7.

J’entrais dans la cour de l’hôtel d’Espagne.

C’était ma « rive », mon camp.

Je reconnaissais maintenant chacun de ces « hommes sombres » ; Maurevert discourait, entouré de ses spadassins, Maraval, Guitard, Lachenières, Demouchy, d’autres dont Sarmiento me disait qu’ils appartenaient à Henri le Balafré, duc de Guise, et à son frère Louis, cardinal de Lorraine.

Dans la grande pièce que le soleil de ce printemps 1572 éclairait, je retrouvais, aux côtés de Sarmiento, Keller, qui, après de longs détours pour s’assurer qu’on ne le suivait pas, arrivait de l’hôtel de Ponthieu. Il chuchotait comme s’il avait craint qu’on ne l’entendît, et on se pressait autour de lui.

Il annonçait que la mère de Henri de Navarre, cette folle huguenote de Jeanne d’Albret, reine de Navarre, venait de mourir, peut-être empoisonnée par l’un des « parfumeurs » de Catherine de Médicis.

On se tournait vers Luigi Bianchi qui niait, le visage plissé par un sourire. À dire vrai, ajoutait-il, il n’était pas le seul, dans l’entourage de Catherine, à connaître les secrets des mélanges de parfums et de poisons. Au Louvre, dans l’entourage de la reine mère et de Charles IX, on prétendait qu’un certain Renato, un Florentin, avait imprégné les gants de Jeanne d’Albret avec le contenu de trois fioles. Sitôt après avoir enfilé ses gants, la reine de Navarre avait été saisie de vomissements. On l’avait portée jusqu’à sa chambre ; couchée, le corps enflé et violacé, elle ne s’était plus relevée.

Mais il ne s’agissait peut-être là que de rumeurs. Jeanne d’Albret était depuis longtemps malade et elle avait pu aussi bien succomber à une tumeur aux poumons grosse comme le poing, avaient dit les médecins, laquelle l’avait étouffée.

Sarmiento levait la main. Peu importait. Il n’y avait pas lieu de se féliciter de la mort de la reine de Navarre. Le chemin était désormais libre pour Catherine de Médicis, plus déterminée que jamais à marier sa fille avec le huguenot Henri. Mais ce n’était pas encore le plus grave.


Sarmiento allait et venait dans la pièce et Enguerrand de Mons, le père Verdini, le père Veron le suivaient, penchés vers lui pour mieux l’entendre. Il disait que trois mille cavaliers huguenots et cinq mille mercenaires allemands étaient en route pour les Pays-Bas afin d’apporter leur aide aux gueux de Guillaume d’Orange.

— Coligny, poursuivit-il en se tournant vers Keller, a obtenu l’accord du roi.

Keller l’approuvait, précisant que Charles IX avait déclaré vouloir s’opposer « le plus dextrement possible à la grandeur des Espagnols ».

— La conspiration huguenote, concluait Sarmiento, veut briser la puissance de l’Espagne en utilisant les ambitions du roi de France, et Catherine de Médicis se prête à cette machination.


J’écoutais, puis m’écartais. J’entendais encore le père Verdini rapporter qu’il avait reçu un courrier de Rome. Le nouveau pape, Grégoire XIII, voulait, comme Pie V, empêcher ce mariage et tout risque de guerre entre l’Espagne et la France. Le seul moyen était de redonner vie à la Sainte Ligue des catholiques unis à la fois contre les hérétiques et les infidèles.

— Les uns et les autres sont fils du diable, ajoutait le père Veron. Un catholique a le devoir de les tuer. Saint Augustin a dit : « Il y a un Roi par-dessus la loi, c’est Dieu. Et s’il commande à quelqu’un de tuer une personne, comme Il fit à Abraham de tuer son fils, il faut qu’il le tue. » Dieu a commandé d’envoyer en enfer Coligny et les hérétiques comme jadis les Templiers reçurent mission de tuer les infidèles.


Je restais à l’écart.

Je doutais, Seigneur. Je me souvenais des paroles de Michele Spriano qui avait entendu, derrière les grands mots de la religion, les ambitions terrestres des monarques avides de puissance, les habiletés de marchands et de banquiers soucieux de leurs profits.

Je m’interrogeais : et si l’affrontement entre huguenots et catholiques, entre chrétiens et musulmans, n’étaient que les pièges que tendait le diable aux hommes afin de les précipiter dans le Mal, de les pousser à tuer l’autre qui était aussi, Seigneur, l’une de Vos créatures ?

Les pensées dans ma tête formaient un enchevêtrement que je ne réussissais plus à démêler.

J’avais l’intuition que nous étions tous, catholiques et huguenots, entraînés dans l’une de ces danses macabres telles qu’on les voit sculptées au tympan des églises. La mort avec sa faux y menait sa sarabande.

Comment en finir avec ce bal de la haine ? Qui survivrait à cette rage de tuer qui déformait tous les visages, ceux des gentilshommes huguenots comme ceux des spadassins de Sarmiento et des Guises ?

Mon désespoir était d’autant plus grand que je voyais chacun danser avec entrain, comme si le désir de précipiter ses ennemis dans l’abîme faisait oublier que l’on y dévalerait aussi.

Seigneur, était-ce cela que Vous vouliez ? Ou bien aviez-Vous abandonné les hommes aux mains du diable ?


— Affûte tes lames ! m’a dit Sarmiento. Les huguenots arrivent aujourd’hui.

C’était déjà le mois de juillet.

J’avais revu Anne de Buisson et ma sœur Isabelle, toutes deux suivantes de Catherine de Médicis, à l’une des fêtes que la reine mère donnait au Louvre.

On y dansait dans les cours, les jardins, les salles et jusque sur les paliers.

On épiait Marguerite de Valois dont les robes constellées de perles enserraient la taille.

— La belle et légère Margot…, marmonnait Sarmiento. Mariée ou pas à son huguenot de Navarre, elle ne sera jamais l’une de ces huguenotes boutonnées en noir dont on ne sait trop si elles sont hommes ou femmes. Quant à Henri d’Anjou – il s’esclaffait –, il est encore plus femme qu’elle, regarde-le…

Le frère du roi traversait les salles de bal entouré de ses mignons, affichant les mines d’une rouée, paré de bagues et de boucles d’oreilles, des flots de dentelles débordant des manches et du col de son pourpoint.

— S’il vient à succéder à son frère, on ne sait s’il sera reine ou roi, ajoutait Sarmiento. Mais lui – ou elle – au moins ne veut pas d’une guerre avec l’Espagne.


Je m’étais approché d’Anne de Buisson. J’avais été enivré par son parfum et j’étais resté un long moment silencieux, incapable de lui parler, tenté de la prendre par la taille, de la serrer contre moi, d’oublier ceux qui nous entouraient, dont je devinais qu’ils nous observaient. Nous devenions sans doute, l’un comme l’autre, suspects : Anne parce qu’elle ne se détournait pas d’un de ces catholiques de l’entourage de l’Espagnol Sarmiento, moi parce que j’étais séduit par cette huguenote qui n’était pas vêtue comme une adepte de la mauvaise secte de Luther et de Calvin, mais qui n’en était sans doute que plus dangereuse. Et l’on devait se souvenir que je me nommais Thorenc, comme Guillaume de Thorenc, l’un des conseillers de l’amiral de Coligny. N’étais-je pas un espion des hérétiques ?

C’est Anne de Buisson qui a parlé la première.

— Je ne vous vois plus, m’a-t-elle dit.

— Vos spadassins me tueraient.

— Je les ai déjà empêchés de le faire.

— Venez avec moi.

Elle a baissé les yeux. Il m’a semblé qu’elle rougissait.

— Après.

— Après quoi ?

D’un léger mouvement de tête, elle a désigné Marguerite de Valois.

— Après le mariage avec Navarre ? ai-je demandé. Elle a souri et s’est éloignée.


Je l’ai revue le jour où Sarmiento m’a invité à affûter mes lames.

Elle portait une longue robe noire fermée jusqu’au menton, et était assise dans l’une des litières qui suivaient Henri de Navarre lors de son entrée dans Paris.

C’était le 10 juillet de cette année 1572.

Henri de Navarre, prince du sang, vêtu lui aussi de noir, était accompagné par le prince de Condé, son cousin, et l’amiral de Coligny.

Autour d’eux chevauchaient un millier de gentilshommes huguenots. C’était comme une vague noire qui déferlait, envahissant les rues proches du Louvre.

Le mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois devait être célébré dans un peu plus d’un mois.


J’ai reconnu, caracolant auprès de Coligny et de Henri de Navarre, Robert de Buisson et mon frère Guillaume. Leurs spadassins Séguret et Jean-Baptiste Colliard, Blanzac, Pardaillan et Tomanges les entouraient.

Diego de Sarmiento se tenait près de moi. Il m’avait suffi d’un regard pour mesurer sa colère. Il serrait les mâchoires, le menton en avant, l’une de ses mains crispée sur le pommeau de son épée, l’autre sur la garde de sa dague. Son corps était légèrement penché, comme près de s’élancer.

Il s’est tourné vers moi.

— Ils se croient vainqueurs ! a-t-il grogné. Ils ont toutes les audaces ! Coligny, ce maudit, a osé dire au roi : « Déclarez la guerre aux Espagnols, Sire, et partez vous couvrir de gloire ! » Et Charles l’a écouté, sans ordonner qu’on décapite cet hérétique ! Coligny a même menacé. Keller m’a rapporté qu’il répète partout, afin que Charles IX sache ce qui l’attend : « Si le roi renonce à entrer dans une guerre contre les Espagnols, Dieu veuille qu’il ne lui en survienne pas une autre dans laquelle il ne serait pas en son pouvoir de se retirer ! »

Sarmiento a frappé du talon.

— Ces huguenots traitent le souverain comme s’il était leur prisonnier. Et ils exigent en guise de rançon une guerre contre l’Espagne !

Il m’a fait face, puis, d’un mouvement de la tête et des épaules, il a montré le cortège des huguenots.

— Regarde-les, Bernard de Thorenc. Ils sont entrés dans la nasse. Ils n’y resteront pas longtemps vivants !


Seigneur, qui se souciait vraiment de Vous et de Vos volontés ?

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