27.

Je suis enfin rentré à Cabris.

J’ai déposé dans la boîte métallique que m’avait léguée mon père les notes que j’avais prises à la lecture des « aveux » de François Ripert.

Mais je n’ai pu refermer ce que j’avais appelé le « cercueil de mes ancêtres ».

J’ai recommencé à feuilleter les cahiers d’écolier remplis par mon père et j’ai relu la phrase qui m’avait bouleversé, qui avait été à l’origine de mes recherches : « Alfred Berger est un enfant trouvé. »

J’ai violemment rabattu le couvercle de la boîte. Je n’allais pas recommencer à inventorier ces « débris humains ».

Il me fallait échapper à ce ressassement.


Mais j’ai su que je n’en avais pas fini avec Alfred Berger, que son souvenir me brûlerait tant que je serais en vie.

Pas seulement parce que j’étais issu de ce fils d’inconnu, de cet enfant aux noms d’emprunt, de cet abandonné, de ce cynique, de cet exécutant servile, de ce lâche qui voulait sauver sa peau, mais aussi parce que sa vie était la preuve du grand saccage qu’avait été le XXe siècle.

Les hommes avaient cru – et sans doute, au début de sa vie d’adulte, Alfred Berger aussi, et naturellement Julia Garelli, Heinz Knepper, mais également Willy Munzer et Thaddeus Rosenwald, et, au bout de cette chaîne humaine qui se voulait fraternelle, François Ripert et son fils Henri – à une grande espérance, celle des lendemains qui chantent.

Et l’espoir était devenu cauchemar ; le chemin vers les cimes de la justice, de l’égalité, de la liberté, un calvaire conduisant aux bas-fonds barbares des camps, là où avait été précipitée, en 1938, Julia Garelli-Knepper.

Et, avant elle, Heinz Knepper, arrêté dès 1937.

Julia Garelli avait alors quémandé à Alfred Berger une aide, un geste, car elle voulait savoir où était Heinz, ce qu’il était advenu de lui.

Et Berger l’avait écartée, repoussée d’un mouvement brusque de tout le corps.

C’était l’avilissement de l’idéal, la perversion de l’espoir, devenu terreur quotidienne.

Non point des lendemains qui chantent, mais des aubes déchirées par les salves des pelotons d’exécution.


Moi que les hasards de la destinée avaient fait naître en 1949, l’année où Alfred Berger, devant les juges du procès Kravchenko, calomniait Julia Garelli-Knepper, j’avais l’impression d’avoir vécu ces années qui avaient vu l’utopie devenir meurtrière.

Je portais le nom de Berger, l’assassin, mais j’étais aussi et tout à la fois François Ripert, père qui s’accusait, père désespéré, et Henri Ripert, fils héroïque et dénoncé.


Alfred Berger ne cesserait donc jamais de me hanter ! Il était l’incarnation en moi de l’espoir du Bien qui devient réalité du Mal.

Cet échec, cette mutation étaient-ils l’effet de circonstances particulières, d’une sorte de malchance historique, de la faute qu’avait été la mise au monde d’un nouveau système social dans une Russie violente, après une guerre et une révolution qui avaient ensauvagé l’Europe entière ?

Ou bien cette tragédie avait-elle pour cause l’inéluctable chute de l’Homme, portant en lui le désir du crime ?

Là où il y a Abel, il y a Caïn, et ils sont frères.

Je retrouvais l’interrogation majeure de mon livre, Les Prêtres de Moloch.

Je n’avais pas progressé ! Je m’étais au contraire enlisé dans mon obsession.

J’ai douté de pouvoir un jour reprendre pied.


J’ai marché entre les oliviers pour échapper à l’immobilité, à la sombre macération de mes pensées.

Je me suis assis sur la plus haute des restanques.

J’ai regardé l’immense horizon, là où le ciel devient la mer et où l’on ne distingue plus ce qui sépare l’un de l’autre.

En allait-il ainsi du Bien et du Mal, de l’espoir et de son contraire ?


Souvent, le gardien de la Fondation, Tito Cerato, s’approchait, s’appuyait au tronc d’un olivier, bras croisés.

Tito roulait une cigarette, plissait les paupières, m’observait en silence, puis murmurait :

— Ce monde va mal.

Et peut-être était-ce manière de me dire qu’il se préoccupait de mon état, qu’il s’étonnait de me voir ainsi inactif, errant dans la campagne, partant vers les plateaux de Saint-Vallier ou de Caussols, désertant le « sanctuaire » des archives, négligeant ce pour quoi Julia Garelli-Knepper m’avait choisi comme légataire et administrateur.

— On se demande…, reprenait-il.

J’attendais ce moment où il me parlerait d’elle, de sa vie de combats, de souffrances, de sa lutte pour la vérité.

— … on se demande si tout ce qu’elle a fait, ça a servi. Finalement, ça a abouti au pire, pour elle comme pour des millions de gens. Alors ? Où on va ? Heureusement…

Je connaissais déjà son amère consolation.

Il disait :

— Heureusement, et Dieu sait pourtant que je l’ai regretté, et ma femme plus que moi, bien plus que moi… Heureusement, on n’a pas eu d’enfant. Qu’est-ce que je lui aurais dit, à mon fils ? Qu’il allait vivre comme ça, sans rien espérer ? Elle, madame Garelli, elle croyait, elle s’était révoltée, et après elle avait continué à se battre. Et si elle vous a choisi, c’est parce qu’elle pensait que vous étiez comme elle.

Il serrait le poing, le brandissait.

— Quelqu’un qui croit, qui veut… Nous, on n’est rien, on ne peut pas grand-chose.


Par bribes, et j’avais rassemblé ses récits, il m’avait raconté comment son père, Aldo Cerato, avait fui l’Italie pour ne pas être enrôlé dans l’armée fasciste, ne pas partir en Russie.

Aldo avait franchi la frontière à pied en passant par les cols, et il avait vécu comme berger jusqu’à la fin de la guerre.

— C’était pas vraiment un communiste. Il n’avait jamais eu sa carte du Parti, mais il était avec eux, de leur côté.

Une fois, Tito avait entonné le chant des socialistes italiens :


« Avanti Popolo, bandiera rossa, alla riscossa ! »


Il s’était redressé, les yeux mi-clos, le visage tourné vers le ciel, la voix forte mais tremblante, puis s’était à nouveau voûté :

— Mon père, avait-il murmuré, je l’ai dit à madame Garelli, il ne voulait pas faire la guerre à l’Union soviétique, et jusqu’à la fin de sa vie il a admiré Staline. Vous imaginez, avec ce qu’on sait maintenant ? Mais c’était la façon qu’avaient les gens du peuple d’espérer. Est-ce qu’on peut le leur reprocher ? Madame Garelli, elle, Staline, elle l’avait connu. Elle avait souffert là-bas, mais elle m’a dit qu’elle comprenait mon père, qu’il avait fait preuve de courage. Et le plus grand crime de Staline, c’était d’avoir trompé un homme comme mon père, et ils étaient des millions comme lui.

Tito Cerato s’était penché vers moi :

— Elle a même dit que c’était les meilleurs qui avaient fait ce choix-là, parce qu’il y fallait du courage. Elle a été contente que je lui parle de mon père, et moi qui savais que les communistes l’avaient persécutée, je n’avais pas le droit de lui cacher ce que mon père avait pensé.


J’ai envié Tito Cerato de parler ainsi de son père et je me suis reproché d’avoir rejeté le mien, de n’avoir pas su déchiffrer ce que cachait son obstination à croire jusqu’au bout au Grand Mensonge qu’avait été la politique communiste. Il avait toujours manifesté une fidélité admirative, un respect filial absolu pour son propre père, cet Alfred Berger qui l’avait ignoré, mais dont il avait défendu pied à pied l’action et sur lequel, religieusement, il avait accumulé notes et documents, témoignages, qu’il m’avait légués dans le « cercueil de mes ancêtres ».

Peut-être, en croyant aller au bout de la vérité, en arrachant les masques, avais-je abouti à échafauder un autre mensonge, celui qui ne voyait plus que la perversion, le cynisme, la barbarie là où des hommes comme Aldo Cerato ou mon propre père, l’instituteur résistant Maurice Berger, avaient, avec générosité, sans aucun calcul, sans profit ni en argent, ni en pouvoir, fait don de leur vie.


J’ai rouvert la boîte métallique, le « cercueil de mes ancêtres ». J’ai repris les cahiers d’écolier que mon père avait remplis de son écriture d’instituteur violette et régulière, modeste et appliquée.

« Alfred Berger est un enfant trouvé », avait-il écrit à la première ligne du premier cahier.

Et à la dernière page du dernier cahier, alors que sa calligraphie devenait plus incertaine, il avait, en lettres majuscules titré :


« Le Nouveau Crève-cœur »,


puis copié, comme un élève dans son « cahier de poésie » les vers d’Aragon que j’avais tant de fois récités :


« C’est déjà bien assez de pouvoir un moment

Ébranler de l’épaule à sa faible manière

La roue énorme de l’Histoire dans l’ornière […]

L’espoir heureusement tient d’autres dans les fers… »


Ce « Nouveau Crève-cœur » me rappelait que la vérité humaine du XXe siècle n’était pas seulement la trahison, la servilité, le cynisme d’Alfred Berger, mais aussi la souffrance pleine d’espérance et le courage d’Aldo Cerato, de François et Henri Ripert.

Et qu’il me fallait reconnaître et nommer mon père, Maurice Berger, instituteur au Têt, aveuglé, abêti par sa foi et en même temps grandi par elle !

Il n’était pas donné à chacun d’entre nous d’être de pur diamant, comme l’avait été Julia Garelli-Knepper.

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