6.
Depuis que j’avais revu Anne de Buisson, je vivais comme un homme double. Ma raison et mon cœur ne marchaient plus au même pas.
Je pensais que la guerre entre huguenots et catholiques était inévitable ; cependant, il me semblait que si j’avais pu nouer avec Anne de Buisson une relation d’amour la paix eût peut-être été assurée.
Et une rage silencieuse m’étouffait quand le père Veron, à l’hôtel d’Espagne où je logeais, clamait d’une voix exaltée qu’il fallait à tout prix empêcher le mariage de Marguerite de Valois et de Henri de Navarre, alors même que j’imaginais qu’il eût pu préfigurer le mien.
Mais l’union entre une princesse catholique et un roi huguenot était, selon Veron, un « exécrable accouplement ». Le pape y était opposé et jamais, selon le père, il n’y donnerait son consentement.
Diego de Sarmiento ajoutait qu’il avait fait porter au roi Charles IX et à son frère, Henri d’Anjou, des lettres du souverain d’Espagne les exhortant à convaincre leur mère, Catherine de Médicis, de renoncer à son dessein diabolique. Un dessein, ajoutait Diego de Sarmiento, « bien plus funeste pour la France que pour l’Espagne », laquelle pouvait se sentir d’autant plus forte que la première était divisée. À tout prendre, si les Français ne choisissaient pas de devenir des alliés bons catholiques de Philippe II, autant qu’ils s’entre-tuent !
Mais il fallait tout faire pour que ce mariage n’eût point lieu. Le général des jésuites, Francesco Borgia, venait d’arriver au château de Blois et avait demandé audience au roi Charles IX et à la reine mère pour leur faire part de son indignation à l’idée que l’on pût livrer une fervente catholique comme Marguerite au roi de Navarre, ce suppôt de l’hérésie.
Je quittais l’hôtel d’Espagne, tremblant de colère et de désespoir, et marchais vers la maison du pont Notre-Dame. Je me souvenais des propos de Robert de Buisson ou de Séguret, tout aussi enragés que ceux du père Veron.
Robert de Buisson s’emportait à l’idée qu’on pût vouloir faire entrer dans une famille de sang royal, protestante comme celle des Navarre-Bourbons, cette dévergondée, cette débauchée de Marguerite de Valois. À Blois, elle participait à toutes les fêtes galantes où l’on se dépoitraillait, où l’on dansait jusqu’à défaillir de fatigue. L’on y avait vu Charles IX, le visage noirci à la suie, jouer le rôle d’un homme d’au-delà de l’Océan, ou, pis encore, lui, roi de France, avancer à quatre pattes, sellé et sanglé comme un cheval, et demander aux femmes qu’elles l’enfourchassent !
N’étaient-ce pas des jeux indignes de bons chrétiens ! Mais les catholiques ne l’étaient plus depuis belle lurette !
Je baissais la tête. Anne de Buisson écoutait, immobile dans sa robe noire. Elle semblait ne pas entendre, ne pas me voir.
Cependant, jamais il ne s’est passé un jour, durant ces mois d’avant la grande tuerie du 24 août 1572, ce dimanche de la Saint-Barthélemy, où je n’aie pensé à elle, tenté de l’apercevoir, alors même que les gentilshommes huguenots m’avaient interdit l’entrée de sa maison.
Mais je rôdais sur le pont Notre-Dame comme eût pu le faire un espion des Guises, un Espagnol de Diego de Sarmiento.
Je remarquais d’incessantes allées et venues. L’amiral de Coligny, entouré de gardes du corps, rendait visite à Anne, qui le raccompagnait jusqu’au perron. J’ai vu le prince de Condé, d’autres nobles huguenots qui semblaient venir lui faire leur cour, et j’en étais jaloux. Mais peut-être était-ce à Robert de Buisson qu’ils rendaient visite, organisant ce complot dont ne cessait de parler Sarmiento, destiné à s’emparer de l’esprit et du corps du roi Charles IX afin de l’obliger à faire la guerre à l’Espagne, à soutenir le mariage entre Marguerite de Valois et Henri de Navarre.
Seigneur, les temps que nous vivions – que nous vivons encore – étaient une pelote de desseins emmêlés, un entrelacs de fils inextricable !
Ceux qui les tissaient et les nouaient cherchaient à entraver, à étrangler leurs ennemis.
Et il n’y avait pas place pour celui qui, comme moi, voulait tendre la main vers l’autre rive.
Je le savais et pourtant ne renonçais pas.
Un jour de grand beau temps d’hiver, froid et venté, Séguret, Blanzac, Pardaillan, Tomanges et d’autres tueurs huguenots sont sortis de la maison et se sont dirigés vers moi. Parmi eux, j’ai distingué Jean-Baptiste Colliard, dague et épée en main.
Celui-là venait pour m’occire.
J’ai dégainé et nous avons commencé à croiser le fer.
Séguret me visait avec son arquebuse. Ce n’était donc point un duel régulier, mais un guet-apens de spadassins.
J’ai crié, appelé, hurlé que des hommes noirs de la secte huguenote se proposaient d’assassiner un bon catholique.
Je reculai sur le pont Notre-Dame tout en combattant et en sautant de droite et de gauche pour éviter l’arquebuse dont Séguret me menaçait.
Une foule s’est peu à peu rassemblée autour de moi et a commencé à lapider les huguenots en criant : « Hors de Paris, les ennemis de Dieu ! En enfer, les suppôts du diable ! À Montfaucon, les amiralistes de Coligny ! À mort, ceux de la cohorte huguenote ! »
À Paris, les gens de rien, les gens du néant, haïssaient les huguenots. Les spadassins ont commencé à refluer vers la maison d’Anne de Buisson et, tout à coup, d’une fenêtre, Séguret a tiré sur la foule qui s’est égaillée, mais il n’a fallu qu’un court instant pour qu’elle revienne, plus nombreuse, armée de piques, de haches, brandissant des torches, allumant des incendies sur son chemin, pillant les échoppes, cependant que les hommes de la milice du prévôt se disposaient devant la maison d’Anne de Buisson afin de la protéger.
Les cris redoublaient. De quel côté étaient ce roi et ce prévôt qui faisaient abattre la Croix de Gastine mais faisaient pendre les bons catholiques ? Que valait ce souverain qui signait avec les hérétiques la paix de Saint-Germain et voulait marier sa sœur avec un roi huguenot ?
Les miliciens se sont élancés, ont saisi deux émeutiers qu’ils ont aussitôt pendus à la façade de la maison d’Anne de Buisson.
J’en ai tremblé d’effroi.
C’était comme s’ils avaient désigné Anne de Buisson à la vindicte des gens de rien, comme si la pendaison de ces hommes avait été un crime des hérétiques.
De fait, quelques jours plus tard, des émeutiers ont incendié la maison, et, derechef, quelques-uns d’entre eux ont été pendus en place de Grève.
J’ai su qu’Anne de Buisson s’était réfugiée dans une maison de la rue de l’Arbre-Sec, au n° 7. Elle y logeait en compagnie de son frère.
Diego de Sarmiento m’a assuré que Robert de Buisson avait pris le commandement des gardes de l’amiral de Coligny.
J’ai arpenté cette rue de l’Arbre-Sec. Elle conduisait à la rue de Béthisy au coin de laquelle se trouvait l’hôtel de Ponthieu. Devant le porche se pavanaient, bruyants et fats, la mine arrogante, les gentilshommes huguenots.
Rien qu’à apercevoir parmi eux Séguret ou Jean-Baptiste Colliard, je savais que je n’appartenais pas à leur camp.
J’étais bien de l’autre rive.