43.

Souvent, à la fin de sa promenade quotidienne le long des canaux, Julia s’arrêtait Riva degli Schiavoni et s’adossait à la façade de marbre gris du palazzo Garelli.

Elle regardait vers le large.

L’été ou l’hiver, sous le soleil voilé, la brume ou le brouillard transformaient la lagune en une plaine à peine mamelonnée couleur de plomb.

Elle fermait les yeux.

Elle retrouvait l’angoisse qu’elle avait éprouvée en découvrant la steppe qui enfermait le camp de Karaganda mieux que les murs d’une prison. Quiconque s’évadait devenait un naufragé qu’on n’avait qu’à laisser mourir dans l’immensité que ne parcouraient que quelques bergers.

Julia se souvenait. Son corps tout entier était mémoire.


La douleur alors s’infiltrait dans ses jambes et son dos comme, là-bas, en été, quand la lumière incandescente mêlée à la poussière brûlait la peau qui gonflait, formant des cloques rouges.

La nuit Julia et les autres déportées entassées dans une hutte ne pouvaient s’allonger sur les planches qui tenaient lieu de couches et sur lesquelles, comme une mousse noire, grouillaient les punaises avides.

Elle avait l’impression d’avoir et l’âme et le corps humiliés, souillés.

Mais point d’eau pour se laver, arracher cette poussière grise qui collait à la peau.

Point de chaise pour s’y asseoir, de table pour écrire ou simplement poser une boîte de conserve qui servait à la fois de théière et de tasse, de gamelle et de casserole.

Point de route entre les cinq secteurs du camp immense, séparés les uns des autres par des dizaines de kilomètres, où les milliers de déportés, comme des insectes laborieux, déracinaient les mauvaises herbes entre les plants de tournesol.


On ne tuait pas, à Karaganda. On usait l’humain jusqu’à la mort. Il n’était qu’un esclave nourri d’un peu de soupe aux choux.

Et tout cela dans le désordre, comme si le camp était l’expression achevée d’une nouvelle civilisation qui chaque jour régressait.

À des milliers de kilomètres de là, à Moscou ou Leningrad, dans les villes des bords de la Volga et du Don, les pionniers des Komsomols apprenaient une chanson joyeuse que l’on chantait aussi dans le Paris du Front populaire :


« Il va vers le soleil levant, notre pays… »


Ici le soleil annonçait le début d’une nouvelle journée en enfer.


On piochait. On désherbait.

Des soldats à cheval, baïonnette au canon de leur fusil, passaient lentement, jetaient quelques injures ou, parfois, une cigarette. Et l’on attendait, bêche à la main, que les heures s’écoulent.

Un vieux prisonnier disait à Julia :

— Regarde ton ombre, si elle n’a pas plus de deux pieds de long, c’est que nous sommes à la mi-journée.

Travail d’esclave payé six roubles par mois.

Qui n’accomplit pas sa tâche – les normes, le Plan ! – est enfermé au block disciplinaire, privé de nourriture, crevant de froid ou étouffant dans la chaleur épaisse.

Et pour résister à cette mort lente, à l’avilissement, seulement quelques gestes fraternels, des amitiés, des déportées qui chantent à voix basse de vieilles chansons paysannes, des amours qui s’esquissent et même des enfants qui naissent mais qu’on sépare aussitôt de leur mère.

Camp non de rééducation, mais de destruction, d’annihilation.

Souvent les « droit commun » mêlés aux politiques imposent leur loi : ils violent, volent, tuent.


Julia rentre au palazzo Garelli.

Elle est si lasse qu’elle va se coucher sans pouvoir trouver le sommeil. Elle se gratte fébrilement. Il lui semble que tout son corps est encore livré à la vermine.

Qui peut savoir, hormis elle, qu’on ne quitte jamais définitivement l’enfer quand on y a vécu ?

Cependant, elle se calme peu à peu en caressant, paumes ouvertes, doigts tendus, les draps frais, et l’apaisement, la joie qu’elle éprouve lui rappellent ce moment où un soldat du NKVD est venu lui annoncer qu’avec deux autres déportées – des Allemandes –, elle devait quitter le camp de Karaganda pour Moscou.


Elles s’émerveillent de l’attention bienveillante que leur manifestent les hommes du NKVD.

On les installe dans un compartiment que ne ferme aucun grillage. Le train est l’express habituel qui, chaque jour, relie la Sibérie à Moscou. Des voyageurs passent dans le couloir en riant, comme des humains vivant dans une vraie vie.

Julia se souvient qu’elle a dû retenir ses larmes quand l’un des soldats lui a apporté, comme si cela allait de soi, une boîte d’un kilo de viande de porc et du pain blanc.

Allait-on vraiment la laisser vivre elle aussi comme un être humain ?

Peu à peu, en dépit de l’angoisse qui perdure comme une plaie encore ouverte, elle commence à croire presque malgré elle qu’on va la libérer.


À Moscou, à la prison de Boutirki, on la traite avec égards ; d’autres Allemandes détenues, venues de tous les camps et pénitenciers d’URSS, sont rassemblées dans la même cellule, nourries abondamment. On leur donne des vêtements propres. On les laisse fumer et chanter. Elles peuvent rester longuement dans la cour.

Julia respire goulûment l’air vif de ce mois de janvier 1940.


Depuis sa condamnation en juillet 1938, l’Histoire avait continué à se dérouler : accords de Munich, le 29 septembre 1938 ; abandon de la Tchécoslovaquie par Londres et Paris ; et, en mars 1939, les troupes allemandes qui entrent dans Prague.

Le 23 août, c’est la signature du Pacte germano-soviétique. Début septembre 1939, la guerre. La Pologne conquise par les nazis, dépecée entre Berlin et Moscou, cependant qu’à l’ouest, sur le Rhin, c’est la « drôle de guerre », un front paisible. Hitler assure qu’il veut la paix.

Et les wagons bourrés de beurre et de blé, les citernes remplies de pétrole quittent l’URSS pour l’Allemagne nazie.

Moscou, qui a félicité Hitler pour sa rapide victoire sur la Pologne, veut être le bon, le nécessaire complice.

Et dans les forêts de Katyn les tueurs du NKVD abattent d’une balle dans la nuque des milliers d’officiers polonais.

Mais cela – comme le monde entier – Julia l’ignore encore.


Un matin, on la conduit dans un bureau où siègent des officiers du NKVD.

On lui soumet un texte en russe qu’elle doit signer. Elle le lit, le relit :

« La condamnation à cinq ans de camp de rééducation et de travail prononcée contre Julia Garelli-Knepper est transformée en expulsion immédiate de l’Union soviétique. »

Elle tremble.

Où va-t-on l’expulser ?, interroge-t-elle.

On lui répète qu’elle doit signer, qu’on lui donnera tous les renseignements plus tard, à elle comme à ses camarades.

Elle murmure que les autres sont allemandes, mais qu’elle-même est italienne, qu’elle veut être expulsée vers l’Italie.

— Knepper, murmure l’un des officiers du NKVD.

Julia ose dire et ainsi reconnaître ce qu’elle a refusé d’admettre : que Heinz Knepper est mort, qu’elle n’est plus que Julia Garelli, de nationalité italienne.

L’officier du NKVD s’impatiente : elle doit signer et accepter ainsi la transformation de sa peine en expulsion.

Elle signe. Elle ne tient pas à retourner en Sibérie.


Julia comme les autres déportées imaginent qu’on va les expulser vers un pays balte, et, de là, chacune, chacun – car il y a aussi des hommes dans ce train qui roule vers l’ouest, communistes allemands qui ont trouvé refuge en URSS après 1933, qui ont été emprisonnés mais ont survécu à la Grande Terreur – choisira de partir vers un pays où l’on peut vivre libre : Canada, États-Unis, Angleterre, France…

On rêve.

Julia dit : l’Italie.

Elle y sera protégée par son père et son frère. Le fascisme italien – Paolo Monelli l’a souvent dit et elle veut le croire –, n’est qu’un simulacre de dictature totalitaire, une façade peinte en noir derrière laquelle l’Italie continue de vivre comme elle en a l’habitude depuis des siècles : dans le désordre, l’improvisation et le cynisme.

Le pire, que personne ne veut envisager, c’est l’expulsion vers l’Allemagne hitlérienne.

Mais qui pourrait croire que l’Union soviétique va livrer aux nazis ces camarades communistes qui ont combattu les Sections d’Assaut et ont dû fuir un Reich qui les a condamnés à mort ?

Lorsqu’elle évoque cette possibilité, la panique étrangle Julia. Elle se répète que cette hypothèse est absurde, et, puisqu’elle est italienne, qu’elle demandera à être rapatriée chez elle, en Italie – pays fasciste, n’est-ce pas ?


Et, tout à coup, le 8 février 1940, après trois jours de train, cette gare et cette voix de l’un des camarades.

Il crie : « Nous avons dépassé Minsk et nous continuons en direction de la Pologne ! »

Les nazis sont au bout de cette voie ferrée où le train vient de s’arrêter et le long de laquelle Julia et ses camarades marchent, encadrés par les soldats du NKVD.

À quelques centaines de mètres, une gare dont Julia arrive à lire le nom : Brest-Litovsk, et un pont de chemin de fer enjambant une rivière. D’un côté la Pologne occupée par les Allemands, de l’autre celle qui est aux mains des Russes.

Certains des expulsés entourent les soldats du NKVD, leur disent que les livrer ainsi aux nazis, eux qui sont juifs et communistes, c’est les condamner à mort. L’Union soviétique peut-elle faire cela ?

Julia sait que le Loup le peut et le veut : c’est un présent qu’il offre à la meute noire pour lui prouver sa bonne volonté, son amitié.

Julia voit un officier du NKVD saluer cérémonieusement l’officier allemand qui s’est avancé et qui porte l’uniforme des SS.

Julia voit le Russe sortir de sa sacoche une feuille de papier.

Il commence à la lire, à égrener les noms.

Elle entend : « Julia Garelli-Knepper. »

Les soldats du NKVD la poussent vers le pont, vers l’officier SS.

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