36.

« Ce 15 mai 1938, écrit Julia Garelli dans son journal, lorsque, après avoir parlé près de quatre heures avec Arthur Orwett, je me suis retrouvée seule dans la chambre de l’hôtel Prinz Eugen, j’ai compris ce que signifiait le mot résurrection.

Il m’a semblé que mon corps et mon âme avaient retrouvé la légèreté, la confiance, voire même l’enthousiasme et l’énergie qui les habitaient au sortir de l’adolescence, quand j’avais osé à dix-sept ans accueillir dans ma chambre, dans le palais des Garelli, Heinz, prisonnier allemand, officier de l’armée autrichienne, évadé, un ennemi, donc.

J’avais à nouveau la même envie de vivre, de prendre tous les risques, non pour une raison précise, faire triompher un idéal, sauver Heinz Knepper, mais tout simplement parce que le désir, l’élan, l’espérance étaient de nouveau en moi.

Il m’avait suffi de croiser le regard d’Arthur Orwett alors qu’il se tenait debout près de la table du restaurant de l’hôtel où nous devions déjeuner.

Puis j’avais entendu sa voix. Il avait dit :

— Je connais votre vie peut-être mieux que vous ne la connaissez, parce que je l’ai étudiée. J’ai pensé à faire de vous une héroïne du roman auquel je rêve depuis une dizaine d’années et qui raconterait des vies ressemblant à la vôtre.

Les mots qu’Orwett prononçait avaient peu d’importance, sa voix m’enveloppait, me pénétrait, et j’avais l’impression que ma poitrine, mon ventre en étaient irradiés.

J’avais envie de rire, et c’était une sorte de réflexe musculaire, instinctif, non le fruit d’une réflexion. Mon corps était devenu ma raison, comme il l’était dans ma jeunesse. L’instinct était alors ma manière de penser.

Nous nous sommes assis.

Il était si grand que ses genoux touchaient les miens. Ses jambes, quand il les eut allongées, encadraient ma chaise et j’apercevais ses chevilles et ses pieds dépassant des plis de la nappe qui frôlaient le parquet.

Et cela me donnait à nouveau envie de rire.

Il a commencé à raconter sa propre vie, son engagement à dix-sept ans dans les troupes britanniques, les tranchées, les gaz. Puis 1918, les premiers articles, les reportages en Allemagne, la tentation communiste, mais il avait refusé d’y céder, par peur de ne point pouvoir garder cette liberté de plume, cette indépendance du regard qui étaient les ressorts de sa vie.

Mais il avait aidé Willy Munzer, rencontré Thaddeus Rosenwald et Heinz Knepper.

Il s’était rendu à plusieurs reprises en Russie et, parce qu’il avait écrit des articles qui incitaient les gouvernements anglais et français à laisser le peuple russe choisir librement son destin, fut-il révolutionnaire, si tel était son vœu, les dirigeants soviétiques l’avaient autorisé à parcourir le pays… »

Julia écoute. Elle est fascinée comme une jeune fille qui rencontre un héros. Et celui-ci s’interrompt souvent, la questionne, lui répète qu’elle sera le personnage central de son prochain livre si elle l’y autorise, car sa vie est exemplaire de ce siècle, celui des grandes transgressions : elle, comtesse vénitienne, n’est-elle pas devenue révolutionnaire ?

Voilà plus de deux heures qu’ils se parlent. La salle du restaurant s’est vidée et ils passent dans le salon aux grands fauteuils de cuir noir.


Dans la pénombre, Julia a le sentiment que leurs corps se sont déjà rejoints, même s’ils se font face, mais Arthur Orwett s’est penché en avant, les coudes appuyés sur ses cuisses, les mains nouées comme pour une prière.

— Ne retournez pas à Moscou, murmure-t-il. Willy Munzer m’a fait part de vos hésitations, mais vous ne sauverez pas Heinz Knepper, vous vous sacrifierez inutilement.

Elle se sent si forte, si sûre d’elle, depuis qu’elle est à côté d’Orwett, qu’elle ne lui répond pas, ne le quittant pas des yeux. Il a des cheveux couleur jais, drus mais soigneusement peignés, brillants, plaqués sur son crâne carré. Le visage est volontaire, la bouche charnue. Elle fixe ses doigts longs, ses larges paumes.

Il a vu les Soviétiques agir en Espagne, dit-il. Ils ont assassiné ceux qu’ils soupçonnaient d’être trotskistes ou anarchistes. Les Russes n’acceptent que ceux qui se soumettent à leurs diktats et ils ont réduit leur politique à la défense de leur pouvoir à n’importe quel prix. Peu importe que crèvent les républicains espagnols, les antinazis !

Il s’interrompt.

— Je sais ce que souhaite Staline, reprend-il : un accord avec Hitler, et vous êtes là pour le préparer, créer le climat, tout comme vous étiez à Venise en juin 1934.

Elle a l’impression qu’il se rapproche davantage.

Il lui répète qu’elle ne doit pas rentrer à Moscou, qu’il obtiendra sans difficulté, pour elle, le droit d’asile politique en Grande-Bretagne. Il l’interviewera. Elle écrira un livre de souvenirs.

Puis, tout à coup, il ferme les yeux et parle d’une voix sourde.

Il était en Ukraine, dit-il, au moment de la famine, du grand massacre organisé par Staline pour faire plier les paysans – peut-être huit millions de morts.

Il a vu des affiches montrant une mère éplorée, famélique, les yeux comme des trous, et à ses pieds un nouveau-né. L’affiche était barrée par ces mots en grosses lettres rouges : “Manger son enfant est un acte barbare.”

Et Julia se souvenait d’Heinz Knepper décrivant avec effroi la même affiche.

— J’étais à Kharkov, poursuit Arthur Orwett. Je n’ai jamais vu autant d’enterrements, aussi hâtifs, et dans les rues des cadavres qu’on n’avait même pas eu le temps de ramasser. À la gare, des trains arrivaient, leurs wagons à bestiaux chargés de morts. Quand on faisait glisser les portes, les cadavres amoncelés se déversaient sur le quai. J’ai vu cela. Je l’ai écrit, mais personne n’a commenté mon reportage, ne s’est étonné de cette famine qui ne résultait ni de la sécheresse, ni de la guerre, mais d’une politique de réquisitions, d’extermination délibérée par les déportations, les exécutions, les expulsions, le pillage des récoltes vendues à l’étranger.

Arthur Orwett s’est levé. Il a hésité, puis il a baisé la main de Julia en lui répétant qu’elle ne devait pas rentrer en Russie, que ce pays n’était plus qu’un vaste camp de concentration où le pouvoir était entre les mains des hommes à casquettes vertes, les soldats du NKVD.


Elle a aussitôt regretté de l’avoir laissé partir.

Elle est remontée dans sa chambre et elle est restée longtemps immobile, recroquevillée dans un fauteuil, ses bras serrant ses jambes repliées contre sa poitrine, comme si elle avait voulu protéger ce sentiment étrange, irraisonné : l’espérance – mais aussi ce désir qu’Arthur Orwett avait fait renaître en elle.

Et, soudainement, les mots des prières de l’enfance avaient empli sa bouche et il avait bien fallu qu’elle les prononce, que ses lèvres remuent, qu’elle réentende ce murmure du Notre Père, sinon elle aurait étouffé – et prier ainsi l’apaisait.

Elle avait de cette manière remercié Dieu pour lui avoir accordé ce regain de vie.

Elle était décidée à rejoindre Arthur Orwett, mais, elle le jurait, elle n’abandonnerait pas Heinz Knepper. Elle rentrerait à Moscou. Elle affronterait les tortionnaires et les juges. Elle irait au bout de son calvaire. Elle accepterait la crucifixion.

Mais, auparavant, elle vivrait cette résurrection dont elle rendait grâces à Dieu.


Elle s’était levée d’un bond. Elle avait téléphoné au numéro qu’Orwett lui avait laissé.

Il avait décroché dès la première sonnerie et, avant qu’elle ait pu prononcer un mot, il avait dit qu’il attendait son appel, qu’il était sûr qu’elle lui téléphonerait, qu’il allait passer la chercher à l’hôtel.

Elle avait préparé en hâte son sac de voyage avec ce qui lui était nécessaire pour quelques jours.


Dans le hall de l’hôtel, elle s’était dirigée vers l’homme qui, depuis son arrivée à Berlin, la suivait sans même se dissimuler.

Il avait été décontenancé quand elle s’était adressée à lui. Elle reviendrait, lui avait-elle dit : il n’aurait qu’à l’expliquer à Sergueï Volkoff : elle avait besoin de liberté. Même lui pouvait comprendre cela, n’est-ce pas ?

Après, elle serait entre les mains de Dieu.

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