46.

À l’issue du procès Kravchenko, Julia est une femme d’à peine cinquante ans, l’âge du XXe siècle.

J’ai devant moi les photos d’elle que publie la presse au lendemain de la proclamation du verdict qui condamne Les Lettres françaises, mais d’une manière si nuancée, si bénigne que les journaux communistes peuvent clamer que « le traître, le gangster littéraire, l’agent des Américains, le fauteur de guerre » a échoué dans son entreprise de calomnier l’Union soviétique qui reste, pour tous les peuples, « la citadelle du socialisme et de la paix ».

C’est ainsi que s’écrit, en 1949, la langue communiste.


Dans le regard de Julia, dans l’expression de son visage, je lis non de la résignation, mais de la tristesse, une souffrance acceptée, domptée mais indélogeable, au cœur de son âme.

Elle note dans son journal :


« Je ne puis oublier Maria Kaminski et sa gardienne – interprète ! – qui lui serrait le bras, l’entraînait hors de la salle du tribunal.

Avec ce souvenir de Maria, ce sont tous les visages de mes camarades de camps, celles de Karaganda et de Ravensbrück, qui m’habitent.

Or j’ai dû entendre l’avocat général accabler Kravchenko au nom de l’objectivité et d’un raisonnement qui se voulait balancé :

— Sous aucun prétexte on n’a le droit d’abandonner sa patrie en guerre, de divulguer des secrets…

Kravchenko est donc bien le traître que dénoncent Les Lettres françaises, lesquelles peuvent faire oublier qu’elles sont condamnées à 150 000 francs de dommages et intérêts. “L’honneur de Kravchenko ne vaut pas un sou !” titrent-elles en rappelant les propos de l’avocat général : “Messieurs, qu’il y ait eu des excès en Russie, c’est possible. Tous les régimes neufs, s’ils ne veulent pas périr, sont obligés de se montrer particulièrement vigilants, et cette vigilance nécessaire les amène parfois à des rigueurs particulières.”

Qu’a-t-il fait, ce magistrat, de mon témoignage ? C’est comme si je n’avais pas rapporté les cris de ces camarades juifs allemands qui se débattaient sur le pont de Brest-Litovsk, le 8 février 1940, lorsque les agents du NKVD les entraînaient vers les SS, les livraient ainsi au peloton d’exécution, aux camps d’extermination.

Cette incapacité à entendre, à comprendre qu’entre les deux régimes, celui de Staline et celui de Hitler, fut scellé un pacte rouge et noir, le pacte des assassins, me désespère.

Pourquoi cette surdité, cet aveuglement ?

Pourquoi tant d’hommes refusent-ils la liberté et privilégient-ils l’esclavage ?

Isabelle Ripert, ma camarade, ma sœur de camp, m’a dit un jour d’une voix brisée :

— Tais-toi, je t’en supplie. Sinon, nous ne pourrons plus nous voir, et j’en mourrai de tristesse. Ne me condamne pas, toi qui m’as sauvé la vie !

Je me suis tue. Je ne lui ai pas envoyé Tu auras pour moi la clémence du juge ni Tu leur diras qui je fus, n’est-ce pas ? Qu’aurait-elle pensé de mes livres ? Elle ne les aurait pas lus. Elle m’aurait maudite de les avoir écrits !

Peu importe que ce que je dis soit vrai, confirmé par des témoins innombrables, des hommes et des femmes qui, comme Kravchenko, se sont enfuis d’URSS. C’est comme si le mensonge était plus fort que la vérité.

On écoute Alfred Berger. On croit Maria Kaminski. Et moi, on m’insulte !


« J’ai trouvé, tracée à la peinture noire, sur la chaussée de la route qui mène du village de Cabris à ma propriété, une immense croix gammée peinte quelques jours après mon installation.

Elle était accompagnée d’inscriptions sur le goudron et sur les murs, de chaque côté de la route, si bien que durant plusieurs centaines de mètres je pouvais lire en lettres capitales : “Dehors, la collabo des nazis !”, “Vive Staline, Vive l’URSS !”, “À bas la fasciste”, “À mort l’Italienne du Duce !”

Je m’arrête devant chacune de ces injonctions. Je les lis et les relis. Je pense aux SS, aux kapos, aux agents des “Organes”, à la cruauté de ces hommes et de ces femmes qui n’avaient de différents entre eux que la langue qu’ils parlaient, la nationalité qu’ils revendiquaient, l’uniforme qu’ils portaient ! Mais ils appartenaient les uns et les autres à ce peuple innombrable des bourreaux endoctrinés par deux régimes jumeaux !

Ces inscriptions étaient la preuve que le mal s’était répandu et enraciné hors de Russie et d’Allemagne, dans les têtes de citoyens vivant dans des pays démocratiques et qui eussent pu choisir d’être libres !

Je ne veux pas me laisser intimider.

J’ai survécu aux coups, aux privations, à la haine, aux camps !

Je refuse de céder !

« La violence de ces graffitis inquiète Arthur Orwett qui m’a rendu visite.

Il vient d’achever la rédaction d’un grand reportage en Europe. Un rideau de fer, dit-il, comme le prévoyait Churchill, sépare désormais l’est de l’ouest du continent. Une confrontation commence dont il craint qu’elle ne devienne militaire. Le fanatisme va gouverner les esprits.

Il me conseille de quitter pour quelques mois Cabris, de me faire oublier, de retourner à Venise où l’on ne peut à tout le moins me traiter d’étrangère.

Il craint que je ne sois à la merci d’un assassin qui, agissant de son propre chef, aura le sentiment, en me liquidant, d’accomplir un acte héroïque, d’être le défenseur du socialisme.


« Je ricane.

Orwett s’emporte. Il me reproche d’avoir oublié ce qu’un système de pensée peut faire des hommes.

Le Mal devient le Bien. Le Crime, la Justice ! Le Tyran, le Libérateur !

Doit-il me rappeler le sort de Heinz Knepper, de Thaddeus Rosenwald, de Willy Munzer, de tant de nos amis, les procès qui s’ouvrent dans toutes les capitales de l’Europe centrale, et les pendaisons qui les concluent ?

Orwett s’exprime avec une passion amère.

Pour lui, Staline n’a pas changé. Au contraire, le Tyran affirme que les progrès du socialisme et sa victoire sur le nazisme exacerbent la lutte des classes, font surgir de nouveaux complots fomentés par les Américains. Et les Juifs y joueraient un rôle majeur. On les arrête, on les persécute. Il me parle de Vassili Bauman dont les livres, y compris ceux qu’il a publiés durant la guerre, sont interdits et qui vit reclus, surveillé, bâillonné. Comme tant d’autres qui furent des combattants valeureux, des héros de la “Guerre patriotique” et qui sont persécutés, arrêtés, exécutés.

Dans le monde entier, les partis communistes adoptent cette ligne politique. Maurice Thorez et Alfred Berger sont les meilleurs staliniens de France, et les plus beaux esprits saluent en eux des révolutionnaires intègres, soucieux du bonheur des peuples.

“Un anticommuniste est un chien”, disent à Paris les belles âmes.


« Arthur Orwett a déposé devant moi quelques numéros du quotidien communiste local. Il veut que je lise les articles qui m’y sont consacrés. Je refuse, puis, parce qu’il insiste, je déclame, allant et venant comme une actrice récitant sur scène son rôle avec emphase :

“Notre belle région n’est pas un dépotoir, un refuge pour les débris de ce fascisme italien qui a poignardé la France dans le dos en juin 1940 !”

“Souvenons-nous : le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ! Exigeons l’expulsion de la comtesse Garelli-Knepper !”


« — Je suis libre, ai-je répété à Arthur Orwett.

Je me suis penchée vers lui, j’ai posé mes mains sur ses épaules. J’ai frissonné non de passion, mais d’émotion et de nostalgie au souvenir de notre amour.

J’ai murmuré cette pensée de Sénèque que Thaddeus Rosenwald aimait à répéter et que j’avais apprise lors de notre séjour à Paris, à l’hôtel Lutetia, dans les années 1930, quand Thaddeus se présentait sous le nom de Samuel Stern, diamantaire anversois. Je l’avais murmurée comme une prière, plusieurs fois par jour, quand je bêchais dans les champs de tournesol, à Karaganda, ou quand j’étouffais dans l’atelier de couture, à Ravensbrück :

“Qui sait mourir ne sait plus être esclave. Il s’établit au-dessus, du moins en dehors de tout despotisme.”

Je me suis redressée :

— Je ne quitterai donc Cabris pour Venise que si j’en ai le désir, ai-je dit à Arthur Orwett. Je ne me laisserai plus jamais dicter ma conduite par qui que ce soit. Mon âme est libre. Je n’ai qu’un seul but : dire ce qui fut afin que les consciences soumises, esclaves, renoncent à leur servitude.

Arthur Orwett appelle les communistes d’Occident qui, librement, choisissent de vivre enchaînés, des somnambules.

Je veux les arracher à leurs songes ! »

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