41.
Souvent, dans le journal qu’elle a recommencé à tenir dès le mois d’août 1945, Julia évoque le moment où l’un des gardes du corps de Staline – sans doute Vlassik – lui empoigne l’épaule, la tire brutalement hors du bureau cependant que Poskrebychev en referme la porte.
« J’ai eu l’impression d’être précipitée dans un gouffre, écrit-elle.
Peut-être m’ont-ils frappée du poing ou du coude ? Je me souviens seulement d’avoir ressenti une vive douleur dans le bas-ventre, si violente qu’elle m’a pliée en deux et que j’en ai eu le souffle coupé. Aurais-je voulu crier que je n’aurais pas pu.
Vlassik m’a entraînée jusqu’à une petite pièce attenante à l’entrée de la datcha. Un rideau de velours grenat dissimulait une issue que Poskrebychev a ouverte.
J’ai eu à peine le temps d’entrevoir les officiers du NKVD qui se tenaient devant une limousine. Vlassik m’a poussée à l’intérieur de la voiture et je me suis affalée sur la large banquette arrière, mais on m’a fait tomber sur le plancher du véhicule et deux officiers du NKVD se sont assis sur la banquette et ont naturellement, posément, calé les talons de leurs bottes sur ma nuque et mon dos.
J’étais devenue en quelques minutes cette “chose-là”, ce tas de chair et de vêtements sur lequel on essuyait ses semelles.
J’ai peu à peu recouvré mon souffle. Je me suis jurée de m’agripper aux parois de cet abîme, de ne pas y crever, de ne pas leur accorder cette victoire.
Je devais survivre afin de pouvoir témoigner pour Vera et Maria Kaminski, pour Heinz Knepper et des milliers d’autres.
C’est à ce moment-là, la bouche contre le tapis poussiéreux de cette voiture qui roulait vite de la datcha de Kountsevo à la prison de la Loubianka, que j’ai commencé à reconstituer ce que je savais être ma dernière rencontre avec Lui, le Loup, le Grand Bourreau, l’Imposteur, l’Assassin qui avait osé me dire – les mots revenaient et je m’efforçais de les graver dans ma mémoire – : “Cela ne dépend pas de moi. Je ne peux rien faire, seul le NKVD peut résoudre cette affaire.”
« Comment ne pas mépriser un homme qui avait besoin, là où il était parvenu, de jouir mesquinement du mensonge, de jouer la farce tragique de son irresponsabilité, d’oser affirmer qu’il était impuissant, Lui dont un trait de crayon sur une liste de noms décidait de la mort ou de la vie de centaines, de milliers, et, en bout de compte, de millions d’être humains ?
Mais ce simulacre était une autre manière de torturer ses victimes, de les avilir, de les contraindre à avaler ces contre-vérités, ces excréments.
Et c’était la même logique folle qui était à l’œuvre quand la machine terroriste voulait obtenir des aveux dans une parodie de justice où les innocents, broyés, réclamaient eux-mêmes un châtiment, se couvraient le visage, emplissaient leur bouche de leur propre merde.
J’ai vomi dans cette voiture et les officiers du NKVD m’ont insultée et bourrée de coups de pieds. »
Julia écrit ces lignes assise devant la fenêtre de sa chambre au premier étage du palazzo Garelli.
Elle est revenue à Venise dès qu’elle a pu quitter l’Allemagne, au mois de juin 1945.
Les autorités américaines l’avaient longuement interrogée, s’étonnant qu’elle eût survécu à deux années de camp soviétique, l’un des plus sévères, celui de Karaganda, puis à cinq années au camp de Ravensbrück.
L’officier des services de renseignement n’avait pas caché qu’il la soupçonnait d’avoir été à la fois un agent communiste et une collaboratrice des nazis.
Qu’elle fût vivante, n’était-ce pas la preuve de ses compromissions ?
Et puis elle était l’épouse de Heinz Knepper dont on ignorait le sort. Il n’avait pas été jugé à Moscou. Il avait disparu et peut-être, sous une nouvelle identité, était-il l’un de ces agitateurs communistes, de ces experts en révolution, souvent allemands, qui conseillaient Mao Tsé-toung ?
Julia avait hurlé, renversé la table, crié qu’elle n’avait pas subi les interrogatoires du NKVD et de la Gestapo pour se retrouver accusée par un officier américain ! Assez ! Assez !
Elle avait éclaté en sanglots et, après avoir battu des bras comme une femme qui se noie, elle s’était évanouie et on avait dû l’hospitaliser.
Elle avait ainsi attiré l’attention de l’état-major américain.
On avait découvert qu’elle était la fille et la sœur des comtes Lucchino et Marco Garelli, et, à sa sortie de l’hôpital, on l’avait traitée avec la considération due à son rang et aux malheurs qu’elle avait subis.
On lui avait appris avec ménagement que son père, Lucchino Garelli, avait été abattu par des partisans communistes qui l’accusaient d’avoir été un hiérarque fasciste et d’être resté fidèle à Mussolini après l’armistice du 8 septembre 1943 qui avait vu l’effondrement du régime du Duce.
Quant à Marco Garelli, le frère de Julia, il avait été fusillé par les Brigades noires fascistes qui l’avaient arrêté au moment où il tentait de rejoindre des unités de partisans opérant dans la vallée du Pô.
Julia avait fermé les yeux, baissé la tête en apprenant ainsi qu’elle était la dernière des Garelli.
Elle était restée plusieurs minutes tassée, silencieuse, puis elle avait murmuré qu’elle souhaitait rentrer chez elle, à Venise.
Les Américains avaient aussitôt mis un avion à sa disposition. Elle avait voyagé seule dans l’immense carlingue, emmitouflée sous des couvertures.
En atterrissant sur l’une des pistes de l’aéroport de San Nicolo, elle s’était souvenue de ce mois de juin 1934, quand son frère l’avait présentée au général Karl von Kleist et qu’elle avait serré la main potelée du Führer.
C’était il y avait des siècles, avant qu’elle ne connût les derniers cercles de l’enfer.
Riva degli Schiavoni, elle avait découvert que le palazzo Garelli était devenu le siège de la Fédération du Parti communiste et elle avait dû, face à ces « camarades », dire qu’elle était prête à se suicider devant le palazzo si on ne lui restituait pas son bien, ce qui, après ces cinq ans passés dans un camp nazi, non seulement était pour elle un droit, mais, pour eux, un devoir.
Ils avaient abandonné le palazzo et elle avait retrouvé chaque meuble, chaque tableau, et d’abord celui de la comtesse Elisabeth Garelli, la tueuse perverse qui se baignait jadis dans le sang des jeunes vierges qu’elle égorgeait.
Avant d’être des communistes, ces camarades, ces bolcheviks-là étaient des Italiens. Leur chef, Palmiro Togliatti, ne se prétendait pas l’héritier et le continuateur d’Ivan le Terrible, mais de Machiavel !
Julia était restée plusieurs jours recluse, jouissant de cet espace où elle était seule et qui lui avait paru immense après la promiscuité des cellules et des blocks, à Karaganda comme à Ravensbrück.
Puis elle avait recommencé à écrire : son journal et ces textes qui allaient devenir, en 1949, quand elle s’installerait en France à l’occasion de son témoignage au procès Kravchenko, ces deux livres : Tu leur diras qui je fus, n’est-ce pas ? et Tu auras pour moi la clémence du juge.
Elle écrivait sans hâte, ne se lassant pas de rêver, laissant son regard errer sur la lagune, se perdre dans le grand large, suivre le balancement des gondoles, le trajet des vaporetti, le vol d’un oiseau.
Au crépuscule, elle sortait, marchant à pas lents le long de la Riva degli Schiavoni, envahie par l’ivresse de la liberté à se promener seule, à sa guise, sans entendre les aboiements des kapos et de leurs chiens, sans être contrainte de frapper du talon en cadence, sans craindre de s’écrouler de fatigue et d’être de ce fait condamnée, abattue ou inscrite pour un « transport » vers Auschwitz.
Au camp de travail et de rééducation de Karaganda ç’aurait été le block disciplinaire, l’isolement, le froid, la soif, la faim, les planches grouillantes de punaises, et, le matin, le travail qu’il fallait accomplir dans la steppe afin de désherber les champs de tournesol – et le soleil, l’été, dévorait la peau, les yeux, la gorge.
Mais elle était là, chez elle, à Venise, suivant les canaux étroits, s’installant sur une piazzetta, ne rentrant au palazzo qu’à la nuit tombée.
Qui pouvait éprouver mieux qu’elle l’intense bonheur qu’il y a à vivre comme on l’entend, à coucher dans des draps propres ?
Elle allait dire ce qu’elle avait vécu, pour que d’autres comprennent.