, des avions ou des gaz toxiques destinés à la Reichswehr.
Mais peut-être Julia ainsi que ces deux hommes trouvent-ils plaisir à voyager ensemble, à échanger et mêler leurs corps ?
Je ne dispose, pour étayer cette hypothèse qu’au début j’ai trouvé choquante, puis que j’ai considéré comme évidente, que de quelques notations de Julia.
Ils sont à Lipetsk, dans la province de Tambov, entre Moscou et Voronej. C’est là qu’est situé le centre d’entraînement de la Luftwaffe.
Julia écrit :
« Pilotes allemands et russes, nuques rasées, tous vêtus d’uniformes de l’Armée rouge. Erwin, qui a interrogé ses pilotes, nous dit que l’entente entre les deux armées est extraordinaire. Les officiers allemands et russes sont unis comme des frères d’armes. Il a un geste inattendu. Jamais il n’a été si familier, nous prenant par les épaules, Heinz et moi, comme s’il affichait un très bref instant la complicité de nos corps. Nous riions tous trois, lui entre nous, face à l’immense mer russe, cette plaine vide. Puis il semble tout à coup prendre conscience de ce qu’il vient de révéler, d’avouer ? Il s’écarte, tire sur les pans de sa veste comme pour recouvrer sa dignité, et il rit aux éclats, s’éloigne.
Je mesure combien je suis, malgré moi, liée à cet “ennemi de classe”, cet officier prussien. Qu’y puis-je ? Nous sommes les exécutants d’une politique qui nous façonne, qui oriente nos vies.
Mais où allons-nous ?
Nous permettons, nous favorisons la renaissance de l’armée allemande et la constitution, à son flanc, de l’Armée rouge. Qui peut dire que demain ces frères siamois, qui ont grandi ensemble, ne se combattront pas ?
Les nations sont aussi des “voyageurs du néant”. »
C’est dans le carnet de l’année 1933, au mois de septembre, alors que Hitler est chancelier depuis neuf mois, que Julia note :
« Heinz m’apprend que le général Erwin von Weibnitz, qui avait cessé toute activité depuis deux ans, a été retrouvé mort dans une chambre de l’hôtel Excelsior, à Rapallo.
Weibnitz m’avait dit un matin – peut-être le 14 avril 1922, quand les négociations n’étaient pas encore achevées – qu’il vivait les jours les plus heureux de sa vie. J’avais gardé la tête baissée, gênée de ne pas lui répondre, de le laisser ainsi dans le vide de mon silence. Il avait murmuré, et j’en avais été émue : “Je ne vous demande rien.”
Sa mort, dit Heinz, a paru suspecte à la police italienne et la presse a évoqué l’hypothèse d’un empoisonnement, donc celle d’un suicide ou d’un crime.
Heinz s’est interrompu, a regardé avec un air affolé autour de lui, comme s’il prenait conscience que nous étions dans notre chambre de l’hôtel Lux. Avec de grands gestes, sans me dire un mot, il m’a invitée à me coucher, à m’enfouir sous les couvertures.
Je me suis rebiffée contre cette précaution, cette paranoïa ridicule, mais il m’a saisie par le poignet, m’a entraînée et j’ai cédé.
Il a alors chuchoté qu’il avait appris l’existence, au sein des “Organes” – aujourd’hui le NKVD, hier la Guépéou ou la Tcheka –, d’un laboratoire de toxicologie créé dès 1921 sur ordre de Lénine.
Et chacun savait à quelles fins.
J’ai repoussé les couvertures, j’étouffais. »