28.

J’ai retrouvé Julia Garelli-Knepper à Moscou au début du mois de décembre 1937.

Dans le sanctuaire des archives, j’ai replacé ses carnets de notes au centre de la table et j’ai repris ma lecture.

J’avais besoin d’entendre sa voix, de m’assurer de sa fidélité à Heinz Knepper dont elle tentait de retrouver la trace, allant d’une prison à l’autre, de la Loubianka à Lefortovo, de Sokolniki à Boutirki. Parfois, on acceptait la lettre, les quelques vivres qu’elle lui destinait, mais le plus souvent on les repoussait avec dédain. On ne savait pas. On ne connaissait pas ce Heinz Knepper, cet étranger. On la renvoyait d’un geste menaçant et méprisant. Elle était elle aussi suspecte, puisqu’elle avait vécu avec cet Allemand que le pouvoir soviétique avait décidé d’empêcher de nuire à la patrie du socialisme.


Elle regagnait l’hôtel Lux. Mais le commandant Gourevitch l’avait reléguée dans une cave de l’hôtel en compagnie de Vera Kaminski et de la petite Maria. Les épouses et les enfants de traîtres devaient eux aussi être châtiés. Sept à huit ans de déportation pour les épouses, et pour les enfants l’orphelinat, mais ceux qui avaient plus de douze ans pouvaient être condamnés à mort.

Il – Lui – l’avait décidé.

C’était Vera Kaminski qui le prétendait.


Elle pleurait chaque nuit silencieusement en se blottissant contre Julia. Elle murmurait :

— Lech est mort. Ils vont me prendre Maria. Mais si, mais si, je le sais ! Ne rêve pas, Julia, ils ont tué Heinz. La prison de la Loubianka, on l’appelle le « hachoir à viande ». Et la viande, ce sont les nôtres, Lech Kaminski, Heinz Knepper, les meilleurs, le mien et le tien, l’honneur des partis communistes allemand et polonais. Il est fou !

Il, Lui, c’était Staline, mais ni Vera ni Julia ne le nommaient.


« Est-ce Lui qui décide, écrit Julia, Lui qui pointe les noms sur les listes qu’on lui soumet ? A-t-il dit à Iejov, ce nabot sanguinaire qui dirige le NKVD : “Frappez, exterminez sans trier” ? Vera en est sûre. Mais d’autres se refusent à l’imaginer.

J’ai rencontré au milieu des congères qui transforment la place Rouge en une succession de mamelons blancs, de vagues figées, Vassili Bauman qui gesticule en me voyant. Il regarde autour de lui comme pour s’assurer que personne ne nous observe, s’approche et me dit, les yeux fixes :

— Il m’a téléphoné, cette nuit. Il m’a dit : “Continue à écrire, Vassili, ne te soucie de rien, le peuple un jour te lira.” Tu entends, Julia ? Voilà ce qu’il m’a dit de sa voix enrouée. Si seulement j’avais osé Lui parler, mais je n’en ai pas eu le temps. On Lui cache tout. On arrête, on déporte, on tue en Son nom. Mais Il ne sait rien ! »

Vassili Bauman s’est enfui à grandes enjambées, courant presque, et Julia est restée seule sur la grand-place, comme une naufragée. Puis, tout à coup, elle s’est élancée. Elle devait Lui écrire, Lui demander, à Lui, ce qu’étaient devenus Heinz Knepper et Lech Kaminski, deux bolcheviks qui avaient voué leur existence à la cause révolutionnaire.

« Heinz vit, avait noté Julia dans son carnet. Si je cessais de le croire, je le condamnerais. »

Et elle a alors écrit à l’homme dont on n’osait prononcer le nom.

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