21.

J’ai donc rencontré Isabelle Ripert.

Elle était assise dans un grand fauteuil noir, les mains cramponnées aux accoudoirs, la nuque raide, le dos droit, les jambes enveloppées dans un plaid.

Elle ne pouvait plus se mouvoir, le corps déjà serré par la poigne de la mort.

Mais, dans son visage exsangue, creusé et griffé par les douleurs, les yeux étincelaient de vie et de volonté.

Il émanait d’elle une énergie semblable à celle qu’irradiait Julia Garelli-Knepper.

En me souvenant de Julia, déjà morte depuis une douzaine d’années, j’ai eu l’impression qu’Isabelle Ripert était sa sœur cadette.

Aussi intraitable et déterminée qu’elle.


Elle s’est mise à parler d’une voix limpide, me racontant qu’elle devait d’avoir survécu à la déportation au camp de Ravensbrück à l’intrépide, l’inconscient courage de Julia qui avait osé plusieurs fois défier les SS, les kapos, obtenir qu’elle fut admise à l’infirmerie, puis, quand le commandant du camp avait décidé d’exécuter toutes les prisonnières malades parce qu’il fallait évacuer Ravensbrück, Julia avait réussi à l’arracher à la mort, à la cacher dans un baraquement, puis à la soutenir durant cette marche de plusieurs jours au long de laquelle les SS tuaient toutes celles qui s’arrêtaient. Puis, un « beau jour », les nazis avaient disparu et les Soviétiques étaient arrivés.

— Nous avons été sauvées, libérées par l’Armée rouge, a conclu Isabelle Ripert.

Elle a souri, fermant à demi les yeux comme pour mieux revivre ce moment où les déportées avaient compris qu’elles avaient échappé à l’enfer, même si la mort allait encore poursuivre son œuvre, agrippée à ces silhouettes dont les os perçaient la peau.

Isabelle Ripert a ajouté d’une voix déterminée :

— J’ai survécu grâce à Julia – de nouveau elle a souri – et à Staline !

D’une mimique elle m’a défié du regard puis, avant que je puisse proférer un mot, elle a commencé à raconter qu’elle n’avait jamais voulu oublier cette journée-là, ce « beau jour », quand les soldats de l’Armée rouge, ceux-là mêmes qui avaient déjà renversé les barbelés de Treblinka et d’Auschwitz, avaient tenté de les soigner, de les nourrir – et elle les avait vu pleurer.


Cependant, elle connaissait le destin de Julia.

Dans les baraquements, ou bien marchant côte à côte entre les aboiements des kapos et des chiens, elles avaient eu le temps d’échanger les récits de leurs vies.

Julia lui avait confié que si les SS ne la tuaient pas, les agents des « Organes », les hommes du NKVD le feraient, car les uns valaient les autres. Elle avait répété la prophétie de l’un de ses camarades tués depuis lors, Thaddeus Rosenwald : « Nous n’avons en réserve que deux possibilités d’avenir : ou bien nos ennemis nous pendront, ou bien les nôtres nous fusilleront. »

Julia avait donc fui les Russes et Isabelle Ripert ne l’avait retrouvée qu’à Paris, en 1949, au moment du procès intenté par Victor Kravchenko à l’hebdomadaire communiste Les Lettres françaises.

Elle était le témoin de Kravchenko, raconte Isabelle, et moi j’étais dans l’autre camp, mais, le soir, nous nous retrouvions ici, nous restions assises l’une en face de l’autre, nous tenant les mains comme autrefois, dans le baraquement, quand nous puisions l’une en l’autre l’énergie de survivre, quand cette fraternité qui unissait nos mains était notre seule source d’espoir.

« Après, le lendemain, Julia me quittait et s’en allait assister à l’audience, et moi je recevais Alfred Berger qui me mettait en garde contre elle. Il prétendait que les services de renseignement américains avaient recruté Julia, tout comme ils payaient Kravchenko, et il me répétait que moi, fille de maître François Ripert, sœur de Henri Ripert, deux héros communistes, moi, la déportée de Ravensbrück, celle que l’Armée rouge avait libérée, ne pouvait pas trahir les siens, “les nôtres”.

Isabelle Ripert avait flanqué Alfred Berger à la porte.

— En ce temps-là, je marchais, j’étais capable de me battre, de frapper, et Berger n’est plus jamais revenu.


Tout à coup, elle a fermé les yeux, s’est tue un long moment et j’ai été aussi ému que lorsque j’avais rencontré pour la première fois Julia Garelli-Knepper. Ces deux femmes-là, les bourreaux qui s’étaient acharnés sur elles pour les briser n’avaient réussi qu’à les rendre aussi résistantes que du métal forgé.

J’ai prononcé quelques mots, expliquant quelles tâches m’avait confiées Julia Garelli et comment, depuis sa mort, je m’en étais acquitté. Mais, au point où j’en étais parvenu, il me fallait…

Isabelle Ripert m’a interrompu :

— Que voulez-vous ?, m’a-t-elle demandé d’une voix plus grave, dure, chargée de défiance.

Avant que j’aie pu lui répondre, elle a continué à parler, les yeux toujours clos.

Elle avait vu à Ravensbrück des femmes généreuses, des communistes allemandes qui avaient résisté à la torture, et qui, brusquement, après quelques jours de camp, devenaient les servantes des assassins, endossaient l’uniforme des kapos, frappaient les déportées à coups de nerf de bœuf, les tuaient en martelant leurs corps avec les talons de leurs bottes.

— J’ai vu ce qu’on peut faire de l’homme, et comment, pour sauver sa peau, pour un morceau de pain, une louche de soupe, on oublie l’idéal et on redevient barbare. Mais quoi ! Faudrait-il ne plus espérer ?


Ç’a été presque un cri.

Elle n’a pas renoncé à l’idéal, a-t-elle repris, et rien ne pourrait l’y contraindre. On aurait beau lui présenter toutes les preuves, elle n’avait nul besoin de les examiner. Elle les connaissait et ne les contestait pas. Elle savait bien que Julia ne lui avait pas menti, que ce qu’elle racontait de l’arrestation et de la disparition de Heinz Knepper, de celles de Thaddeus Rosenwald, de la vie dans le camp de Karaganda, au milieu des steppes, aux confins de la Chine, était vrai !

Mais qu’est-ce que cela changeait à l’espoir de justice, à cette volonté qui s’était incarnée dans le dévouement, le sacrifice de millions d’hommes ?


Elle a rouvert les yeux et a évoqué la vie de son frère Henri, étudiant en philosophie, manifestant avec une poignée d’autres étudiants, parmi eux beaucoup de communistes, le 11 novembre 1940, sur les Champs-Élysées, et essayant d’atteindre l’Arc de triomphe. C’était plusieurs mois avant l’entrée en guerre de l’URSS, en juin 1941. En 1942, on avait arrêté Henri qui venait d’être reçu à l’agrégation de philosophie, et sans doute l’avait-on tant torturé qu’on ne l’avait plus jamais revu, pas même dans le couloir d’une prison. Abattu alors qu’il tentait de s’évader, avaient expliqué les autorités allemandes.

Quelques mois plus tard, c’était son père qu’on allait abattre. On l’avait retrouvé tué d’une balle dans la tête, à l’orée du bois de Vincennes, sans doute jeté là d’une voiture. Après, ç’avait été le tour d’Isabelle d’être arrêtée.


— Julia, a poursuivi Isabelle Ripert, ne m’a jamais demandé de renier les miens, mon frère, mon père, ni leur idéal communiste qu’aucune boue, aucune perversion ne pourra ternir.


J’ai voulu lui répliquer. Elle m’a interrompu, irritée. Elle voulait me réciter quelques vers d’Aragon extraits de ce poème intitulé Le Nouveau Crève-Cœur.

Elle savait tout ce dont on pouvait accabler Aragon, mais il avait écrit ceci qu’elle se répétait presque chaque jour comme une prière :


« C’est déjà bien assez de pouvoir un moment

Ébranler de l’épaule à sa faible manière

La roue énorme de l’Histoire dans l’ornière

Qu’elle retombe après sur toi plus pesamment

Car rien plus désormais ne pourra jamais faire

Qu’elle n’ait pas un peu cédé sous la poussée

Tu peux t’agenouiller vieille bête blessée

L’espoir heureusement tient d’autres dans les fers. »


Que pouvais-je rétorquer à cela ? Qu’il y a loin de la poésie à la réalité et que cette roue énorme de l’Histoire avait écrasé des dizaines de millions d’hommes, de femmes, d’enfants qui avaient voulu l’ébranler, la soulever, et ils avaient agonisé dans les cellules de la Loubianka ou dans les sables de Karaganda. L’utopie était devenue meurtrière, le révolutionnaire, un bourreau.

Mais j’avais la gorge trop serrée pour parler, et comment aurais-je osé contester Isabelle Ripert, moi qui n’avais connu qu’un versant du siècle, sa seconde moitié, celle où, sur notre continent, la barbarie avait semblé reculer ?

Je me suis donc tu, tenté pourtant de parler à Isabelle Ripert de ce livre que j’avais écrit, Les Prêtres de Moloch, et de celui que j’avais en cours, bâti à partir des archives et des carnets de Julia Garelli-Knepper, et c’est pour le continuer que j’avais besoin de lire les Mémoires de maître François Ripert.


— Que voulez-vous ?, m’a demandé Isabelle Ripert.

Puis, sans me laisser répondre, elle m’a indiqué qu’elle avait déposé aux Archives nationales, en 1946, le manuscrit des Mémoires de son père avec interdiction de le communiquer à qui que ce soit pendant une durée de soixante années, prolongées si elle était encore en vie après cette date.

— Je vis, a-t-elle dit.

J’ai baissé la tête.

Je n’ai pas eu le courage d’insister. Mais, croisant son regard, j’ai eu le sentiment qu’elle attendait de moi que je la convainque.

Alors je me suis souvenu de l’une des premières phrases que Julia Garelli-Knepper avait prononcées après m’avoir confié le secrétariat de sa Fondation et ouvert la porte du sanctuaire de ses archives : « Prenez la vérité pour horizon, David, m’avait-elle dit. Que rien de vous arrête. Ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts. »

Puis j’ai voulu citer les titres des deux livres que Julia avait écrits.

J’ai murmuré le premier : Tu leur diras qui je fus, n’est-ce pas ?

Mais c’est Isabelle Ripert qui a chuchoté le second : Tu auras pour moi la clémence du juge.


Trois jours plus tard, j’ai pu commencer à lire les Mémoires de maître François Ripert.

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