15.

Je suis le petit-fils d’Alfred Berger.

Lorsque j’ai découvert que Julia Garelli-Knepper l’avait connu et l’avait jugé de cette manière impitoyable et méprisante, j’ai eu le sentiment d’avoir été floué, manipulé par cette femme que j’admirais et dont je tentais de raconter la vie héroïque.

Elle incarnait le siècle et j’expliquais ses faiblesses par les contradictions d’un temps qui faisait que les plus valeureux, les plus vertueux des hommes avaient été contraints à chaque instant de choisir entre plusieurs fidélités à eux-mêmes, à leur foi, à leurs camarades, aux illusions de leur jeunesse.

Julia était pour moi une héroïne tragique et j’aurais voulu qu’un Shakespeare ou un Sophocle s’emparât de son destin pour l’inscrire dans la mémoire des hommes.

Je connaissais les limites de ce que je tentais. Je n’étais pas un grand dramaturge ; je voulais seulement rassembler les éléments oubliés de sa vie.

Et puis, tout à coup, dans les toutes dernières lignes du journal de l’année 1926, ce nom de Berger, le mien, et cette question qui m’a aussitôt tenaillé : pourquoi Julia avait-elle feint de l’ignorer quand je m’étais présenté à elle ?

Depuis cette rencontre inattendue avec Alfred Berger, je ne pouvais plus croire à l’innocence ni à la sincérité de Julia Garelli-Knepper.

Elle était rentrée dans le rang, personnage ambigu, habile et calculateur comme nous le sommes tous.

Mais, comme j’avais aussi honte de cette pensée, j’ai voulu comprendre les raisons de son silence.


Elle m’avait dit, quelques jours avant sa mort :

— Prenez la vérité pour horizon, David, que rien ne vous arrête, ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts !

Or j’étais désormais persuadé que c’était moi qu’elle avait trahi en ne m’interrogeant pas d’abord sur cette homonymie qu’elle n’avait pu que remarquer, qui avait dû la frapper, peut-être l’inquiéter puisque, si souvent – je l’ai vérifié depuis lors – entre 1926 et 1937, puis à nouveau entre 1946 et 1949, elle mentionne ce nom de Berger dans ses carnets successifs.

Or, au contraire, elle avait feint d’entendre pour la première fois mon nom, elle l’avait répété comme pour s’y accoutumer. Elle s’était même étonnée qu’il s’agisse là d’un nom français. Elle était persuadée que ce patronyme était germanique. Et elle l’avait prononcé à l’allemande.

En même temps, j’avais été troublé par la façon dont elle le murmurait comme si j’avais été bien autre chose que l’auteur des Prêtres de Moloch venu lui présenter ce roman sur l’ubiquité du Mal, solliciter d’elle peut-être un avant-propos, en tout cas l’autorisation de le lui dédier.

Elle avait même dit :

— Je ne sais qui vous envoie, David Berger… David Berger…

Je m’étais rengorgé.

J’avais voulu montrer à Julia Garelli-Knepper que j’étais lié, moi aussi, à cette grande histoire tragique qui l’avait emportée.

Et j’avais commencé à lui décrire mon roman familial, qui était un petit paragraphe de la rouge et sanglante épopée du communisme.

Mon père, Maurice Berger, instituteur dans son village du Têt, à quelques kilomètres de Vaison-la-Romaine, avait animé toute sa vie une cellule communiste. Il était mort en 1985 à soixante ans, sans ajouter une virgule à ses convictions, ni corriger cette dictée jamais modifiée, sans fin recommencée.

J’avais été tenté d’évoquer la figure tutélaire d’Alfred Berger qui vivait en solitaire, refusant de nous rencontrer, mon père et moi, son petit-fils.

Durant toute mon enfance il avait été le grand-père mystérieux, le héros, celui dont mon père parlait avec une sorte de terreur respectueuse.

On disait Lui, et c’était avec un L majuscule.

Lui, Alfred Berger, avait été l’un de ces hommes qu’une seule et noble idée habite. Lui, un mystique, avait vécu à Moscou, avait commandé l’un des maquis du mont Ventoux, et Lui était décoré de la Légion d’honneur à titre militaire.

Et Lui, nous méprisait.

— C’est un héros, il ne respecte que les héros, disait mon père. Pour Lui, je ne suis qu’un pleutre qu’il a poussé à prendre le maquis en 1943, j’avais dix-huit ans, à coups de pieds au cul. Quand j’ai pris ma carte au Parti, il ne m’a même pas adressé un mot. C’est un grand, nous sommes des petits. Mais Lénine et Staline n’avaient pas cette indifférence, ce mépris pour les simples militants. Et je suis son fils. Mais Lui, il ne vit qu’avec lui-même.

Je n’avais rien pu dire de tout cela à Julia Garelli-Knepper. À peine avais-je commencé à lui parler de Maurice Berger, l’instituteur, mon père, qu’elle m’avait interrompu d’un geste impatient.

— C’est vous, qui m’intéressez, m’avait-elle dit. Gardez pour vous vos histoires.

C’était sans appel.

Je lui reprochais de m’avoir ainsi fait croire que c’était à mes seules qualités que je devais de l’avoir conquise, décidée en quelques heures à me confier l’administration de sa Fondation, l’inventaire de ses archives, le droit d’en user comme je l’entendais dès lors que j’en respectais la lettre et l’esprit.

Cette confiance qu’elle m’accordait, cette porte qu’elle ouvrait devant moi, ce changement de vie qu’elle m’offrait – et j’en avais été ébloui –, elle m’avait dissimulé que je les devais, j’en suis aujourd’hui persuadé, à Alfred Berger, mon grand-père, qui avait été son ennemi, qui avait peut-être tenté de la faire assassiner.

En me recrutant, elle remportait sur Alfred Berger une victoire absolue.

Je devenais un transfuge, je passais dans son camp !


Belle, théâtrale et légitime vengeance posthume, car mon grand-père était mort en 1989, peu de temps après que je me fus rendu chez Julia Garelli-Knepper. Et naturellement il avait ignoré que je changeais de vie, puisqu’il n’avait jamais manifesté la moindre curiosité à mon égard.

Mais Julia Garelli-Knepper avait agi méthodiquement dans l’intention de se servir de moi contre le souvenir d’Alfred Berger.

J’ai retrouvé entre les pages de son dernier carnet qui contient son journal – ses notes, plutôt – des années 1989-1990, la notice nécrologique de mon grand-père publiée par Le Monde. Elle l’a donc découpée après l’avoir lue, glissée entre ses pages où son écriture morcelée, à peine lisible, difficile à déchiffrer, témoigne de sa volonté de rester lucide jusqu’au bout.

Or, dans cette note, il est écrit : « L’écrivain et cinéaste David Berger est le petit-fils d’Alfred Berger. »

Julia Garelli-Knepper savait donc que j’étais uni à Alfred Berger par le lien d’une filiation directe, et non par une banale homonymie.

Or elle ne m’avait posé aucune question, m’empêchant même d’évoquer la personnalité de mon père comme si elle avait craint qu’à dérouler le fil de mon ascendance on n’atteignît cet Alfred Berger qui était à l’origine de l’intérêt qu’elle me manifestait.

Car – j’en avais été blessé – elle avait à peine feuilleté mes Prêtres de Moloch et j’avais été étonné qu’après avoir ainsi écarté avec mépris ce livre que je voulais lui dédier et qui lui aurait permis de me connaître, elle me confiât sa Fondation, ses archives, la mission de recomposer sa vie.

Elle comptait sur le choc, l’émotion que je ressentirais lorsque je serais confronté au nom d’Alfred Berger.

Je serais alors lié charnellement à elle, je partagerais la souffrance de tous ceux qui avaient été victimes du fanatisme de ces dizaines de milliers d’Alfred Berger, qui avaient proclamé et sans doute cru qu’ils guidaient l’humanité vers des « lendemains qui chantent ».

Or ils avaient été des assassins, des cyniques, des aveugles ou des lâches. Ils étaient coupables.

Et moi, leur petit-fils, accablé par le remords, je ne pourrais me séparer d’eux qu’en les condamnant, qu’en les trahissant.

Tel était le piège que m’avait tendu Julia Garelli-Knepper en me dissimulant le nom d’Alfred Berger.

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