45.
Julia est assise dans la salle où siège le tribunal de la 17e chambre correctionnelle de la Seine.
Elle ne quitte pas des yeux l’avocat Pierre Doucet qui plaide pour Les Lettres françaises contre Victor Andreïevitch Kravchenko.
Maître Doucet s’indigne que l’ingénieur ukrainien ait intitulé son livre de témoignage J’ai choisi la liberté.
— C’est l’Armée rouge, la libératrice des camps de concentration nazie, qui est le symbole de la Liberté !, clame-t-il. Vous, en désertant en pleine guerre, vous avez choisi non pas la liberté, mais la trahison ! Les témoins que vous avez cités vous ressemblent : ils n’invoquent la liberté que pour masquer leur culpabilité. Qui peut accorder le moindre crédit à cette Julia Garelli dont le père a été exécuté par les partisans antifascistes italiens parce qu’il était l’un des plus proches collaborateurs – et ce, dès 1920 – de Mussolini ? Et l’on voudrait nous faire croire que cette comtesse Garelli était une communiste injustement persécutée par le pouvoir soviétique ? Ce n’était qu’une espionne au service du fascisme, puis du nazisme, démasquée, condamnée à juste titre, expulsée dans son pays d’adoption, l’Allemagne de Hitler, et continuant son travail d’espionne au service des SS parmi les déportées de Ravensbrück !
Maître Doucet tend le bras vers Julia Garelli :
— Elle est personnellement responsable de la mort de Karla Bartok, une communiste tchèque, une résistante héroïque, reprend-il. Comment cette femme-là ose-t-elle parler de liberté ? C’est de trahison qu’il s’agit, de complicité avec les nazis ! Et vous avez entendu ce que nous a révélé Alfred Berger…
Julia tourne la tête et découvre, placé au premier rang, de l’autre côté de l’allée qui sépare en deux la salle, Alfred Berger qui se tient assis très droit, les mains posées sur les genoux.
Il a invoqué dans son témoignage la liberté pour laquelle sont morts, a-t-il dit, des dizaines de milliers de communistes tombés dans la lutte contre l’occupant nazi :
— Ainsi maître François Ripert, l’une des gloires du barreau, et son fils, le philosophe Henri Ripert, et si sa santé brisée à Ravensbrück ne le lui avait pas interdit, Isabelle Ripert serait venue à cette barre confondre Julia Garelli-Knepper. J’ai connu cette comtesse dans les années 1930. Nous la soupçonnions déjà d’être au service des Allemands. Nous savions qu’elle avait été la maîtresse du général Karl von Kleist et, avant lui, de bien d’autres officiers allemands. Et que dire de Heinz Knepper, son maître en trahison, lié aux milieux hitléro-trotskistes ? Nous qui avons combattu pour la liberté de la France et de tous les peuples…
Etc., etc.
Julia avait été surprise de l’indifférence méprisante avec laquelle elle avait su écouter de tels propos.
Personne ne réussirait à briser cette liberté de penser qu’elle avait acquise.
Peut-être était-ce avec l’arrestation et la disparition de Heinz Knepper qu’elle avait eu le sentiment d’être enfin libérée, et ç’avait été comme si, brusquement, après la cécité, elle voyait distinctement le monde tel qu’il était. Elle était libre, et la liberté unifiait sa personne.
Et au mépris qu’elle éprouvait pour Alfred Berger, pour Pierre Doucet et pour cet autre avocat, Albert Jouvin, un ancien déporté, se mêlait un peu de compassion.
Ils ne pouvaient vivre que « divisés ». Ils ne connaissaient pas cette sérénité que donnent l’Unité de soi, la liberté de l’esprit.
Peut-être un jour se briseraient-ils comme l’avait fait Karla Bartok, se réfugiant dans la folie et la mort pour ne pas s’avouer qu’elle s’était égarée, enfermée dans ses illusions et ses mensonges ?
Elle, Julia Garelli, se sentait – se savait – indestructible.
Oh, elle n’ignorait pas que la mort était sa compagne la plus proche.
Et lorsque Arthur Orwett était venu lui rendre visite à Venise pour l’inviter à témoigner au procès que Kravchenko avait intenté contre Les Lettres françaises, il ne lui avait pas dissimulé qu’elle risquait sa vie.
Elle connaissait les Soviétiques.
Ils avaient tué Thaddeus Rosenwald, Willy Munzer, ici même, en Europe. L’un de leurs agents était allé fracasser le crâne de Trotski à Mexico. Et aux États-Unis Kravchenko avait été suivi, menacé, et n’avait survécu qu’en vivant protégé et caché.
Elle n’avait pas vraiment écouté Orwett. Il disait le danger, mais sa présence la rassurait.
Il avait les cheveux tout aussi touffus que naguère, mais devenus gris. Son visage s’était empâté, le menton enrobé de chairs flasques qui lui enveloppaient le cou.
Mais se dégageait toujours de lui autant de force et de résolution.
Il avait évoqué l’accueil fait à son livre, L’Imposture rouge, et les menaces qu’il avait subies, mais, d’un geste de la main, il les avait écartées.
La vérité peu à peu creuse son trou, avait-il dit, c’est elle, la taupe, non la révolution, comme le prétendait Marx !
Orwett était resté plus d’une semaine à Venise, refusant de s’installer au palazzo Garelli comme s’il avait craint de basculer dans la passion et d’y entraîner Julia.
Mais les années avaient transformé leur liaison en complicité fraternelle.
Ils vivaient l’un et l’autre dans la vérité et la liberté.
Il lui avait raconté ses années de guerre, correspondant étranger sur le front russe. Il avait exalté l’héroïsme des soldats, la brutalité des relations humaines, les officiers qui frappaient leurs subordonnés, les hécatombes, les dizaines de milliers de soldats fusillés, et pourtant la détermination de tous à chasser l’envahisseur, la force du patriotisme russe.
Il avait vécu des mois aux côtés de Vassili Bauman. Ils étaient rentrés ensemble en Ukraine. Ils avaient vu les fosses communes pleines des corps des Juifs abattus par les nazis.
Deux monstres s’étaient affrontés au cours de cette guerre : le nazisme et le communisme, tous deux criminels, ennemis de la Liberté, mais l’un avait servi cette dernière, bien décidé à l’achever dès qu’il aurait écrasé l’autre.
Et c’était ce qui s’était produit.
L’Armée rouge avait libéré les déportés d’Auschwitz et de Ravensbrück, et ouvert d’autres camps où les prisonniers libérés avaient été transférés.
Julia avait vécu cela dès 1940, sur le pont de Brest-Litovsk, dans l’autre sens, de Karaganda et de la prison de Boutirki à la prison d’Alexander Platz et au camp de Ravensbrück.
Arthur Orwett avait ajouté qu’il avait proposé à Vassili Bauman de se rendre en Grande-Bretagne, précisant qu’il était prêt à organiser ce départ clandestin.
Mais Vassili avait violemment rejeté son offre. Un écrivain devait rester au milieu de son peuple, souffrir, combattre et espérer avec lui. Il savait qu’on lui interdirait de publier les livres qui mûrissaient en lui et dans lesquels il dirait en toute liberté, en prenant tous les risques, la vérité.
Mais peu importait : un jour on les lirait, parce que c’est seulement dans ces livres-là qu’on apprendrait ce qu’avait été l’âme du peuple russe durant la Terreur.
Il avait employé ce mot.
Julia Garelli s’était reprochée d’avoir oublié ce que ce mot terreur signifiait pour ceux qui la subissaient, quand, avec emphase, maître Albert Jouvin – de plus maître Pierre Doucet s’était lui aussi dressé, plastronnant, bras croisés, menton levé – avait annoncé qu’il faisait citer à la barre comme témoin des Lettres françaises madame Maria Kaminski qui avait connu autrefois Julia Garelli-Knepper.
Julia écrit :
« Dans la jeune femme d’une vingtaine d’années que j’ai vue s’avancer, hésitante, vers la barre, et regarder autour d’elle comme un animal traqué, j’ai aussitôt reconnu la petite fille qui s’accrochait au cou de sa mère Vera Kaminski.
L’émotion un instant m’a submergée et j’ai failli éclater en sanglots au souvenir de ces années-là, celles de l’hôtel Lux, de l’arrestation de Lech Kaminski et de Heinz Knepper, puis de la tentative de Vera pour sauver sa fille en l’envoyant à l’ambassade d’Italie, en criant mon nom.
Maria était là dans ce prétoire étouffant où la foule se pressait, et la révolte l’a emporté sur mon émotion quand j’ai vu, à deux pas derrière Maria, cette femme, son interprète, prétendait-on, dont le visage, la silhouette me faisaient penser aux kapos, à celles qu’on appelait “les chiennes”, qui frappaient les déportées à coups de gourdin.
Cette femme était sûrement un agent des “Organes”, traductrice en effet, mais surveillante d’abord, et Maria jetait vers elle ce regard que je connaissais bien, celui des êtres terrorisés.
Et maître Albert Jouvin, plein d’attention et de compassion, a commencé à présenter Maria Kaminski qui, enfant, à l’hôtel Lux, avait compris que sa mère et son père avaient été victimes des machinations de celle que ses parents appelaient l’“espionne des nazis”.
— Qui, Mademoiselle ? La reconnaissez-vous ? Vous souvenez-vous de son nom ?
Voix presque inaudible de Maria Kaminski, forcée de répéter, et la traductrice, reprise par le traducteur officiel du tribunal, clamait mon nom, Julia Garelli-Knepper, que l’on disait comtesse.
J’ai souffert pour Maria que le NKVD devait avoir menacée des pires tourments, pour elle et ceux qu’elle aimait, si elle ne jouait pas le rôle qu’on lui avait attribué.
J’ai vu ses mains trembler.
J’ai entendu sa voix étouffée et la manière dont elle butait sur les mots.
Ce qu’elle disait était une suite de mensonges si monstrueux qu’au fur et à mesure qu’elle parlait, ma détermination à ne plus jamais renoncer à la liberté, à la vérité, à la lutte contre ces régimes de terreur, devenait plus forte.
Elle disait que ses parents avaient été arrêtés sur mes dénonciations qui avaient un temps trompé la justice soviétique. Mais que, lorsque j’avais été démasquée et condamnée, ses parents avaient été libérés, réhabilités.
Son père était mort en héros de l’Union soviétique à Stalingrad, en combattant les nazis. Sa mère, décorée elle aussi pour sa lutte aux côtés des partisans, désirait oublier ce moment cruel de leur vie. Elle avait souhaité ne pas témoigner, mais Maria, parce qu’elle avait souffert par ma faute, séparée de ses parents, avait décidé de venir pour m’accuser, dire qui j’étais, une espionne de Hitler qui avait cherché à désarmer la patrie du socialisme face à la menace hitlérienne.
Mais Staline avait démantelé la conspiration que ce misérable traître de Kravchenko et cette nazie, Julia Garelli, tentaient de ranimer en s’étant mis cette fois au service des États-Unis.
« Les mots étaient tonitruants, mais la voix de Maria, qui les prononçait, était si ténue que personne ne pouvait imaginer que ces accusations lui appartenaient.
Et j’ai entendu maître Jouvin et maître Doucet les reprendre, les répéter de leur voix de stentors.
Maître Izard, l’avocat de Kravchenko, a commencé à interroger Maria Kaminski, mais elle a chancelé, et l’interprète a expliqué que l’émotion avait été trop forte, qu’il fallait reporter la fin de sa comparution.
Maître Jouvin a invoqué les droits imprescriptibles de la personne humaine, appuyant la demande de l’interprète. Le tribunal devait comprendre combien il était difficile à Maria Kaminski d’affronter celle qui était à l’origine de tant de souffrances : moi.
Le président du tribunal a accédé à la demande de Maria Kaminski.
Elle s’est éloignée, soutenue par l’interprète.
Et on m’a regardée comme une coupable.
« Malgré les convocations, Maria ne s’était plus présentée à l’audience.
Maître Jouvin avait prétendu qu’elle avait dû regagner d’urgence l’URSS où sa mère, bouleversée par le rappel de cette tragique période de sa vie, venait d’être hospitalisée.
Albert Jouvin avait conclu :
— Ainsi Vera Kaminski est une nouvelle fois victime des traîtres que la défaite du nazisme aurait dû réduire au silence, et qui osent, au lieu de se terrer de crainte d’être poursuivis, utiliser les faiblesses et les complaisances pour se muer en procureurs et continuer leur croisade antisoviétique avec de nouveaux inspirateurs !
Cette indignation, cette posture lui avaient permis de rejeter avec violence, comme des faux forgés par les officines anticommunistes et les services secrets américains, les documents que maître Izard avait présentés au tribunal, lesquels prouvaient l’exécution en 1937, à la Loubianka, de Lech Kaminski, et, en 1938, celle de Vera, son épouse. Quant à leur fille Maria, elle avait été placée dans un orphelinat réservé aux enfants des condamnés.
Devant l’insistance de maître Izard, les preuves accablantes qu’il avançait, maître Jouvin et maître Doucet avaient quitté avec un bel effet de manches la salle du tribunal.
« Comment ne pas mépriser ces hommes qui se ruaient à la servitude au lieu de penser et d’agir en hommes libres ?
Et eux n’avaient pas même l’excuse de vivre sous un régime de terreur !
Je les avais observés, écoutés, lus. J’avais essayé de comprendre leurs mobiles. Tant de témoins déjà confirmaient les faits que rapportait Kravchenko !
Les protocoles secrets qui accompagnaient le Pacte germano-soviétique et organisaient le partage de la Pologne entre Hitler et Staline avaient été publiés.
On connaissait les conditions dans lesquelles – il y avait seulement quelques mois – les communistes s’étaient emparés du pouvoir à Prague, comment ils jugeaient et pendaient les opposants en Hongrie, en Roumanie, en Bulgarie, comment ils tentaient de briser en Yougoslavie le communiste patriote Tito qui leur résistait.
Ils transformaient ainsi l’Europe orientale en “prison des peuples”.
Mais Jouvin et Doucet, grands maîtres du barreau, et les écrivains, les intellectuels prestigieux qu’ils faisaient citer comme témoins de la défense des Lettres françaises osaient prétendre que la démocratie et la justice régnaient en URSS et dans ce qu’on commençait à appeler les “démocraties populaires”.
« Je n’ai pas seulement méprisé ces hommes, je les ai haïs pour leur hypocrisie, leurs mensonges, leur fanatisme.
Ils célébraient à l’égal d’un héros le Secrétaire général du Parti communiste qui avait déclaré : “Le peuple de France ne fera jamais la guerre à l’Union soviétique”, et annoncé que si l’Armée rouge venait à occuper Paris, le peuple français agirait avec elle comme le faisaient les peuples roumains, bulgares, tchèques…
Cette apologie cynique de la trahison et de la collaboration me révoltait.
Si l’Armée rouge s’installait en France, ceux-là, ces fanatiques, ces collaborateurs agiraient comme les agents des “Organes” et dresseraient des gibets !
Il me fallait les combattre.
C’est pourquoi j’ai commencé à écrire, songé à rassembler mes archives dans cette propriété que j’avais achetée à Cabris et dont je voulais faire le siège d’une Fondation dédiée à ceux, hommes et femmes libres, dont j’avais partagé les illusions, les souffrances et le destin. »