31.

Il était tapi au fond de sa tanière et Julia s’était immobilisée sur le seuil de cette pièce plongée dans la pénombre que la fumée de sa pipe rendait encore plus obscure, comme s’il avait voulu se dissimuler derrière elle.

Julia n’avait distingué son visage qu’au bout de plusieurs secondes et elle avait pensé qu’il était malade, comme une plante rabougrie qui ne voit jamais le soleil.

Elle avait été terrorisée d’oser en sa présence porter un tel jugement, comme s’il avait pu le deviner.

Il lui avait fait signe d’approcher en bougeant à peine la main gauche, la droite serrant sa pipe.

Elle s’était exécutée et l’odeur de tabac était devenue si forte qu’elle avait craint de tousser, de ne pouvoir réfréner cette nausée qui lui envahissait la gorge, la bouche. Mais il y avait pire : il lui avait semblé qu’elle se couvrait de sueur et qu’il allait s’en apercevoir, comprendre qu’elle pensait qu’elle pouvait bondir sur lui, qu’elle se souvenait à cet instant précis de l’exclamation chuchotée par Heinz Knepper – et Thaddeus Rosenwald avait jadis exprimé la même pensée à Paris – : « Ne me dis pas qu’il n’y a personne dans ce pays capable de l’éliminer ! Les Russes ont tué les tsars, ils le tueront bien aussi… »


Julia avait été surprise qu’on ne la fouille pas à l’entrée de cette datcha de Kountsevo où elle était arrivée après une dizaine de minutes de trajet.

En descendant de voiture, elle avait aperçu les dizaines de gardes en uniforme du NKVD qui entouraient la construction à un étage, peinte en un vert sombre tirant sur le marron, comme si on avait voulu qu’elle se fondît avec la forêt de pins qui s’étendait à perte de vue.

On avait contrôlé son passeport, mais aucun des gardes qui se trouvaient dans le hall n’avait examiné le contenu de son sac ni n’avait eu un geste pour palper son corps.

Alors qu’elle aurait pu dissimuler une arme.

Et s’asseyant en face de Lui, elle avait baissé les yeux pour qu’il n’y lise pas qu’elle ne pouvait s’empêcher de se remémorer ces révolutionnaires, ces jeunes femmes qui avaient jadis attenté à la vie des tsars.

Mais elle n’avait pas eu l’audace d’imaginer le geste qui aurait mis fin à la tyrannie qui terrorisait l’Union soviétique. Elle avait à la fois si peur qu’il ne devine ce qu’elle pensait et elle en concevait tant de regrets qu’elle s’était mordue les lèvres pour ne pas crier d’effroi et de remords mêlés.


Il lui avait souri.

— Alors, camarade italienne, avait-il dit, on se préoccupe du sort de son Allemand ? Comment l’appelles-tu ?

Et, avant qu’elle ait pu répondre, il avait repris :

— Heinz Knepper ! Pourquoi veulent-ils tous me tuer ? Pourquoi conspirent-ils tous contre moi ?

Il avait lentement bougé son bras gauche, puis avait renoncé, le laissant retomber, et c’est son bras droit, sa main tenant la pipe comme une arme qu’il avait pointé sur Julia Garelli.

— Comprends, camarade Garelli, écoute ce que je vais te dire, et qui explique tout – tout !

Il s’était interrompu comme pour laisser le temps à Julia de se concentrer, puis il avait dit en martelant chaque mot :

— Staline, ce n’est pas moi. Le pouvoir soviétique est Staline.

Il avait mâchonné le tuyau de sa pipe.

— Ils n’ont pas compris que le pouvoir soviétique, c’est moi, qu’en se dressant contre moi, ils ne sont que des ennemis du pouvoir.

Il s’était levé. Il portait une blouse paysanne serrée à la taille par une large ceinture. Ses pantalons bouffants s’enfonçaient dans les bottes en cuir souple qui s’arrêtaient à mi-mollet.

— Tu devrais mieux connaître l’histoire russe, camarade italienne. Je suis un bâtisseur de la Russie, comme l’a été Ivan le Terrible. Le temps passe, les siècles se succèdent, mais, en même temps, tout recommence d’une autre manière, et celui qui veut construire un État fort, nouveau, respecté, doit toujours briser ceux qui s’y opposent. Ivan a dû affronter la haine et la bêtise des boyards. Il n’en a pas tué assez ; sa main, à un moment, a hésité. Il a eu tort. Ils ont cherché à l’assassiner comme on le fait avec moi. Sais-tu, camarade, qu’on m’a envoyé, comme on le faisait dans tes villes de la Renaissance, un livre dont toutes les pages étaient empoisonnées ?

Il était retourné s’asseoir, avait rallumé sa pipe, aspirant bruyamment, le visage vite enveloppé de fumée.

— Qui se souvient aujourd’hui des noms des boyards dont Ivan le Terrible s’est débarrassé ? Personne !

Il avait gardé la pipe serrée entre ses dents et brandi son poing droit.

— Qui va se souvenir de cette racaille dans dix ou vingt ans ? Ils murmurent, ils conspirent, ils s’opposent. Ils devraient penser au sort des boyards, savoir que je me débarrasserai moi aussi de tous mes ennemis, qui sont ceux du pouvoir soviétique.

Le silence à nouveau. Elle n’avait pu s’empêcher de tousser, s’efforçant de ne pas laisser jaillir ce cri de désespoir et d’effroi qui montait en elle.

Mais, lorsqu’il avait recommencé à parler, il avait changé de voix. Celle-ci s’était faite tout à coup plus grave, presque mélodieuse et bienveillante.

Il n’accusait pas Heinz Knepper, avait-il dit. Si les camarades du NKVD lui avaient dit la vérité – mais Lui, au sommet du pouvoir, ne contrôlait pas tout, il y avait des exécutants bornés, brutaux, peut-être complices des ennemis du pouvoir soviétique –, Heinz Knepper n’était qu’un témoin. On le gardait à la Loubianka pour le protéger de ceux qui voulaient l’empêcher de témoigner, mais, naturellement, si rien, comme c’était probable en l’état de l’enquête, n’était retenu contre Knepper, on le libérerait et il reprendrait sa place au Komintern, au service de la révolution.

Elle devait le croire, savoir que son comportement à elle pèserait dans les décisions concernant Heinz Knepper.


Elle s’était souvenue du chantage qu’il avait exercé sur elle en 1934.

Elle avait dû accepter cette mission à Venise, cette liaison qu’elle avait eue alors avec l’un des proches de Hitler, ce Karl von Kleist, et déjà alors Il avait évoqué avec elle une nouvelle mission.

Elle n’avait donc pas été surprise quand il l’avait interrogée sur cet Allemand, ce junker, et c’est, elle, Julia, qui avait complété en prononçant le nom de von Kleist.

Il s’était exclamé, souriant :

— Je savais, chère camarade, que tu comprendrais. Heinz Knepper pourra une fois encore te remercier. Et tu le retrouveras, tu reconstitueras ton petit axe italo-allemand !

Il avait souri, s’était mis à arpenter la pièce, s’approchant de Julia, la frôlant parfois, et elle tressaillait, se recroquevillant malgré elle, se répétant qu’elle avait sauvé Heinz Knepper, puis tout à coup désespérait, songeant aux propos de Vera Kaminski selon qui il ne fallait surtout pas croire aux promesses de ce loup.


Mais elle ne bougeait pas, envoûtée, soumise. Il parlait lentement, d’une voix posée, sûr de lui, sachant qu’il l’avait domptée.

Il lui expliquait qu’il voulait la voir partir pour Berlin et qu’elle y séjourne jusqu’à ce qu’il l’ait rappelée. Elle serait la comtesse Julia Garelli qui parcourait l’Europe, mais peu importait qu’on la soupçonne – les nazis, qui avaient de bons services de renseignement, en auraient la certitude – d’être un agent soviétique.

Il voulait même qu’elle s’affiche ainsi, qu’elle fasse comprendre à Karl von Kleist qu’elle était une sorte d’ambassadrice officieuse du pouvoir soviétique.

— Tu mesures la confiance que je t’accorde ?

Il fallait qu’elle se souvienne de la conclusion de ce traité de Rapallo où elle s’était montrée si efficace, car elle avait des qualités, n’est-ce pas, que ne possédait aucun autre négociateur.

— Et tu ne les as pas perdues, comtesse Garelli !

Elle devait indiquer à Karl von Kleist qu’à Moscou, au plus haut niveau – « Tu peux parler de moi » –, on ne considérait pas l’Allemagne nazie comme une ennemie. Les idéologies nazie et communiste ne pouvaient empêcher le rapprochement des deux pays, comme à Rapallo. D’ailleurs, il y avait plus de points communs entre un nazi et un bolchevik qu’entre l’un et l’autre et un démocrate juif, français ou anglais.

Telle était la mission décisive qu’il confiait à Julia.

Elle disposerait de tous les moyens dont elle aurait besoin. Il fallait qu’elle soit invitée à ces réceptions fastueuses que Hitler donnait à la chancellerie. Le Führer aimait les aristocrates.

Il s’était approché de Julia, lui avait posé la main sur l’épaule.

— Quand il s’agit de toi, moi aussi j’apprécie les femmes de la noblesse, avait-il dit. Mais, sinon, j’ai les goûts d’un moujik, je préfère les paysannes blondes et bien en chair.

Il avait ri.

L’odeur de tabac était de plus en plus âcre et avait donné à Julia envie de vomir.

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