33.

Julia a séjourné à Berlin de la fin du mois de janvier 1938 au mois de juillet de la même année, la plus décisive de l’avant-guerre.

Elle occupait une chambre lambrissée au dernier étage de l’hôtel Prinz Eugen, non loin de la chancellerie du Reich.

C’était le temps des fifres et des tambours, des parades sur Unter den Linden, des drapeaux à croix gammée suspendus aux arbres, aux lampadaires, à toutes les fenêtres.

Hitler prenait le commandement de la Reichswehr. Un mois plus tard, en mars, les troupes allemandes entraient dans Vienne, marchant sur un tapis de pétales de roses au milieu des acclamations de la foule en délire.

L’on donnait des bals dans les ministères, à Berlin, pour célébrer l’Anschluss, cette réunification du peuple germanique, et Julia entendait Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères aux hanches si larges qu’il avait une silhouette en forme de poire, dire au milieu d’un cercle de jeunes femmes en robes longues et de messieurs en smoking ou en grand uniforme que le tour des Allemands des Sudètes viendrait, qu’ils retrouveraient eux aussi leur patrie, qu’on ne saurait davantage tolérer que les Tchèques les oppriment.

Julia parcourait les grandes salles de la chancellerie au bras du général Karl von Kleist qui lui murmurait que jamais les rapports entre le Führer et le Duce n’avaient été aussi bons, il devait même dire aussi fraternels, ainsi qu’ils devaient être entre compagnons d’armes.

Kleist lui serrait le bras, la questionnait tout en inclinant la tête pour saluer l’ambassadeur soviétique Alexandre Meskine, lequel fixait Julia, la dévisageait puis détournait le regard comme s’il craignait de dévoiler ce que tout le monde savait : que la comtesse Garelli se rendait aux réceptions de l’ambassade russe, qu’elle y avait de longs apartés avec Sergueï Volkoff, le premier secrétaire, dont personne n’ignorait à Berlin qu’il était le représentant des Services, l’homme le plus important de l’ambassade, celui qui faisait trembler l’ambassadeur Meskine en personne.

C’est à Volkoff que Julia devait rendre compte de l’avancement de sa mission. Avait-elle réussi à convaincre Kleist des intentions pacifiques du pouvoir soviétique qui considérait Berlin comme son premier partenaire en Europe ?

Elle l’avait dit à Karl von Kleist, et celui-ci avait répondu que le Führer était un homme réaliste qui voulait la paix avec le monde entier, mais qui n’aurait de cesse que les peuples allemands et les droits du Reich fussent respectés.

Or ils ne l’étaient pas, par exemple par la Tchécoslovaquie et par la Pologne. L’une refusait de reconnaître l’identité et l’autonomie des Allemands des Sudètes, l’autre ne voulait pas que les Allemands pussent accéder à la ville germanique de Dantzig, coupée du Reich par un couloir polonais qui était, plus qu’une aberration, une infamie.

Julia devait répondre d’une voix primesautière qu’à Moscou, celui dont tout dépendait et qu’elle avait vu dans sa datcha de Kountsevo – mais oui, elle L’avait vu –, comprenait parfaitement la position allemande.


Karl von Kleist s’inclinait vers elle.

On passait d’un salon à l’autre où se pressait une foule élégante et joyeuse.

Les troupes du général Franco avaient atteint les bouches de l’Èbre, les républicains espagnols étaient en déroute, et bientôt Hitler et Mussolini compteraient un nouveau frère d’armes. La France serait alors prise en étau et il faudrait bien qu’elle cède.

De place en place, se détachant sur les murs recouverts de marbre blanc et rose, les gardes SS ressemblaient à des statues noires.

Julia frissonnait. Ces hommes étaient sans regard.

Karl von Kleist lui proposait de la raccompagner à l’hôtel Prinz Eugen.


Julia écrit :


« Karl von Kleist vient de partir. Je regarde ce lit défait. Ni honte, ni lassitude. J’ai pris du plaisir à sentir peser sur moi le corps devenu un peu gras, depuis Venise, de Monsieur le général von Kleist, chef d’état-major personnel du Führer.

Kleist, ce soir, à la chancellerie, m’a présenté à celui qu’il appelle “Notre visionnaire”.

Hitler a gardé quelques secondes ma main dans la sienne. Elle est toujours aussi potelée, moite. Il a esquissé une inclinaison du buste cependant que Kleist lui indiquait que j’arrivais de Moscou, que j’étais la comtesse Garelli, de Venise, dont le père était proche du Duce.

Une lueur d’intérêt a brillé dans les yeux de Hitler, puis son regard s’est voilé et dérobé.

Kleist, lui, est enthousiaste. L’Allemagne nouvelle, dit-il, ne tirera pas les marrons du feu pour ces Messieurs de Londres et de Paris, elle ne conduira à leur profit aucune croisade contre les Russes.

Puis ses lèvres effleurent le lobe de mon oreille, et il chuchote. Ai-je besoin de comprendre ce qu’il me dit ?

Il veut passer de la diplomatie au lit.

Pourquoi pas ? Je préfère encore Karl von Kleist aux cauchemars qui me hantent. »


Chaque nuit Julia entend les sanglots de Maria Kaminski. Elle voit Vera qui se débat, tente de retenir sa fille qu’on lui arrache, qu’on va enfermer dans un orphelinat.

Les agents du NKVD la frappent pour qu’elle lâche prise.

Julia se réveille en sursaut, mais le cauchemar se poursuit. Elle n’imagine plus rien, mais se souvient des propos de Willy Munzer.

Munzer a surgi alors qu’un après-midi elle se promenait sur Unter den Linden, l’hiver se fendillait enfin, laissant apparaître un bleu vif, et par ces fentes dans la grisaille une brise embaumée glissait, caressante.

Elle se répétait qu’en dépit de la souffrance qu’elle éprouvait, des compromissions dans lesquelles elle se vautrait, et malgré ces nuits de cauchemars, si angoissantes qu’elle s’accrochait aux épaules de Karl von Kleist afin qu’il restât encore quelques instants avec elle à la serrer, à l’étouffer, parfois à la faire se roidir, crier, donc oublier quelques secondes où elle était, qui elle était, quel était cet homme qui l’avait fait jouir, il lui fallait vivre, malgré tout.

Willy Munzer l’a entraînée, arrêtant un taxi, les faisant conduire jusqu’à Potsdam et ne se mettant à parler qu’une fois entrés dans le parc du château.

— Il veut l’alliance avec l’Allemagne nazie, avait-il commencé. Il ne veut pas « tirer les marrons du feu » pour Londres et Paris.

Et Julia n’avait pu s’empêcher de sourire, de lui restituer à l’identique les propos que lui avait rapportés Karl von Kleist. Munzer n’avait pas paru décontenancé, au contraire. Contre Paris et Londres, Hitler et Staline allaient se liguer.

— Staline l’a dit, c’est une partie de poker à trois. Il la prépare, il chasse les Juifs du ministère des Affaires étrangères, de l’ambassade, ici, à Berlin, pour ne pas déplaire à Hitler et à Ribbentrop. Naturellement, il va donner d’autres gages, livrer les communistes allemands à la Gestapo, pourquoi pas ?


Tout à coup, Willy Munzer s’était arrêté, avait saisi Julia aux épaules, l’avait secouée.

Il fallait qu’elle prenne conscience de ce qui se tramait. Il n’y avait plus de place en URSS pour des gens comme eux. Lui-même ne rentrerait pas à Moscou. Il allait continuer à combattre le fascisme et le nazisme à Paris, et Thaddeus Rosenwald allait sûrement prendre la même décision.

— Et toi ?

Elle s’était dégagée de l’étreinte de Willy Munzer. Elle avait fait quelques pas, s’était éloignée puis était revenue et avait murmuré qu’elle voulait sauver Heinz Knepper.

Alors Willy Munzer l’avait enlacée, l’avait étreinte, puis ils s’étaient remis à marcher bras dessus, bras dessous, et il avait dit ce qu’il savait des arrestations, des tortures, des procès, des condamnations, de cette folie qui avait saisi Iejov, Beria, ces tueurs aux ordres du Grand Paranoïaque.

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