4.
De cette nuit du 3 janvier 1917 qu’elle a passée dans la chambre du premier étage du palais Garelli où elle était née dix-sept ans auparavant presque jour pour jour, Julia dira que ce fut celle de sa « seconde naissance ».
J’ai découvert pour la première fois cette expression dans son journal du mois de janvier 1931, et je l’ai retrouvée dans ses carnets des deux années suivantes, célébrant ainsi ce double anniversaire. Elle était née le 6 janvier, et Heinz Knepper l’avait initiée à l’amour au cours de cette nuit du 3.
Mais cette évocation – ce récit qui, touche après touche, année après année, s’amplifie, se précise – disparaît après 1933, comme si sa mémoire avait été tarie ou bien empoisonnée par les événements dont Julia était alors le témoin.
Mais, en janvier 1931, puis en 1932 et 1933, elle pouvait encore y puiser des raisons de ne pas désespérer.
Elle écrit :
« Besoin de me souvenir, de me recueillir, de m’accrocher à ces moments passés pour résister au courant boueux, sanglant, qui mêle le crime au doute, le cynisme à l’effroi.
Je ne veux pas être emportée, je ne veux pas me laisser gangrener. Cette nuit du 3 janvier 1917 est la preuve de la pureté de notre élan. Si je me souviens, et je veux me souvenir de chaque détail, je survis.
Cette nuit-là, je suis debout, figée en face de Heinz. J’entends la pluie battre les vitres. Depuis plusieurs jours Venise est enfouie sous les eaux. Sans cette inondation, ce brouillard, ces averses, nous n’aurions pu quitter l’hôpital. Mais les patrouilles avaient renoncé à leurs rondes. La piazza San Marco et la Riva degli Schiavoni étaient entièrement recouvertes et nous avons pu atteindre le palazzo Garelli sans croiser âme qui vive.
Et maintenant, dans cette chambre glacée où l’humidité suinte du parquet et des murs, le froid et la timidité nous paralysent.
Nous sommes maladroits. Les blessures de Heinz à son flanc droit sont douloureuses. Je souffre de l’entendre gémir quand il lève le bras vers moi. Et mes gestes sont désaccordés.
Je ferme les yeux, le désir nous unit, mon corps s’ouvre. Mais est-ce encore le mien ? Ce 3 janvier 1917 est la nuit de ma seconde naissance. Mon corps est celui de Heinz, ses idées sont les miennes : révolution de mes sens, révolution du monde, révolution mondiale.
Je veux croire, puisque cette nuit a eu lieu, que j’éprouve, quand je vois Heinz, la même émotion, le même désir, la même certitude que rien de mesquin, de sordide, ni bien sûr de criminel ne le fait agir, que notre espérance, notre volonté demeurent, que nous ne nous sommes pas fourvoyés. Je m’agrippe, je m’arrime à ces souvenirs, je voudrais que le passé, cette nuit du 3 janvier 1917, m’envahisse, que l’eau noire qui recouvrait la piazza San Marco et les placettes, les quais, m’empêche de voir, d’entendre, de deviner ce que Heinz hésite à m’avouer mais qu’il veut en même temps que je sache. Comment expliquer, sinon, qu’il ait laissé sur la table ces feuillets que je lis, fascinée par l’horreur que j’y découvre ?
Dans toute l’Ukraine, on traque les paysans que l’on dit riches, malheureux koulaks que l’on dépouille même des petits oreillers placés sous la tête des enfants. On ne leur laisse qu’un caleçon, et aux femmes une chemise. Plus de chaussures, mais aussi plus de casseroles ni de brocs. Certains se révoltent et, à grands coups de faux, on les massacre, ou on les déporte au-delà du Grand Nord, en Sibérie, sur les îles qu’ils doivent coloniser. Et ils meurent par dizaines de milliers lors du voyage dans les wagons ouverts au vent et au froid. Ils succombent à la faim.
Je lis, je relis. C’est un rapport qui décrit pour le camarade Staline la situation de convois de paysans déportés sur l’île de Nazino.
J’en veux à Heinz d’avoir laissé ces feuillets plusieurs jours sur la table. J’ai d’abord refusé de les lire, ne les déplaçant pas pour qu’il comprenne ma volonté d’ignorer, prenne acte de ce qu’il appellera sans doute ma lâcheté. Et j’en rougis de honte.
Mais un matin, avant de quitter la chambre, il a poussé vers moi les feuillets.
— La Guépéou, et donc Staline, veut que tous les bolcheviks sachent ce que la révolution doit faire pour survivre, a-t-il dit.
Il a haussé la voix. Elle est si rauque que j’ai l’impression qu’elle va se briser. Elle devient aiguë.
— C’est comme un accouchement, Julia, crie-t-il presque. Ce n’est pas propre comme un linge blanc, mais c’est l’humain. Il y a du sang, on taillade les chairs, la femme hurle, on coupe le cordon, elle est délivrée, mais parfois le bébé meurt, parce qu’il se présente mal, et la mère succombe avec lui. C’est un risque. Nous l’avons pris. L’accouchement est difficile, aux forceps.
Et tout à coup il hurle :
— Lis, lis donc, je ne veux pas être le seul à savoir !
J’apprends ainsi qu’il existe une île qui s’appelle Nazino au confluent de l’Ob et de la Nazina, un endroit vierge, sans la moindre habitation. On y a débarqué 6 114 déportés. Pas d’outils, pas de semences, pas de nourriture. Le lendemain, la neige se met à tomber. Le vent se lève. Les gens commencent à mourir. Ce n’est qu’au quatrième ou cinquième jour après l’arrivée des déportés sur l’île que les autorités envoient par bateau un peu de farine à raison de quelques centaines de grammes par personne. Ayant reçu leur maigre ration, les gens courent vers le rivage et tentent de délayer dans leurs chapkas, leur pantalon ou leur veste, un peu de cette farine avec de l’eau. Mais la plupart des déportés dévorent leur farine telle quelle, et meurent souvent étouffés. Durant tout leur séjour sur l’île, ils ne reçoivent en tout et pour tout qu’un peu de farine. Les plus débrouillards s’efforcent de cuire des galettes, mais il n’y a pas le moindre récipient et bientôt apparaissent des cas de cannibalisme… »
À chaque anniversaire de ces deux naissances, en janvier 1932 puis en janvier 1933, je vois Julia seule dans la chambre que Heinz Knepper vient de quitter.
Elle prend son carnet comme une élève appliquée. Elle évoque d’abord ces jours de 1917, quand le frère de Julia, Marco Garelli, revenu du front, pousse la porte de la chambre et les surprend, elle et Heinz, dans la nudité de leur sommeil.
Il hurle, il les menace, revolver au poing. Julia se campe devant Heinz, et, tout à coup, Marco se met à pleurer, baisse la tête, leur demande de se rhabiller, et Heinz le fait avec difficulté parce que son bras droit est encore raide, ses blessures saignent à chaque geste un peu brusque. Il porte les vêtements de Marco Garelli que Julia lui a prêtés. Il s’avance vers Marco, qui ne bouge pas, décline son identité, sa qualité d’officier allemand, servant dans l’armée autrichienne, et dit :
— Tuez-moi ou livrez-moi, je suis responsable ; votre sœur n’est en rien coupable.
Julia bondit.
En quelques semaines, elle est devenue cette femme sûre d’elle, de son corps, de ses idées, sûre de sa volonté de lutter contre la barbarie impérialiste et cette tuerie née du capitalisme, pour la révolution mondiale qui va embraser, à partir du charnier européen, tous les continents, et les prolétaires, les exploités établiront sur terre le règne de la justice et de l’égalité.
Elle parle, elle parle, corps nouveau, langue nouvelle.
Marco Garelli la regarde avec des yeux effarés ; la stupéfaction, le désespoir et la colère, l’incompréhension puis l’abattement se mêlent pour déformer son visage. Ses traits expriment à la fin un accablement désabusé comme s’il recouvrait le réalisme et la sagesse des anciennes lignées, d’une vieille république, qui savaient qu’on ne peut se dresser contre la fatalité, qu’il faut laisser passer la vague.
— Qu’allez-vous faire ?, demande-t-il seulement.
« Je pense à Marco, à l’aide qu’il nous a apportée, écrit Julia. Sans lui, nous n’aurions pas pu gagner la Suisse, vivre ce que nous avons vécu, ces jours exaltants, cette espérance. »
Elle s’interrompt. C’est assez de souvenirs, d’eau pure pour ce jour de janvier 1932. Et, comme elle l’a fait en 1931, il lui suffit de passer à la ligne pour noter ce qu’elle a entre-temps appris :
« Les morts dans les campagnes ukrainiennes se comptent par millions, auxquels il faut ajouter les déportés, les paysans brûlés vifs dans les forêts où ils se sont réfugiés et auxquelles les troupes de la Guépéou ont mis le feu. »
Et Heinz, par une nuit d’insomnie, alors qu’il fume, allongé, le bras droit depuis longtemps guéri replié sous sa nuque, confie à Julia que l’on a imprimé une affiche sur laquelle on peut lire : « Manger son enfant est un acte barbare. »
Son corps tout entier est secoué de spasmes nerveux, comme s’il s’agissait d’un rire silencieux :
— Tu entends, Julia, « Manger son enfant est un acte barbare » ! C’est notre révolution, notre « saut qualitatif » dans la construction d’une civilisation nouvelle, qui permet cela ! Nous éduquons le peuple, n’est-ce pas ? Tu te souviens de la Kroupskaïa ? de son projet de dictionnaire pédagogique qu’elle avait élaboré et qui avait, disait-elle, enthousiasmé Lénine ?
Julia se souvenait. C’était au mois de févier 1917, peu après leur arrivée à Zurich et leur première visite chez Lénine et son épouse, Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, dite Nadia.
On ne savait pas encore que la révolution avait commencé à Petrograd.
Dans leur petite chambre située au troisième étage d’un immeuble de pierre du 14, Spiegelgasse et louée à un cordonnier socialiste du nom de Kammerer, Lénine et Kroupskaïa cherchaient un moyen de gagner quelques sous, et cette idée de dictionnaire pédagogique, d’encyclopédie avait paru fructueuse à Lénine.
Croisant les mains derrière sa nuque, il avait en riant convié Heinz à collaborer à ce projet, et pourquoi sa jeune compagne ne s’y associerait-elle pas ? Comtesse Garelli ? Et Lénine avait ri de plus belle, disant que puisque l’aristocratie rejoignait les rangs des prolétaires, cela signifiait que la révolution était imminente et que la bourgeoisie capitaliste vivait ses derniers jours ; qu’ainsi c’en serait fini des temps barbares, la révolution mondiale allait donner naissance à un autre monde.
C’est un de ces jours-là, à la fin du mois de février ou au tout début mars, peut-être le 2, que les journaux de Zurich, le Zürcher Post et le Neue Zürcher Zeitung ont annoncé dans des éditions spéciales que la révolution avait éclaté en Russie.
Et peu après – sans doute le 4 mars –, Heinz Knepper a présenté à Julia celui qu’il avait appelé le « magicien de la révolution », Thaddeus Rosenwald, Pragois, Viennois, Berlinois, résidant à Istanbul et à Stockholm, disposant de trois ou quatre passeports, Thaddeus le banquier, le marchand, l’importateur, pour le compte des Russes, de médicaments, de préservatifs, familier des chefs de l’Okhrana, la police secrète du tsar, comme du haut état-major allemand, et bolchevique, cependant, peut-être par intérêt ou parce qu’il était juif, et qu’il avait eu à souffrir des pogroms, à Moscou, à Varsovie, et qu’il aspirait lui aussi à un autre monde.
Julia n’a pas aimé Thaddeus Rosenwald malgré la distinction de ses traits réguliers, son élégance, son long corps fluet serré dans une pelisse qui étonnait en ce mois de mars zurichois déjà tempéré.
Thaddeus a pris Heinz et Julia par les bras, les entraînant par les ruelles du vieux Zurich vers la Helvetia Platz où se dressait la Volkhaus, cette maison du Travail aux apparences de construction gothique où Lénine se rendait souvent pour haranguer les camarades suisses, leur annoncer que de la guerre impérialiste devait surgir la révolution socialiste mondiale.
Sur le seuil de la Volkhaus, Thaddeus Rosenwald s’est arrêté. Les larges rebords de son chapeau masquaient ses yeux, mais Julia a imaginé qu’ils étincelaient lorsqu’il a dit :
— Pour mettre le feu au monde, il faut que Lénine puisse rentrer à Petrograd.
Il a saisi Heinz aux épaules :
— Par n’importe quel moyen, à n’importe quel prix !
Il a réfuté d’un mouvement de tête, d’un « non » prononcé avec impatience – « Mais non ! Mais non ! » – les inquiétudes de Heinz qui craignait, si Lénine acceptait de regagner la Russie en traversant l’Allemagne, la réprobation, la condamnation, peut-être même la haine des patriotes russes, de ces moujiks sous l’uniforme qui combattaient l’Allemand et dont des centaines de milliers de camarades étaient déjà morts depuis 1914.
— Mais non, mais non ! a répété Thaddeus Rosenwald. On offrira la paix et la terre au peuple. Et les foules nous acclameront. Elles pilleront les palais de leurs maîtres. Et les soldats déserteront avec leurs armes et fusilleront leurs officiers.
Il a épaulé comme s’il tenait un fusil.
— Les Allemands vont favoriser notre retour en Russie parce qu’ils pensent comme moi. Et quand nos troupes se seront débandées, ils retireront leurs divisions du front, les transporteront en France, et la bonne petite république bourgeoise, la belle et ronde Marianne n’aura plus qu’à se coucher comme en 1870 ! L’Allemagne et nous, nous serons victorieux !
Il s’est tourné vers Julia.
— Mais nous aurons contaminé l’Allemagne. Et l’argent qu’elle s’apprête à nous verser, nous l’utiliserons contre elle pour construire le parti des bolcheviks allemands.
Il a tapoté l’épaule de Heinz.
— Et votre Heinz, comtesse, sera le Lénine allemand !
Il a ri, agité ses mains comme un prestidigitateur.
Et Julia en a frissonné.