10.

Le colonel Erwin von Weibnitz n’évoque jamais, dans ses mémoires restés inédits, mais dont j’ai trouvé une copie au sanctuaire des archives de Cabris, ses relations avec la comtesse Julia Garelli.

Il écrit seulement :

« Mes contacts personnels avec des membres de la délégation bolchevique, venue à Gênes pour participer à la conférence internationale sur la paix en Europe, m’ont permis de favoriser la conclusion du traité de Rapallo entre notre pays et la Russie soviétique. Ce fut l’acte diplomatique le plus important de l’après-guerre, et il joua un rôle majeur dans la reconstruction d’une armée allemande, celle-là même qui servit de noyau et de socle à la Wehrmacht. »

C’est peu, et grâce aux carnets de Julia Garelli-Knepper, eux-mêmes complétés par les souvenirs du ministre des Affaires étrangères russe, Tchitcherine, j’ai pu reconstituer cette semaine du mois d’avril 1922 où fut en effet conclu le traité de paix entre l’Allemagne et la Russie, dont la signature fut une surprise pour toutes les délégations de nombreux pays rassemblés à Gênes sous la présidence de Lloyd George et qui, aussitôt, se dispersèrent.

« Les diplomates anglais et français ne sont que des étourneaux, et notre traité les a affolés. Qu’ils piaillent ! », s’exclama Thaddeus Rosenwald dont Julia Garelli rapporte le propos à la date du 17 avril 1922, au lendemain de la signature du traité entre Allemands et Russes.


Les Allemands étaient installés à Gênes à l’hôtel Miramar aux côtés des autres délégations.

Pour marquer leur différence – n’étaient-ils pas des bolcheviks opposés au monde capitaliste ? – les Russes avaient choisi de résider à Rapallo, à l’hôtel Europa. Mais Julia Garelli comme Thaddeus Rosenwald logeaient à l’hôtel Excelsior, sur l’autre rive du petit port italien.

Chaque jour, Erwin von Weibnitz quittait Gênes pour Rapallo, situé à trente-sept kilomètres. Il conduisait lui-même la voiture en empruntant la route côtière, ébloui par la luminosité du ciel et de la mer, les parfums de sel et de fleur, la douce légèreté de l’air. Il ne se rendait pas auprès des Russes, mais montait dans la chambre de Julia Garelli.


Julia ne bougeait pas. Elle était installée sur une chaise longue, au bord de la vaste terrasse qui prolongeait la chambre. Elle ne se lassait pas du panorama qui se déployait devant elle et qu’elle dominait, la chambre étant située au quatrième étage.

Elle écoutait cependant les propos qu’échangeaient à mi-voix Erwin von Weibnitz et Thaddeus Rosenwald.

Ces conversations devaient rester secrètes.

Lloyd George voulait constituer un front uni contre la Russie afin de forcer celle-ci à rentrer dans le droit commun, à renoncer à ses ambitions et à sa propagande révolutionnaires. Les Russes, eux, entendaient empêcher Lloyd George de réussir.

Thaddeus Rosenwald était convaincu que si le gouvernement allemand haïssait les bolcheviks de toute son âme, ses intérêts et la situation internationale ne l’en poussaient pas moins à un accord avec la Russie soviétique.

« Il faut qu’Erwin von Weibnitz soit l’agent de notre politique auprès des siens, avait-il dit à Julia Garelli. Il faut non seulement qu’il comprenne en raison que c’est l’intérêt de l’Allemagne, mais, Julia, il faut, pour qu’il emporte la décision, qu’il nous aime un peu. Et – Thaddeus ouvrait les bras, s’inclinait – vous êtes la seule, chère Julia, à pouvoir obtenir cela… »


Elle avait relevé le défi, à la fois par curiosité, par devoir et par désespoir, après cette froide et brûlante nuit passée avec Heinz Knepper dans la chambre de l’hôtel Kœnig, à Berlin. Et puis le désir, le plaisir étaient venus la surprendre, et elle attendait avec un peu d’impatience que Thaddeus et Erwin eussent terminé de rédiger leurs propositions. Rosenwald faisait monter dans la chambre une bouteille de Champagne, on trinquait sur la terrasse, puis il repartait pour l’hôtel Europa dont on percevait l’enseigne rouge.

Il reviendrait le lendemain matin, apportant les modifications souhaitées par Tchitcherine. Erwin von Weibnitz pouvait de son côté regagner l’hôtel Miramar, à Gênes, ne le quittant que pour une courte promenade sur les quais du port.


Un jour, Julia avait croisé un groupe de jeunes gens en chemises noires qui brandissaient des étendards à têtes de mort, des gourdins, criant qu’il fallait marcher sur Rome et donner le pouvoir à la jeunesse fasciste.

Ils chantaient – ils braillaient, plutôt –, mais elle avait retenu ces quelques mots de leur refrain :


« Noi altri siam fascisti

A morte i communisti… »

(« Nous sommes les fascistes

À mort les communistes… »)


Elle était rentrée à l’hôtel non pas apeurée, mais un peu plus désespérée.

Il lui semblait qu’elle participait à une comédie dont seuls les acteurs connaissaient les coulisses et dont ils étaient aussi les seuls à n’être pas dupes. Le public croyait ce qu’il entendait sur scène ; il oubliait que les acteurs interprétaient des rôles, que les décors n’étaient que des toiles peintes, non une épaisse forêt ou un ciel tourmenté.

Les jeunes gens pleins d’illusions, les survivants du massacre de la guerre qui rêvaient de révolution, qui, à Tours, à Berlin, à Livourne, dans la plupart des pays du monde, fondaient des partis communistes, et pour qui la Russie des Soviets était une espérance et un modèle, ne pouvaient imaginer ce qui se tramait ici, à Rapallo, entre les diplomates allemands et les délégués de la Russie des Soviets. Là, il n’était plus question de révolution, mais d’entente entre deux États, et de l’entraînement sur le sol russe des unités de la Reichswehr qui contribueraient pour leur part à la formation des officiers de la toute neuve Armée rouge. Or c’était des hommes de la Reichswehr qui avaient assassiné Rosa Luxembourg en 1919 ! Trois ans seulement s’étaient écoulés depuis lors.

Lorsque Erwin von Weibnitz s’était assoupi, Julia avait quitté la chambre, s’était installée sur la terrasse, sous le ciel qui scintillait.

Elle avait eu froid, mais cet air encore vif de la nuit d’avril la lavait. Frissonnant, elle avait attendu que l’aube rougeâtre incendiât la mer.


Erwin von Weibnitz n’a pas passé la nuit du 15 au 16 avril dans la chambre de Julia, à l’hôtel Excelsior.

Il est rentré à Gênes et, dans ses mémoires, il raconte comment, arrivant à l’hôtel Miramar au milieu de la nuit, il a présenté les dernières propositions russes au chancelier du Reich, Wirth, ainsi qu’au ministre des Affaires étrangères, Rathenau :

« Ils étaient en pyjamas, entourés de leurs conseillers assis ou à demi allongés sur les divans, les coussins, les fauteuils de la suite de Rathenau.

Celui-ci, réticent, ne voulait pas “rejeter” l’Allemagne à l’Est, aux côtés des bolcheviks.

J’ai dû employer toute ma passion pour convaincre Rathenau, lequel n’a cédé qu’après que le chancelier du Reich se fut rangé à mon avis.

Cette nuit-là, j’ai été utile à l’Allemagne, comme l’a toujours été ma famille depuis qu’elle s’est enracinée dans la terre de Poméranie, il y a plusieurs siècles déjà. »


Cette passion qui habitait Erwin von Weibnitz, Thaddeus Rosenwald n’a pas douté que Julia Garelli l’avait avivée.

Julia note pour sa part dans son journal à la date du 20 avril :


« Quitté Rapallo avec Thaddeus Rosenwald. Train bleu. Thaddeus est joyeux. Nous dînons au Champagne au wagon-restaurant. Il m’offre une paire de boucles d’oreilles. Elles ont appartenu, dit-il, à je ne sais quelle princesse de la famille impériale.

Elles sont, ajoute-t-il, mes “décorations” pour l’œuvre accomplie.

Nausée. Je repousse le coffret. Je ne peux prononcer un mot. Je sais que certains des bijoux appartenant aux membres de la famille impériale ont été arrachés à leurs cadavres. Heinz m’avait raconté cette “exécution”, ce massacre décidé pendant la guerre civile afin que ne subsistât aucun survivant de la dynastie. Et l’on n’avait donc pas épargné les enfants.

Thaddeus Rosenwald n’essaie pas de connaître les motifs de mon refus. Il rempoche prestement le coffret et ajoute qu’il est nécessaire – il répète le mot – que je revoie Erwin von Weibnitz.

— Tu l’as ferré, dit-il. Il faut le garder au bout de la ligne.

Je quitte la table et vais vomir.

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