50.
J’ai rencontré Julia Garelli-Knepper près de quatre décennies plus tard, en décembre 1989.
Jamais, en voyant et en écoutant cette femme qui, au seuil de la mort – elle était née avec le XXe siècle –, avait encore le regard vif, la parole claire et tranchante, les gestes brusques, le pas à peine hésitant, je n’aurais pu imaginer que, dans les années 1950, elle avait connu des temps de doute et de désespoir.
Elle m’est apparue sans faille, femme de résistance, n’abdiquant jamais, exigeante avec elle-même, envers les autres, parlant sans détour, sans précaution, écartant d’un mouvement du bras mon manuscrit de roman – Les Prêtres de Moloch – que je voulais lui soumettre, m’accusant de complaisance, d’ignorance, me morigénant. On n’avait nul besoin de contes, de fables mythologiques, mais de la simple vérité, m’avait-elle rabroué.
Je n’ai pas oublié les mots qu’elle prononça après m’avoir proposé de devenir l’administrateur de la Fondation et le conservateur de ses archives.
— Prenez la vérité pour horizon, David, que rien ne vous arrête. Ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts !
Je sais aujourd’hui, alors que près de vingt années se sont écoulées, qu’elle m’avait choisi parce que j’étais le petit-fils d’Alfred Berger, cet homme qu’elle méprisait, dont elle avait eu à souffrir et qui n’avait été d’abord qu’un agent servile, l’exécutant criminel des « Organes » de Staline.
C’était un acte de confiance, un pari non pas tant sur moi, mais sur ce qu’il y a d’imputrescible en l’homme, ce pur et dense noyau d’humanité.
Comment aurais-je pu me dérober face à cette femme qui me confiait qu’elle avait eu à accomplir un « devoir de vérité » et qu’elle n’y avait jamais renoncé, qu’elle s’était sentie, à un moment de sa vie, « fendue par le mitan », une part d’elle-même étant morte à jamais ?
Lisant son journal, j’ai compris comment, mot après mot, jour après jour, elle avait réussi à s’arracher au marécage, à ce qu’elle avait appelé la « crue noire du désespoir », qui l’avait presque entièrement submergée entre 1953 et 1956.
Il avait fallu le rapport de Khrouchtchev, au XXe congrès du Parti communiste soviétique, révélant certains crimes de Staline, puis la volonté d’indépendance des Polonais, la révolution hongroise, les craquements et déchirements des partis communistes, pour qu’en 1956 Julia sentît en elle le désespoir refluer.
Elle avait retrouvé l’élan de l’espérance.
Jusque-là, elle avait simplement commis ce péché contre l’esprit qu’est l’impatience, forme de mépris des hommes, oubliant qu’à la fin, dans la foule passive, haineuse ou fanatique, quelques-uns toujours refusent la soumission et préfèrent tendre le cou aux tueurs plutôt que de renoncer à crier.
Julia avait recouvré l’unité de sa personne, et, méthodiquement, sans se mêler à la rumeur, sans faire d’éclats, elle avait écrit, rassemblé ses archives, ignoré les menaces, les risques d’agression.
Car on l’avait prévenue que les « Organes » – russes, roumains, bulgares, allemands – voulaient s’emparer et détruire ses dossiers, et l’assassiner. Une nouvelle fois on l’avait assurée qu’elle figurait toujours en bonne place sur la liste des ennemis de l’URSS.
Mais elle se sentait chaque jour plus forte, la vérité finissant par renverser tous les obstacles.
C’était ce qu’on avait appelé le « dégel », incertaine et brève période de liberté vite muselée, mais des voix avaient brisé le silence, des manuscrits de Vassili Bauman avaient été publiés à Milan, annonçant sa grande œuvre, Les Naufragés, et l’on savait, parce qu’on avait pu lire Soljénitsyne, ce qu’avait été Une journée d’Ivan Denissovitch.
Cela n’avait pas empêché Alfred Berger de continuer à mentir, de calomnier, de lancer ses anathèmes, de ressasser : « Le fascisme ne passera pas ! »
Alors que lui-même était l’expression, l’incarnation d’une variété de fascisme.
Et l’on commençait à le dire.
Des historiens, des écrivains, des philosophes venaient comme en pèlerinage rendre visite à Julia Garelli dans sa Fondation. J’ai découvert dans son journal que, le plus souvent, ils la décevaient. Ils avaient leurs hypothèses et ils voulaient qu’elle les validât, et peu importait ce qu’elle avait à leur dire. Ils cherchaient à se justifier. Ils lançaient eux aussi des anathèmes avec la même vigueur qu’ils l’avaient fait jadis au nom du communisme.
Ils étaient ce que Julia appelle dans son journal des « fanatiques retournés », comme ces illustrations de cartes à jouer qui présentent la même figure, en haut, en bas, et vice versa.
« Valets de pensée, valets de plume », avait écrit Julia.
Elle, désormais, ne doutait plus.
Les dernières pages de son journal sont sereines :
« Il faut tenter de ne point être en dissidence avec soi-même », écrit-elle, citant saint Bernard.
Elle ajoute qu’il faut, jusqu’au bout de ses forces, faire ce que l’on croit être le seul à pouvoir faire :
« Je suis l’une des rares survivantes – sans doute même la dernière – à avoir fait, au printemps 1917, le voyage à travers l’Allemagne, de Zurich à Petrograd. Je dois témoigner.
Je suis aussi l’une des déportées du goulag que, le 8 février 1940, les agents du NKVD ont livrées aux SS sur le pont de Brest-Litovsk.
Ma vie est la preuve de la parenté, de l’intimité des deux systèmes oppresseurs, le nazisme et le communisme, ces deux faces d’un même monstre. »
Puis, comme si déjà elle s’éloignait des péripéties de la vie, des circonstances passagères qui accompagnent une existence et font la trame d’un destin, elle écrit :
« Il faut rappeler que le noir existe à ceux qui ne croient qu’à la lumière.
À ceux qui tâtonnent dans l’obscurité et n’imaginent pas la clarté du jour, il faut dire que l’aube vient, s’ils la désirent. »
Tel est le sens du livre que j’ai écrit en souvenir de Julia Garelli-Knepper et grâce à elle.