40.

Julia était restée debout à un pas de la porte du bureau, puisqu’il n’avait fait aucun geste pour l’inviter à avancer vers Lui, à s’asseoir.

Il n’avait pas même levé la tête.

Il lisait, la lampe à abat-jour jaune éclairant les pages d’un dossier ouvert devant Lui sur une petite table.

Le visage était masqué par la pénombre, tout comme son bras gauche replié contre sa poitrine. Avec le pouce et l’index de la main droite, il tournait les pages, lentement, comme s’il avait ignoré que Poskrebychev avait poussé Julia dans le bureau après l’avoir fouillée, sans prononcer un mot.

Les larges paumes, les doigts épais du secrétaire-garde du corps avaient glissé sur elle, palpant Julia. Au fur et à mesure que ces mains passaient sur son dos, remontaient vers sa nuque, puis redescendaient, touchant ses fesses et ses cuisses, elle avait eu le sentiment qu’elle cessait d’être une personne avec des émotions, une mémoire, une espérance, pour devenir de la chair qu’on apprêtait avant de la jeter en pâture au loup.

Ce que Poskrebychev avait fait, la main gauche sur les reins de Julia, la droite ouvrant la porte puis la refermant derrière elle.


Les yeux de Julia s’étaient habitués peu à peu à la pénombre et elle avait distingué les joues grêlées, la main gauche atrophiée. L’épaisse moustache lui avait semblé non pas blanchie, mais jaunie comme peut l’être l’étoupe.

Il s’était lentement écarté du bord de la table, s’appuyant au dossier du fauteuil, et elle avait croisé son regard. Ses yeux noisette et miel étaient brillants ; de petites rides creusaient autour des orbites la peau mate.

Il avait commencé à bourrer sa pipe après l’avoir placée dans sa main gauche, celle-ci paraissant inerte, capable seulement de tenir un objet, impuissante à s’en saisir.

— Raconte-moi, avait-il dit.

La voix était enrouée et il s’était raclé la gorge avant d’ajouter :

— Tout !

Il s’était mis à fumer, la paume droite posée sur les pages du dossier.

Elle avait rapporté les propos du général Karl von Kleist, analysant ce qu’elle avait perçu de l’évolution du point de vue nazi.

Il avait hoché la tête, l’avait interrompue :

— Allemand ! avait-il corrigé. Allemand.

— Les Allemands, avait repris Julia, après avoir avalé l’Autriche, veulent faire de même avec les Sudètes, et ils estiment que Paris et Londres vont l’accepter. Mussolini sert d’intermédiaire. Plus tard, quand ils auront démantelé la Tchécoslovaquie, les Allemands se tourneront vers vous.

Il avait marmonné, la pipe serrée entre ses dents, comme s’il méditait l’exposé de Julia.

Elle avait eu pourtant l’impression qu’elle parlait dans le vide, qu’il ne l’écoutait pas, qu’il n’ignorait évidemment rien de ce qu’elle lui disait, mais qu’il lui fallait cependant faire ce rapport même si l’un et l’autre savaient qu’il ne s’agissait que d’un simulacre.

Et tout à coup il avait ôté la pipe de sa bouche, l’avait pointée comme une arme sur Julia, et avait dit :

— Vous vouliez tous me tuer, n’est-ce pas ?


Le geste était menaçant et violent, alors que la voix était humble, exprimant étonnement et douleur, et non pas ressentiment ou colère. Julia avait eu du mal à maîtriser son émotion, à juguler le désir de nier, de jurer qu’elle n’avait jamais songé à le tuer.

Or c’était faux, et elle n’aurait pu le dissimuler. Alors elle avait seulement baissé la tête, comme un aveu, persuadée que son sort était déjà scellé, quoi qu’il puisse dire.

Mais Il voulait encore jouer avec elle. Et, après plusieurs minutes de silence, Il avait toussoté pour s’éclaircir la voix.

— Finalement, tu ne m’as rien dit. Parle-moi de cet Anglais.

Il s’était penché sur le dossier comme pour y retrouver le nom d’Arthur Orwett, mais elle n’avait pas été dupe, et, avant qu’il l’eût prononcé, elle avait dit en redressant la tête :

— J’ai passé plusieurs jours avec Arthur Orwett sur les bords de la Baltique.

Il avait secoué la tête, grogné, mâchonnant à nouveau sa pipe.

— Ce journaliste, j’ai lu ce qu’il écrit.

Il avait haussé les épaules.

— Du talent, et donc ce qu’il faut d’habileté et d’hypocrisie. Mais pourquoi ses relations avec ceux qui veulent me tuer, tes amis, comtesse Garelli, Rosenwald, Munzer, et même ce Sergueï Volkoff, cet espion ? Tu les connais tous, les comploteurs ! Et toi, tu n’aurais rien su, rien voulu ? Les femmes ne peuvent ignorer ce qui se passe dans leur maison, dit le proverbe géorgien, et, dans une autre variante, on dit : « Les femmes ne peuvent ignorer ce qui se passe dans leur lit ! »

Il avait souri, dévoilant ses dents noircies.

— Et toi moins qu’aucune autre : tu as l’esprit aigu.

Il avait soupiré.

— Il y a tant de missions que tu pourrais assurer…


Il s’était levé avec difficulté comme si son corps lui pesait.

Il portait une blouse blanche serrée à la ceinture par une large ceinture de cuir noir. Les plis retombaient sur des pantalons bouffants de tissu sombre, enfoncés dans de courtes bottes souples montant à mi-mollet.

Il avait arpenté le bureau, allant et venant lentement, et, parce qu’elle avait pensé qu’il l’avait déjà condamnée, elle avait osé lui parler de Heinz Knepper, disparu depuis la fin de l’année 1937. Elle voulait simplement, avait-elle dit, savoir ce qu’il était advenu de lui, et elle souhaitait, si l’on devait le juger, comparaître à ses côtés au tribunal. Mais peut-être l’avait-on déjà exécuté ?

Il s’était arrêté en face d’elle, et l’odeur de tabac et de sueur mêlés avait été si forte qu’elle en avait eu la nausée, s’efforçant de ne pas reculer.

Il avait murmuré :

— « Ne te retourne jamais, dit un autre proverbe géorgien. Celui qui regarde le passé s’expose à perdre la vue. » Tu tiens à tes yeux ?

Il avait repris sa place devant la petite table et avait recommencé à feindre de lire, puis, songeur, il avait repris :

— Tu as raison, ils sont beaux, tes yeux.

D’un geste brusque, il avait alors refermé le dossier.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire de toi, comtesse Garelli ? Cela ne dépend pas de moi…

Du bout des doigts de sa main droite Il avait caressé lentement sa main gauche, recroquevillée.

Et la porte derrière Julia s’était ouverte.

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