14.

Combien de fois, en ces années 1920, ces années 1930, Julia Garelli et Thaddeus Rosenwald se sont-ils rendus à Paris ?

À quels moments Willy Munzer et Heinz Knepper les ont-ils rejoints ?

Les carnets de Julia sont imprécis, lacunaires, et ne m’ont pas permis de répondre précisément à ces questions.


Jamais, à lire le journal de Julia de ces années-là, je ne l’ai sentie aussi distraite, aussi tentée par les frivolités. Elle paresse dans sa grande chambre du dernier étage de l’hôtel Lutetia.

Je me suis assis sur le lit où elle a couché – le plus souvent seule, Thaddeus Rosenwald « perdant » – « gagnant », corrigeait-il – ses nuits dans les bordels.

— Profiter de la décadence, c’est le pourboire du révolutionnaire !, dénonçait-il.

Je me suis installé dans le salon attenant à la chambre. Le mobilier en bois de rose n’a pas changé. Accoudé à la rambarde du petit balcon qui surplombe le carrefour de la rue de Sèvres et du boulevard Raspail, j’ai imaginé Julia Garelli s’étirant, titubant un peu, comme à la lisière de l’ivresse.

Il est vrai que Rosenwald, presque chaque jour, comme pour se faire pardonner ses absences nocturnes, commandait une ou deux bouteilles de Champagne.


« Thaddeus, note Julia, veut d’abord oublier ce qu’il a vu dans la journée : taudis, banlieues, misère, ateliers enfumés, et ces camarades qui se réunissent dans une arrière-salle de café, qui tentent, comme ils disent, d’organiser le prolétariat et veulent qu’il leur parle de la patrie des Soviets, de la révolution mondiale, etc.

Il remet quelques minces liasses de billets pour l’impression des tracts, d’une brochure qui dénonceront “Poincaré la Guerre”, “Poincaré l’homme qu’on ne voit que dans les temps de malheur”, et exalteront l’union des classes ouvrières française et allemande contre leurs bourgeoisies qui rêvent de les faire s’entr’égorger à nouveau.

Thaddeus rentre. Il boit pour effacer les vices de sa nuit, ces filles dont il n’ose pas me parler mais dont le souvenir le hante.

Il feint même de célébrer chaque jour passé sans tragédie comme une grande victoire.

— Être vivant un jour de plus, pouvoir boire et jouir, voilà l’éternité, voilà la vraie, l’unique révolution !

Il esquisse un pas de danse, grimace comme un clown, et tout à coup son visage se ferme, des rides se creusent autour de sa bouche.

Il pousse vers moi un livre à couverture brune paru il y a deux mois en Allemagne et que Willy Munzer vient de lui remettre. Il voudrait que je lise ce livre dont le titre seul, Mein Kampf, m’inquiète.


« Rosenwald a demandé à Heinz et à Willy d’enquêter sur l’auteur dont il me rappelle que nous l’avons vu à Munich dans le hall de l’hôtel Prinz Eugen, un jour de novembre 1923, après l’échec d’une tentative de putsch. Il y avait des blessés allongés sur les tapis et Adolf Hitler affalé dans un fauteuil.

Heinz est arrivé. Il m’embrasse distraitement, mais répond avec passion aux questions de Thaddeus.

— Adolf Hitler, dit-il, est une sorte de bolchevik nationaliste qui peut, si les circonstances le favorisent comme elles nous ont favorisés, dévorer les démocrates, terroriser les socialistes. Après, nous nous débarrasserons de lui…

Je voudrais ne pas écouter ces prophéties, mais comment ne pas les entendre quand Heinz et Thaddeus évoquent l’antisémitisme délirant de Mein Kampf comme s’il ne les concernait pas personnellement, alors qu’ils sont juifs l’un et l’autre ?

Heinz ajoute :

— Staline est lui aussi antisémite, mais à la manière d’un pope. J’espère que vous en êtes conscient, camarade Rosenwald ?

Ils rient en chœur. »


Julia quitte le salon sans répondre aux questions que lui posent Rosenwald et Heinz Knepper.

Elle a besoin d’être seule, de marcher dans cette ville vibrante, de se perdre dans les étages du Bon Marché, de se griser au rayon des parfums, d’essayer des chapeaux, de nouer des foulards de soie peinte autour de son cou, de bavarder avec les vendeuses de ces choses futiles.

— Celui-ci vous va mieux, Madame.

— Vous croyez ?

Il lui semble que cela fait des années qu’elle n’a pas connu une telle sensation de légèreté. Pourquoi a-t-elle perdu son insouciance ? Elle ne quitte le Bon Marché qu’à la fermeture, et elle s’attarde encore devant les boutiques de la rue de Sèvres et du boulevard Saint-Germain.

Un homme la suit, l’aborde. Elle est séduite, prête à dîner avec lui, et puis elle se cabre, refuse, s’éloigne à grands pas.


« Je suis folle, écrira-t-elle. Nous sommes fous ! Pourquoi nous couper de la vie des gens, de cette majorité pour qui la révolution est suscitée d’abord par la peur ? Pourquoi ne pas nous laisser porter par le courant qui entraîne les sociétés ? Qu’apportons-nous de plus ou de mieux ?

Je me souviens des enfants en haillons agglutinés devant l’hôtel Lux, mendiant un morceau de pain et s’égaillant quand la police survenait pour les chasser, les arrêter. Nous, nous avions le droit de manger à notre faim par ces temps de famine. Thaddeus, à qui j’avais raconté la scène, avoué mon malaise, m’avait répondu, mais sa voix était pleine de sarcasmes :

— Nous devons être bien nourris, nous sommes les constructeurs du socialisme. Si nous cédons à la compassion, si nous donnons des miettes de ce que l’on nous alloue – vive Staline ! –, le but que nous poursuivons ne sera jamais atteint. Les malheureux seront secourus plus tard. Pour l’instant, hors de notre vue !

Ici, aucun enfant n’écrase son visage contre la devanture vitrée des restaurants.

Paris regorge de victuailles, de tissus. Les passants sont gras, les femmes élégantes. Quelques mendiants. Et il faudrait détruire ce monde pour le remplacer par quoi ? Les taudis d’ici feraient le bonheur des citoyens de la Russie soviétique !

Je n’ose dire cela à ces communistes français réunis dans un hangar à Bobigny.

Heinz Knepper incite ceux qui seront des révolutionnaires professionnels à soutenir la lutte des ouvriers allemands contre les troupes françaises qui occupent la Ruhr :

— Si vous ne voulez pas que le peuple allemand tout entier soit collé au mur comme l’ont été les communards, fusillés au Père-Lachaise, aidez-nous !

Le discours de Heinz m’émeut.

J’oublie le Bon Marché et ses fragrances. Je suis touchée par l’attention fervente de ces jeunes hommes. Je voudrais retrouver ma foi des années 1917-1918. Je croyais. Je ne doutais pas. C’était le temps de notre “voyages de noces”.

J’ai cessé d’être aveuglée, mais je bois pour que mes yeux se voilent. Thaddeus s’enivre pour les mêmes raisons. J’envie ceux qui, comme Heinz et peut-être Munzer, ne ferment pas les yeux, restent lucides. Ils me sont devenus aussi étrangers que les mystiques qui se laissent torturer sans pousser un cri.

Je ne dis rien de ce que je pense à B. S. »


Quand Julia utilise ainsi des initiales, je sais qu’elle vit une liaison et qu’elle hésite à l’avouer. Et il ne m’a pas été difficile d’identifier ce Boris Serguine, un communiste français d’origine russe, à qui elle remet régulièrement des liasses de billets afin qu’il puisse publier une revue, organiser cette école de Bobigny où Julia s’est rendue en compagnie de Heinz.

« B. S. au premier rang. Assis près de lui, Jacques Miot dont Willy Munzer prétend qu’il peut avoir un grand destin politique.

Le visage de B. S. exprime l’intelligence et la finesse ; celui de Miot, la brutalité et la bêtise : il a la vulgarité d’un débardeur, il ne parle pas, il vocifère. Mais Munzer me dit qu’il est courageux. Il a affronté à plusieurs reprises la police et a été emprisonné pour avoir blessé gravement au bas-ventre un policier au cours d’une manifestation.

Mais quel peut être le sens d’une révolution quand elle est conduite par des hommes tels que Miot ? Je me rassure en écoutant Heinz et en regardant B. S. »


Elle est partie pour Rome avec Boris Serguine au mois de mai 1925 :

« Train bleu. Parodie de voyage de noces. Nous avons les gestes d’un couple de jeunes mariés. Le personnel des wagons-lits a pour nous des prévenances attendries. Mais notre âme est glacée.

Je dois rencontrer Paolo Monelli. Souvenirs de l’hôtel Lux : sa tête d’or, sa séduction d’Apollon du bolchevisme, comme je l’avais un jour appelé. Et il avait ronronné.

On assure qu’il est devenu l’idéologue du fascisme. Il a écrit le discours de Mussolini du mois de janvier dans lequel le Duce a parlé “les couilles sur la table”. Monelli serait l’inventeur de l’expression État totalitaire qui définit le système fasciste italien.

J’ai d’abord refusé cette mission, puis cédé à la tentation de retrouver l’Italie, de pouvoir peut-être me rendre à Venise, et aussi de partir en compagnie de B. S.

J’ai osé exiger que B. S. soit du voyage. Thaddeus Rosenwald et Willy Munzer se sont contentés d’un sourire ironique ; Heinz a baissé la tête et n’a plus desserré les lèvres.

Ma mission est simple : je dois sonder Monelli, tenter de comprendre ce qui l’anime, si on peut l’utiliser, faire de lui un informateur au cœur du pouvoir fasciste, ou le charger de transmettre directement à Mussolini des propositions de l’État soviétique sans risquer de les voir déformées, ralenties, arrêtées par des intermédiaires diplomatiques italiens conservateurs et monarchistes. »


Julia avait rencontré Paolo Monelli dans le Forum romain, devant les thermes de Caracalla, et avait été à nouveau éblouie par sa beauté, son élégance plus maniérée pourtant. Au lieu d’aborder d’emblée les raisons de leur rencontre, Paolo l’avait enlacée et elle s’était laissée entraîner jusqu’à son appartement de la piazza di Spagna.

Après quoi ils s’étaient installés à la terrasse d’un des cafés de la piazza Navona et Paolo Monelli, d’une voix enjouée, avait expliqué qu’au vrai, il n’avait pas changé de camp, comme on l’en accusait.

En fait, continua-t-il, il y avait une grande parenté entre le communisme et le fascisme. Il s’agissait dans les deux cas d’imposer un ordre, une hiérarchie, de construire un État fort agissant non sous la pression des intérêts capitalistes, mais de l’intérêt national, avec un chef indiscuté, qu’il se nomme Duce ou Secrétaire général du Parti. Il n’existait que deux formes d’organisation sociale : la démocratie bourgeoise, qui était le règne de l’argent, et l’État totalitaire, qui exprimait l’intérêt collectif.

En Russie, l’État totalitaire était rouge. En Italie, Paolo Monelli, après avoir analysé les forces en présence, avait compris que l’État totalitaire ne pouvait être que noir. D’ailleurs Mussolini avait été un révolutionnaire, exilé comme Lénine en Suisse. Mais il avait saisi plus vite que Lénine que la guerre était l’acte fondateur de la révolution.

Qu’attendait donc Julia, elle qui était italienne, pour retrouver sa patrie au lieu de perdre sa vie dans un pays de moujiks, ou bien dans la poursuite d’une révolution mondiale qui n’était qu’un mirage propagé et entretenu par des Juifs allemands ou apatrides ?

Elle le savait – il lui avait caressé la cuisse – et son corps n’avait-il pas déjà choisi ?

Elle s’était levée et l’avait giflé, puis elle avait regagné Paris sans même avertir Boris Serguine.


Elle ne l’avait plus revu, évitant de se rendre dans les réunions auxquelles il participait, et lorsque son nom était prononcé par Thaddeus Rosenwald, Willy Munzer ou Heinz Knepper, elle se réfugiait dans sa chambre, laissant les trois hommes au salon continuer d’évaluer les qualités de tel ou tel camarade français apte à diriger le Parti, ce qui ne pouvait se faire qu’avec l’accord du Komintern et donc de Staline.

Julia ne voulait pas donner son avis sur Boris Serguine, mais elle entendait Rosenwald l’exécuter en quelques phrases :

— Serguine, disait-il, est le contraire de Jacques Miot. Celui-ci n’est qu’une tête brûlée, un agitateur de rue, non un révolutionnaire. Serguine est réfléchi, habile. C’est un fin politique, un manœuvrier, un esprit créatif, donc porté à l’indépendance et, de ce fait, susceptible de forger sa propre ligne politique, et de ne pas suivre celle qu’élaborera le Centre. Il nous faut quelqu’un qui obéisse perinde ac cadaver.

Elle avait entendu le bruit du bouchon de Champagne qui sautait.

— Nous sommes un ordre, à l’instar des Jésuites, camarades !

Ils avaient ri, puis Munzer avait ajouté que Boris Serguine était proche de Trotski, qu’il l’admirait. Et voilà qui le condamnait sans même qu’on eût besoin de s’interroger sur ses qualités intellectuelles.

Julia était rentrée au salon et Heinz Knepper l’avait longuement regardée. Tous s’étaient tus. Elle avait baissé la tête, ne la relevant qu’au moment où Munzer commençait à égrener les noms de trois camarades que Staline semblait avoir retenus. Le premier, Maurice Thorez, était blond et poupin comme un Russe, et « notre Géorgien a été séduit » ; le deuxième, Jacques Duclos, avait la faconde, la souplesse, l’agilité d’un marchand ambulant. Et cela aussi avait plu à Staline.

Willy Munzer s’était tourné vers Julia : se souvenait-elle de ce Français un peu éméché qui s’était assis à leur table, au bar de l’hôtel Lux, quelques semaines après la mort de Lénine ? C’était un ouvrier électricien qui avait réussi à étonner Staline en affirmant que, durant les trois années de la guerre civile, on avait tué moins de gens en Russie que les Versaillais pendant les huit jours de la semaine sanglante, en mai 1871. Le Français avait même prétendu que notre Russie était un modèle pour la sauvegarde des libertés individuelles.

Ils avaient tous trois hoché la tête, puis Heinz Knepper avait murmuré que ce camarade-là avait les capacités pour diriger, aux côtés de Thorez et Duclos, le Parti communiste français.

Heinz avait alors demandé à Willy Munzer le nom de « son petit Français qui avait si bien compris l’essence du régime soviétique ».


Dans les dernières lignes de son journal de l’année 1926, Julia Garelli écrit :

« Willy Munzer propose de confier la direction du parti français à trois camarades : “Nous payons, donc nous seront entendus.” Il a écarté Boris Serguine et Jacques Miot. Je ne connais ni Thorez, ni Duclos, qui vont les remplacer. Je me souviens du troisième, déplaisant, sans gêne, flatteur, rencontré au bar de l’hôtel Lux : un fanatique et donc un exécutant servile du nom d’Alfred Berger. »

Загрузка...