38.

Julia Garelli l’héroïque, ainsi que la nommait Arthur Orwett dans son livre L’Imposture rouge, avait, comme des dizaines de milliers d’autres Européens, connu l’enfer de l’été 1938 au printemps 1945.

Mais, parce qu’elle avait survécu, alors qu’autour d’elle, dans le camp soviétique de Karaganda, puis dans le camp nazi de Ravensbrück, elle avait vu la mort moissonner chaque jour, elle pensait qu’elle avait été privilégiée.

Elle en remerciait Dieu qu’elle avait recommencé à prier avec les mots de son enfance, car elle n’avait pas pu seulement croire au hasard.

Les épidémies l’avaient épargnée, les kapos ne l’avaient pas battue à mort, les SS n’avaient pas lâché leurs chiens contre elle pour qu’ils l’égorgent et la lacèrent.

Une puissance supérieure avait seule pu la protéger.


Elle était donc une survivante et elle avait le devoir de témoigner, de rappeler ainsi à la mémoire des hommes toutes les Vera et Maria Kaminski qu’elle avait côtoyées et que les soldats du NKVD ou les SS avaient séparées, puis abattues.

Et quand, en 1949, cet Ukrainien, ce Soviétique, Victor Andreïevitch Kravchenko, qui, dès le mois d’avril 1944, avait déserté la mission d’achats soviétiques à Washington, sollicité l’asile politique et écrit J’ai choisi la liberté, lui avait demandé de venir confirmer ce qu’il racontait à la barre d’un tribunal de Paris devant lequel il poursuivait le journal communiste Les Lettres françaises, elle n’avait pas hésité.

Et c’est ainsi qu’après des années elle s’était à nouveau trouvée face à Alfred Berger, celui qu’on présentait comme un héros de la Résistance et qui venait affirmer devant les juges qu’il connaissait cette femme-là.

Dès 1937, elle avait été suspectée par le Parti communiste d’être au service des nazis. Et il allait produire les preuves de ce qu’il avançait.

Pour leur part, les avocats des Lettres françaises, Albert Jouvin et Pierre Doucet, avaient annoncé qu’ils feraient témoigner contre Julia Garelli-Knepper dont le père et le frère, les comtes Lucchino et Marco Garelli, avaient été fascistes, des femmes déportées à Ravensbrück, lesquelles dévoileraient comment, au camp, Julia Garelli-Knepper avait été l’auxiliaire des kapos et des SS, et c’était à ce prix-là qu’elle avait survécu.


Mais Julia était restée impassible.

Quand on avait été durant près de sept années entre les mains du NKVD et des SS, quand, à chaque seconde de chaque journée, on avait été accompagnée et guettée par la mort qui attendait qu’on trébuchât pour vous pousser dans la fosse commune, on ne tressaillait même pas en voyant s’avancer à la barre Alfred Berger, non plus qu’en entendant plaider Albert Jouvin et Pierre Doucet.

Leurs calomnies, leurs insultes avaient même rendu Julia plus déterminée.

Elle souriait en les écoutant.

Elle pensait aux millions de punaises qui grouillaient dans la hutte d’argile où elle avait vécu au camp de Karaganda. Comment pouvait-elle craindre ces hommes-là ?

Elle s’était sentie indestructible, et c’est en cette année 1949 qu’elle avait écrit : Tu leur diras qui je fus, n’est-ce pas ? et Tu auras pour moi la clémence du juge, puis créé sa Fondation et rassemblé à Cabris, dans son « sanctuaire », documents et témoignages.

Plus tard, David Berger veillerait sur ces archives, ses carnets de notes à partir desquels il composerait le récit de la vie de Julia Garelli-Knepper qu’il appellerait lui aussi, comme Arthur Orwett, L’héroïque.


Elle avait quitté Berlin, au mois de juillet 1938, sans illusion sur le sort qui l’attendrait à Moscou.

Sergueï Volkoff, l’officier du NKVD, le dénonciateur, le successeur de l’ambassadeur Alexandre Meskine, l’avait accompagnée et elle s’était trouvée seule avec lui dans un compartiment qu’il avait réservé et où les contrôleurs allemands n’avaient pas le droit de pénétrer. Volkoff bénéficiait de l’immunité diplomatique.


Jusqu’à la frontière russe, il était resté silencieux, ne la quittant pas des yeux, son visage à elle exprimant plus que du mépris : du dégoût et même une rage contenue.

Julia s’était étonnée de sa propre sérénité. Elle était habitée par le sentiment qu’en elle existait un bloc que personne, d’aucune manière, ne pourrait briser ni émietter.

Et tout en regardant défiler la plaine herbeuse et infinie de Poméranie, elle avait revécu les jours qu’elle avait passés avec Arthur Orwett. On aurait beau la lapider : elle n’oublierait jamais.

C’était comme si cet amour inattendu, absolu, avait ravivé tout ce qu’il y avait eu de généreux, de noble, de beau – quels autres mots employer ? – dans sa vie.

Ces quelques jours au bord de la Baltique, cette harmonie entre Orwett et elle, dont l’un et l’autre savaient qu’ils ne seraient qu’une brève échappée, mais d’une intensité si forte qu’ils illumineraient l’avant et l’après, la rendaient invulnérable.

Sergueï Volkoff pouvait bien la fixer de ses yeux exorbités, furibonds ; elle ne le craignait pas.

Mais, lorsque le train avait commencé à rouler sur la terre soviétique, Volkoff était devenu brutal et grossier, nerveux, le visage empourpré, ne supportant plus le silence, la placidité qu’elle lui opposait.

Alors était venu le temps des diatribes et des injures.


« Qu’est-ce qu’elle croyait, lui avait-il dit, que le pouvoir soviétique allait prendre des gants avec elle parce qu’elle était italienne, comtesse de merde ?

Mais on avait jugé, condamné, exécuté des milliers de traîtres qui prétendaient avoir été des camarades de Lénine, et on les avait démasqués, on s’était débarrassé de Kamenev et de Zinoviev, de Boukharine et même des maréchaux comme Toukhatchevski, car personne n’échappait à la justice des Soviets : pas de privilégiés, tous moujiks !

Et elle, qu’est-ce qu’elle était ?

Une salope, une vendue, une espionne, une fasciste qui s’était vautrée avec des porcs, ces Juifs, ces traîtres de Willy Munzer et de Thaddeus Rosenwald, ces nazis comme Karl von Kleist, et ce journaliste anglais, Orwett, qu’on avait eu tort de ne pas liquider en Espagne en même temps que la vermine trotskiste ! Mais on irait le rechercher là où il se terrait.

Et elle allait payer, elle qui avait passé sa vie comme une parasite du peuple russe, et qui, au lieu de le servir, s’était gobergée à ses frais dans les palaces de Paris, de Berlin, de Rome, et l’avait trahi !

On allait la fourrer dans un isolateur ! Elle n’imaginait pas ce que c’était, de rester seule dans une sorte de placard, sans ouverture. Elle y grillerait l’été et elle y gèlerait l’hiver. Elle boirait son urine, elle se couvrirait de merde, parce qu’elle deviendrait folle. Elle supplierait qu’on lui pardonne ou qu’on la tue !

À la fin, elle avouerait tout. Le camarade Beria savait attendre. Il recueillait lui-même les aveux. Il n’hésitait pas à prendre un gourdin et à frapper !

Et si elle avait cru qu’elle allait retrouver Heinz Knepper, elle se mettait le bras dans le cul jusqu’au coude ! Les espions allemands, on en faisait de la cendre et on la répandait sur la terre russe, qui avait besoin de cet engrais-là.

Si elle voulait embrasser Heinz Knepper, elle n’avait qu’à bouffer de la terre, et c’est ce qui allait lui arriver, elle en aurait bientôt plein la bouche ! »


Julia avait feint de ne pas entendre ces dernières phrases, mais le désespoir s’était insinué en elle et elle s’était souvenue de ce que lui avaient dit Willy Munzer et Arthur Orwett.

Tout en paraissant demeurer indifférente aux propos de Volkoff, elle avait dû s’avouer qu’elle n’espérait plus revoir Heinz.

Mais c’était pour elle seule, pour le jugement qu’elle portait sur sa vie, ses choix, qu’elle avait décidé de se livrer aux assassins de Moscou. Volkoff d’ailleurs ne lui avait pas laissé le temps de s’attendrir ni de réfléchir.

Il s’était approché d’elle, il avait tenté de soulever sa jupe, de lui toucher le sexe, puis de lui caresser les seins tout en la traitant d’une voix rauque de putain, de salope.

Elle s’était rebiffée, elle l’avait giflé à toute volée, et, après quelques secondes d’hésitations, comme s’il avait été stupéfait de cette réaction de défense, il s’était jeté sur elle, cherchant à l’étrangler.

Elle avait tout à coup cessé de se débattre. Peut-être valait-il mieux mourir ici dans ce train que dans un cachot de la Loubianka après avoir subi les tortures des bourreaux de Beria ?


Mais le train s’était arrêté dans l’une des gares de Leningrad et des « casquettes vertes », les soldats du NKVD, étaient entrées dans le compartiment réservé.

Volkoff s’était redressé, avait argué de sa qualité d’officier supérieur des Services et d’ambassadeur. Mais le major commandant le détachement avait présenté son ordre de mission : il devait s’assurer de la personne de Sergueï Volkoff et escorter Julia Garelli-Knepper jusqu’à Moscou.

Elle avait vu Volkoff pâlir, les traits de son visage s’affaisser. Il avait balbutié des mots indistincts, comme s’il avait été atteint d’aphasie.


Les soldats l’avaient encadré, poussé hors du compartiment. Puis le major avait proposé à Julia des sandwichs et du thé.

À cet instant, elle avait été sûre qu’un jour elle échapperait à l’enfer.

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