17.

« Alfred Berger est un enfant trouvé. »

Je n’ai pu détacher mes yeux de cette phrase écrite par mon père à la première page de l’un de ces cahiers d’écolier qu’il avait remplis de son écriture d’instituteur, régulière et violette.

J’avais le sentiment que j’étais précipité dans un abîme. Avant Alfred Berger, il n’y avait donc que l’inconnu. Mais, en même temps, cette chute qui m’angoissait me fournissait une explication rassurante.

J’ai voulu croire que c’était pour combler ce vide qu’Alfred Berger était devenu un fanatique, un exécutant servile, un cynique qui avait refusé d’aider Heinz Knepper et Julia Garelli en 1936, en 1937.

Il s’était ainsi construit une identité et avait eu besoin d’obéir à ceux qui l’incarnaient.

Les circonstances avaient fait de lui un communiste, mais il aurait tout aussi bien pu brandir le drapeau noir du fascisme.

Son adhésion à une foi collective, sa fidélité aveugle, son obéissance à une hiérarchie lui avaient permis de s’inventer et de vivre un roman personnel alors que la réalité de son passé était inacceptable.


On l’avait déposé devant une bergerie, dans un couffin.

Il devait être âgé d’une quinzaine de jours déjà, même si sa date de naissance officielle – mais suivie d’un point d’interrogation – était celle inscrite sur le registre des entrées de l’orphelinat de Carpentras où il avait été accueilli.

Il était donc né le 31 juillet 1893.

Il serait l’un de ces millions de jeunes adultes d’à peine une vingtaine d’années, en août 1914, parmi lesquels la mort allait moissonner avec un entrain sauvage.

Mais il avait été l’un des survivants de ce siècle et je me souviens de mon père murmurant comme s’il énonçait une certitude et acceptait une fatalité :

— Je mourrai avant Lui.

Et le plus douloureux pour moi était de l’entendre ajouter :

— C’est bien comme ça. Les gens comme Lui, avec ce qu’ils ont fait, ils doivent vivre plus longtemps, plus que des gens comme nous qui sommes restés à l’abri dans notre coin.

C’était à hurler de colère, et mon indignation aujourd’hui est encore plus vive parce que je sais ce qu’Alfred Berger a fait, laissé faire, approuvé, ne tendant jamais la main à ses camarades qui avaient rompu avec la « ligne du Parti », qui étaient devenus des « oppositionnels ».

Ceux-là, il avait trouvé naturel et légitime qu’on les enferme, qu’on les tue.

Et je sais désormais qu’il avait aidé à le faire.


Je l’accable, je le condamne, mais je ne puis oublier ce gouffre en lui, une trouée noire, une brèche qu’il lui avait fallu colmater pour survivre.

Et il l’avait fait en transformant cette béance cruelle en fosse commune où il avait aidé à précipiter – cela le rassurait, le « comblait » – tant de camarades devenus des ennemis.

Mais il y avait cette circonstance atténuante originelle.

Il n’avait eu qu’un prénom et un nom d’emprunt, donc une identité d’apparence, une vie qu’on lui avait donnée comme une obole.


Alfred, c’était le prénom du gendarme auquel Antoine Baron, propriétaire de la bergerie, l’avait remis.

Les chiens avaient aboyé, avait raconté Baron. Il les avait trouvés, tournant autour du couffin, écartant les moutons qui tentaient de s’en approcher.

Les vêtements de l’enfant étaient ceux d’une famille riche. On n’en voyait pas comme ça dans les campagnes d’ici. Il devait être né au-delà du Ventoux, peut-être même en Italie ou en Suisse – on en fait, du chemin, en quinze jours –, à moins qu’il ne fût venu de l’autre côté du Rhône, d’Avignon, qui sait ?

Mais Antoine Baron n’avait pas voulu de cet enfant.

Les inconnus qui sont nés sans qu’on sache ni où, ni comment, ni de qui, avait-il dit, ils portent toujours en eux quelque chose de malfaisant. C’est pas leur faute, mais ça n’est pas de la bonne graine.

Et pourtant, Antoine Baron avait été flatté quand le gendarme lui avait dit qu’on avait inscrit l’enfant à l’orphelinat de Carpentras sous le nom de Berger, puisque Baron l’était.

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