32.

Le récit de la rencontre entre Julia Garelli-Knepper et Staline, le 6 janvier 1938, ne doit rien à mon imagination. Je l’ai écrit après avoir consulté, aux Archives de Moscou, les témoignages inédits de Nikolaï Vlassik et Alexandre Nikolaï Poskrebychev, qui étaient responsables de la protection de Staline.

Ils jouaient à la fois les rôles de gardes du corps, de majordomes, de secrétaires particuliers, et, lors des séjours de plus en plus fréquents de Staline dans sa datcha de Kountsevo, ils vivaient dans l’intimité de celui qu’ils appelaient familièrement « Koba ».

Ce paranoïaque toujours aux aguets, qui soupçonnait ses plus anciens camarades de vouloir l’assassiner et les faisait vivre dans la terreur, ordonnant l’arrestation de leurs proches, épouses, parents, amis, accordait toute sa confiance à Vlassik et Poskrebychev. Il les traitait comme deux molosses couchant à ses pieds, prêts à bondir sur un clin d’œil de leur maître.

L’un et l’autre rapportent qu’ils avaient reçu de Staline l’ordre de ne pas fouiller au corps Julia Garelli.

Ils avaient osé s’en étonner, car ni les membres du Politburo – les Molotov, Mikoyan, Ordjonikidze – ni même ceux de la famille de Staline ne bénéficiaient d’aucune dérogation.

D’un geste « Koba » les avait fait taire.

— Judas, avait-il dit, ne sera jamais une femme. Il ne faut se méfier que de ceux qui déclarent vous aimer. Et celle-là ne m’a jamais caché qu’elle me haïssait. Pourquoi la craindrais-je ? Je connais ses sentiments et je la tiens.

Il s’était emporté contre « les crapules qui ne cessaient de lui répéter : “Koba, je t’aime”, comme Boukharine ou même Iejov. Ceux-là, avait-il ajouté en ricanant, passent leur temps à dire : “Staline est ce que l’humanité a de plus précieux, Staline est notre espoir, Staline est notre étendard, Staline est notre volonté, Staline est notre victoire !” Mais plus ils me flattent, plus je me méfie. Ne les lâchez pas un instant du regard. Ils sont prêts à vaporiser du mercure sur mes rideaux afin de m’empoisonner alors que Julia Garelli, elle, a seulement envie de se jeter sur moi, de me griffer au visage. Mais elle n’est pas Charlotte Corday et je ne suis pas Marat. Je suis un vieux bolchevik géorgien. Je ne crains pas les femmes. Je ne crains personne ! »


Vlassik et Poskrebychev étaient cependant restés aux aguets durant toute la durée de l’entretien entre Staline et Julia Garelli.

Ils s’étaient tenus proches de la porte du bureau, avaient ouvert les micros que Staline – comme il aurait pu le faire – n’avait pas débranchés. D’ailleurs, Koba leur avait transmis un dossier du NKVD concernant Julia Garelli comme s’il avait voulu, en dépit de ses propos, leur demander de rester sur leurs gardes.

Les documents réunis par le NKVD étaient accablants.

Julia Garelli était d’abord l’épouse d’un opposant avéré, l’Allemand Heinz Knepper, accusé d’espionnage pour le compte des nazis. De plus Gourevitch, le commandant de l’hôtel Lux, et Piatanov, le responsable du Komintern, rappelaient qu’elle était l’amie de Vera Kaminski, l’épouse d’un traître.

Elle était liée à Thaddeus Rosenwald et à Willy Munzer, deux agents en mission à l’étranger qu’on soupçonnait d’avoir pris contact, en France, en Allemagne, en Italie et en Espagne, avec des opposants au pouvoir soviétique.

Le dossier du NKVD contenait aussi une dénonciation précise de Julia Garelli signée d’un dirigeant communiste français, agent des Services, Alfred Berger. Celui-ci accusait Rosenwald et Garelli d’avoir tenté d’imposer à la direction du PCF un trotskiste, Boris Serguine. Julia avait été la maîtresse de Serguine et, au cours d’un voyage à Rome, ils avaient rencontré un ancien communiste, Paolo Monelli, passé au fascisme.

Vlassik et Poskrebychev avaient relevé que Staline avait tiré un trait au crayon devant le nom de Vera Kaminski, et fait suivre ceux de Thaddeus Rosenwald et de Willy Munzer de points de suspension.

La première était donc condamnée, les deux autres maintenus sous surveillance permanente.


Julia Garelli-Knepper n’avait appris l’arrestation de Vera Kaminski que quelques heures avant son départ pour Berlin, une dizaine de jours après sa rencontre avec Staline.

Elle n’était pas retournée à l’hôtel Lux. L’agent du NKVD qui l’accompagnait, un homme jeune aux manières brusques du nom de Vassiliev, lui avait indiqué qu’elle serait logée au Métropole, le nouveau grand hôtel de Moscou. Elle y était consignée, ne pouvant sortir sans autorisation. Celle-ci devait être sollicitée auprès de la direction du NKVD.

Vassiliev l’avait avertie qu’il était prêt à user de la force, si nécessaire, pour l’empêcher de quitter le Métropole. Cependant, le dixième jour, Julia dut se rendre à l’ambassade italienne afin d’y retirer son visa, puisqu’elle était toujours de nationalité italienne et que c’était là, avec son titre de noblesse, l’une des clés qui lui ouvraient les portes des salons de toute l’Europe.

On savait qu’elle était au service des Soviétiques, mais, commentait-on, c’était par esprit de contradiction, par « extravagance » plus que par conviction. Elle était l’une de ces « aristocrates rouges », de ces « originales », de ces « aventurières » qui, donnant du piment à un dîner, suscitaient les désirs et les curiosités.

On l’avait vue aux côtés du colonel von Weibnitz, puis de Karl von Kleist, devenu général, ainsi que de quelques autres comme ce diamantaire, Samuel Stern, qui sillonnait l’Europe. Elle avait, disait-on, épousé un dirigeant communiste allemand, Heinz Knepper, mais ce n’était sans doute qu’une rumeur. Les diplomates soviétiques la démentaient. Et on les croyait d’autant mieux qu’ils affirmaient que la comtesse Garelli avait ses entrées au Kremlin et qu’elle voyait fréquemment Staline dont elle était peut-être la messagère.


Julia savait tout cela. Elle en avait joué et avait pris plaisir à cette comédie à Rapallo, à Venise comme à Paris.

Elle écrit dans son journal :


« Dernier jour à Moscou. Je pars cette nuit pour Berlin. Vassiliev m’accompagnera jusqu’à la frontière finlandaise. Je dois d’abord me rendre à l’ambassade italienne pour y retirer mon visa.

Je réprime comme une inconvenance et une trahison la joie qui m’envahit à l’idée de revoir en tête à tête Sergio Lombardo.

Je suis impatiente de franchir cette frontière au-delà de laquelle je suis sûre que j’éprouverai un irrépressible sentiment de liberté. Mais je ne veux pas céder à l’illusion, à la griserie. Je suis tenue en laisse.

Si je veux que Heinz Knepper ne soit pas exécuté, il faudra que j’obéisse.

Souvent, je pense à Vera Kaminski, sûre qu’ils ont déjà tué Heinz ! J’aurais alors conclu un marché de dupe, comme une putain qui n’a pas exigé qu’on la paie avant de la baiser. Je me serais alors prostituée pour rien. Je ne peux envisager cette hypothèse. Je dois agir comme si Heinz n’était qu’un prisonnier de la Loubianka dont le sort n’est pas encore fixé.

Il dépend de moi qu’il meure ou qu’il survive.

Le loup tient ma gorge entre ses crocs. »


Lorsqu’elle écrit ces lignes, Julia n’a pas encore rencontré Sergio Lombardo, le diplomate italien ami de la famille Garelli et à qui – c’est mon hypothèse – elle confiera ses carnets afin qu’il les fasse parvenir en Italie par la valise diplomatique.

Julia Garelli les retrouvera en 1945.

Elle rend compte dans son journal – j’imagine qu’elle écrit le même jour, mais dans le train qui roule vers Berlin – des propos que lui a tenus Sergio Lombardo :


« Sergio a tenté de me dissuader de partir :

— À l’ambassade, vous êtes en territoire italien, me dit-il. Vous pouvez y demeurer jusqu’à ce que Rome ait négocié avec Moscou un troc qui vous permettrait de regagner l’Italie. Les relations que nous entretenons avec l’URSS sont bonnes. Nous sommes un partenaire commercial et politique important pour eux. Et nous avons arrêté plusieurs agents soviétiques qui peuvent servir de monnaie d’échange. Mussolini connaît de l’intérieur le cynisme des communistes. Il a côtoyé les bolcheviks exilés en Suisse, et Lénine en personne. Il est l’ami de votre père. Il mettra un point d’honneur à vous faire sortir de cette prison.

L’insistance de Sergio, sa détermination m’étonnent et m’émeuvent. Je ne suis plus habituée à la générosité, à l’amitié, aux sentiments humains autres que la peur, le soupçon et la haine. Sergio me répète que Mussolini, comparé à Staline, est un prince humaniste de la Renaissance face à Ivan le Terrible. Et le fascisme n’est qu’une démocratie atrophiée, alors que le communisme est une barbarie sans limites. Il s’indigne que les antifascistes osent, sans rire, dire que les îles Lipari où on les relègue sont une “Sibérie de feu”. Comment peut-on s’aveugler à ce point ?

Je défends du bout des lèvres l’Union soviétique, mais, tout à coup, Sergio me saisit les poignets, les serre, dit d’une voix étouffée par l’émotion :

— Écoutez-moi, Julia, écoutez-moi, je voulais vous épargner ça, mais il faut que vous sachiez !

Il me raconte comment, il y a dix jours, une petite fille a été poussée devant l’entrée de l’ambassade par une inconnue qui s’est enfuie. L’enfant sanglotait et répétait sans sembler comprendre : “Julia Garelli.”

Les carabiniers de garde ont hésité. Ils ont des ordres stricts pour refouler les Russes qui veulent se réfugier à l’ambassade. Mais ils étaient troublés par le nom de Garelli, émus par cette enfant. Ils n’ont pas eu le temps d’ouvrir les portes. Les agents du NKVD qui surveillent l’ambassade se sont précipités et ont enfourné la fillette dans un “corbeau noir”.

J’ai aussitôt compris que le jour de ma rencontre avec Lui, à Kountsevo, Il avait donné l’ordre d’arrêter Vera Kaminski. Celle-ci avait dû le pressentir et confier sa fille à une passante afin qu’on la conduisît à l’ambassade, dans l’espoir qu’on l’y recevrait si elle se présentait en donnant mon nom.

Que sont devenues Vera et Maria Kaminski ?

Je me suis souvenu du “corbeau noir” stationnant devant l’hôtel Lux à côté de la limousine qui devait me conduire à Kountsevo.

Je roule vers Berlin.

Le loup a commencé de m’égorger. »

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