49.

Dans son sanctuaire de Cabris, Julia avait posé sur la grande table une médaille de bronze maculée et tordue.

Elle est encore devant moi, au milieu des dossiers d’archives et des carnets de notes de Julia.

Elle était, lui avait-on dit, tout ce qui restait d’Arthur Orwett. Les autres objets avaient fondu ou avaient été brûlés. Le corps avait été calciné. Un enquêteur anglais, autorisé à l’examiner, avait dit à Julia qu’on aurait pu croire qu’il avait été brûlé au lance-flammes.

— Je ne sais pas si vous imaginez, avait ajouté l’enquêteur avant de murmurer des excuses.

Elle avait répondu d’une voix calme qu’elle n’avait pas à imaginer, mais seulement à se souvenir.

Les SS, à Ravensbrück, avant d’abandonner le camp, avaient ainsi brûlé des cadavres de détenues.

— Le corps ne parle plus, avait ajouté l’enquêteur. On ne peut rien reconstituer.

— Je peux imaginer, avait-elle dit.

Avait-on tué Arthur Orwett avant de mettre en scène l’accident, puis de brûler le corps au lance-flammes et d’incendier la voiture ? C’était probable. Et ce crime, comme des centaines de milliers d’autres, resterait impuni.

On avait déjà clos l’enquête. Le chauffeur du camion avait été disculpé.


On avait envoyé à Julia Garelli-Knepper cette médaille portant sur l’une des faces le nom de la ville de Karl-Marx-Stadt – l’ancien Chemnitz – où Arthur Orwett avait séjourné. On distinguait sur l’autre face un épi de blé, une faucille et un marteau. Comme si les assassins avaient tenu à signer leur crime et, en envoyant cette médaille à Cabris, à faire savoir à Julia Garelli qu’ils ne l’avaient pas oubliée, qu’elle figurait toujours sur la liste des « ennemis de l’URSS » qui devaient être exécutés.

Julia n’avait même pas fait état de cet avertissement à l’officier des services de renseignement français venu lui confirmer qu’Arthur Orwett avait été arrêté par la Stasi – la police secrète allemande – à Karl-Marx-Stadt, précisément, mais qu’on avait perdu sa trace jusqu’à cet accident mortel.

— Deux thèses, n’est-ce pas, avait dit l’officier d’un ton désinvolte : il a été libéré et a été réellement victime d’un accident, ou bien on a maquillé un crime.

Il avait écarté les mains en signe d’impuissance, ajoutant que les autorités allemandes avaient été correctes, permettant aux enquêteurs anglais de se rendre sur les lieux de l’accident.

— On l’a brûlé au lance-flammes, avait seulement répondu Julia.

Et elle avait mis l’officier à la porte.


La mort d’Orwett marque pour Julia, durant plusieurs mois, la crue noire du désespoir.

La disparition de Staline ne semble d’abord provoquer que des règlements de comptes entre criminels. On tue Beria. On écarte Molotov. Khrouchtchev s’avance. Mais le pays reste emprisonné dans la barbarie après la mort du Loup.

Lors de ses obsèques, des milliers de Russes meurent, piétinés en se précipitant pour tenter d’approcher la dépouille de Moloch.

À Berlin, les tanks tirent sur les ouvriers qui manifestent. Les camps du goulag entrouvrent leurs portes pour quelques milliers de déportés, mais d’autres Russes les remplacent ou sont internés comme fous.

Et ne faut-il pas être dément pour contester un système que rien ne paraît vouloir ébranler !

Et Julia entend Alfred Berger, Thorez, Duclos répéter que le socialisme est invincible, que l’Union soviétique incarne pour chaque travailleur l’espérance, l’avenir de l’humanité, qu’elle est le bastion imprenable, la Patrie où s’édifie le socialisme réel.


Julia n’écoute plus la radio, ne veut plus lire les journaux.

Elle s’enferme.

La crue noire monte.

« À quoi bon continuer ?, écrit-elle. Même si la liberté l’emporte un jour en URSS, même si les aveugles d’ici recouvrent la vue, d’autres régimes barbares, d’autres religions ou idéologies criminelles surgiront, et les foules de fanatiques les acclameront. »


Malgré sa discrétion et sa pudeur, j’ai compris que Julia s’était apprêtée, en ce début d’année 1953, à vivre avec Arthur Orwett à Cabris.

Ils avaient décidé, en associant leurs témoignages et leurs sources, d’écrire l’histoire de cette « imposture rouge » qu’Orwett, dans son livre, n’avait fait qu’ébaucher.

Il espérait aussi réussir à faire sortir d’URSS les manuscrits de Vassili Bauman qui était prêt à courir le risque majeur, tout en continuant à demeurer en Union soviétique.

« Il faut crier la vérité à la face du monde !, avait-il dit à Orwett. Il faut réveiller les consciences, les somnambules. Ils peuvent me tuer : la vie charnelle d’un écrivain importe peu. La publication de ses livres est sa résurrection. »

Mais ils avaient assassiné Arthur Orwett. Staline était mort, et Vassili Bauman avait été condamné à cinq ans de camp de travail et de rééducation.


Comment espérer encore ?

Pourquoi aller vers les autres, tenter de les convaincre, alors qu’ils semblaient s’obstiner avec complaisance dans l’erreur, plus sensibles au fanatisme qu’à la raison ?

Même à Cabris, ce village de quelques centaines d’habitants, Julia avait le sentiment qu’on la regardait avec réprobation.

Elle était celle qui trouble l’ordre des choses. Et, régulièrement, la chaussée conduisant à sa propriété était maculée d’inscriptions hostiles.

La mort de Staline paraissait même avoir imprimé un nouvel élan au communisme local.

Le 14 juillet 1954, dans le grand pré qui s’étendait au pied du village, des communistes avaient organisé la « Grande Fête des Patriotes » pour soutenir le Parti. Et, durant deux jours Julia avait entendu les rumeurs de la foule, les refrains révolutionnaires, les acclamations qui avaient ponctué le long discours d’Alfred Berger.


Elle s’était terrée chez elle, enfermée dans son sanctuaire.

À quoi bon tenter de dire la vérité ?

À quoi bon rassembler ces archives ? rappeler le destin de Vera et Maria Kaminski ? Et le sort d’Arthur Orwett, celui de milliers d’autres victimes ?

Parfois, elle avait le sentiment que sa gorge et sa bouche étaient emplies de cette poussière étouffante de la steppe, et, la nuit, elle se réveillait en sursaut comme si elle avait dû se précipiter sur la place d’appel, à Ravensbrück.

Le cauchemar était la réalité de la vie.

Peut-être, si elle n’avait pas senti l’amour que lui vouaient Tito Cerato et sa femme, aurait-elle noué une corde à la plus haute branche d’un olivier.


Elle avait donc survécu, mais avec l’impression qu’elle était – elle emploie ces mots dans son journal – « fendue par le mitan ».

La partie de l’âme et du corps qui donnait de la saveur, de l’élan, de l’enthousiasme, de l’espérance à la vie, était une source asséchée, stérile, peut-être définitivement morte.

Et l’autre côté d’elle-même n’était qu’une somme de gestes nécessaires, vitaux mais médiocres, de petites tâches réglées, de devoirs qu’elle s’imposait.

Elle continuait de tenir son journal, de classer ses archives.

C’était devenu un rituel.

Elle se contentait non pas de vivre, mais de survivre.

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