17.

Les jours de sang, quand les massacreurs tranchaient le nez et les oreilles, les lèvres, les sexes, les gorges, enfonçaient des pieux dans le ventre des femmes, ou bien, avant de les profaner ainsi, les forçaient à s’accoupler avec des huguenots émasculés, voire des pourceaux – et les rires, avec le sang, emplissaient les rues ces jours-là –, Bernard de Thorenc, rue des Poulies, rue des Fossés-Saint-Germain, baissait la tête, craignant de regarder la fenêtre de l’hôtel de Venise derrière laquelle il imaginait que se tenait Anne de Buisson.

Il pressait le pas pour s’éloigner au plus vite de ces rues où rôdaient les massacreurs guidés par ce prêtre devant qui Anne s’était agenouillée et qui souvent s’arrêtait devant la poterne de l’hôtel de Venise, comme tenté de la forcer, de reprendre ce qui lui avait été arraché, cette huguenote qu’il n’avait pu que convertir alors qu’il eût voulu la tuer.

De loin, dans la rue de l’Autruche, Bernard de Thorenc observait ces massacreurs dont les mains, les bras et jusqu’à la bouche étaient maculés de sang.

Puis, lentement, lorsqu’il était persuadé qu’ils allaient enfoncer d’autres portes, traverser la Seine en courant pour prendre en chasse quelques huguenots qui tentaient de fuir – et le roi, depuis sa fenêtre du Louvre, les tirait avec sa grande arquebuse comme à la chasse on vise un cerf ou un sanglier –, Thorenc rentrait à l’hôtel d’Espagne.


Il gardait l’épée à la main, et son foulard blanc – taché de sang – était toujours noué à son épaule, sauf-conduit pour les massacreurs, comme l’étaient aussi ces bandages rougis qui enserraient ses épaules, ses mains, son front.

Il marchait tête haute, maintenant, parce qu’il voulait voir.

Là, il butait sur les corps de deux femmes enlacées, nues, le visage si tailladé qu’il en avait perdu toute forme humaine, et on avait planté des cornes de bœuf entre leurs cuisses.

Plus loin, au coin de la rue Saint-Honoré, c’était une troupe d’enfants qui entourait un vieillard nu, agenouillé, et le forçait à avaler des feuillets de la Bible, puis des excréments, car l’homme ne doit pas lire le Livre saint en langue profane ni refuser le carême. Or ce vieux-là avait fait tout cela. Alors, qu’il périsse dans les tourments !

Quelques pas après, Bernard de Thorenc avait vu des enfants – encore des enfants ! – crever le ventre d’une femme, l’éviscérer, se servir des boyaux fumants comme de fouets, frappant le visage d’autres huguenots que l’on poussait vers eux – et la foule d’applaudir ces gamins rieurs qui tuaient si sauvagement.


Bernard de Thorenc se retournait. Souvent, durant ces journées de sang, il avait eu l’impression d’être suivi, et, quand il rentrait à l’hôtel d’Espagne, Diego de Sarmiento, Enguerrand de Mons ou le père Verdini le dévisageaient avec suspicion comme si l’un de leurs espions – ces serpents-là étaient nourris par la reine mère, Henri d’Anjou ou Sarmiento lui-même – leur avait rapporté que Bernard n’avait tué aucun huguenot, s’était seulement défendu, évitant le combat. Qu’il s’était ainsi borné à sauver une femme, cette Anne de Buisson, huguenote, sœur du maudit corsaire de La Rochelle, Robert de Buisson, cette Anne, suivante de Catherine de Médicis, que celle-ci voulait peut-être à présent faire disparaître, parce qu’elle avait été témoin de trop de complots et que, Paris nettoyé, Henri de Navarre converti, on n’avait plus besoin d’une huguenote parmi les femmes de la reine mère.


Aussi Bernard de Thorenc se méfie-t-il. Il ne faut pas donner le moindre prétexte à ces massacreurs. Il faut éviter de regarder la fenêtre de l’hôtel de Venise, et même de penser à Anne de Buisson.

D’ailleurs, pourquoi l’attendrait-elle alors qu’entre eux deux, depuis leur nuit sous l’escalier dans le palais du Louvre, le sang a coulé comme un torrent les jours de crue ? Il fallait laisser passer le temps, ne même pas s’approcher de Vico Montanari ou de son secrétaire, Leonello Terraccini, que Bernard de Thorenc avait souvent aperçu à l’hôtel d’Espagne, puis dans cette chapelle du Louvre où Henri de Navarre s’était agenouillé au milieu des massacreurs, reconnaissant n’être qu’un dévoyé de la foi qui demandait humblement à être reçu en la sainte Église. Et, lorsqu’il avait ouvert la bouche pour recevoir l’offrande, le rire de Catherine de Médicis avait été si fort qu’il avait empli toute la nef, et les massacreurs avaient mêlé les leurs à celui de la reine mère.


C’est à cet instant que Bernard de Thorenc avait pensé – ç’avait été dans sa tête comme une douleur brûlante – que les hommes, tous les hommes, à quelque religion qu’ils appartinssent, avaient fait un enfer de cette terre offerte par Dieu.

Il s’était souvenu des enluminures du livre de Michele Spriano, des supplices que Dante décrivait dans son voyage en enfer. C’était bien ce qu’il avait vu accomplir rue des Poulies, rue de la Monnaye, sur le quai de l’École, autour de l’hôtel de Bourbon et de l’hôtel d’Aumale.

Enguerrand, qui rentrait de Provence, de la Grande Forteresse des Mons, avait péroré, disant qu’il avait chaque jour, au terme d’un festin, et pour distraire les bons catholiques qu’il y avait invités, précipité des huguenots du haut des falaises dans les gorges de la Siagne. Il conviait les femmes invitées à piquer à l’aide de poignards les reins et le cul de ces huguenots pour les inciter à se jeter d’eux-mêmes dans la rivière. Et les enfants n’avaient pas été les derniers à se prendre au jeu.

Partout, disait Enguerrand de Mons, on traquait le huguenot, et les corps de ces hérétiques flottaient aussi sur le Rhône, personne ne voulant leur donner une sépulture.

— Et maintenant ces charognes empoisonnent les eaux…


— On n’en a jamais fini avec eux, avait ajouté Enguerrand de Mons, après un silence, en se tournant vers Bernard de Thorenc.

Une centaine de gentilshommes huguenots avaient occupé et défendaient le Castellaras de la Tour. À leur tête se trouvait…

— … votre frère Guillaume, et quelques épargnés comme Jean-Baptiste Colliard et Séguret.

Sarmiento s’était indigné.

Ceux qui avaient laissé la vie sauve à des mal-sentants de la foi étaient encore plus coupables qu’eux. C’étaient à ceux-là qu’il fallait infliger la mort la plus cruelle. Ils devaient la sentir se glisser lentement en eux. Car ils avaient, par leur compassion, leur lâcheté ou leur complicité, compromis le destin du royaume de France et de la juste foi.

Déjà les protestants de La Rochelle résistaient aux troupes du roi. Ceux de Montauban et de Nîmes, entre bien d’autres villes du Sud, voulaient se rassembler en une Union, quitter le royaume, attendre les secours des Allemands et des gueux des Pays-Bas.

— Voilà ce qu’ont permis les protecteurs de huguenots ! Pour ceux-là, la hache, le poignard, la corde, l’agonie la plus longue seront encore des châtiments trop légers !

Diego de Sarmiento n’avait pas quitté des yeux Bernard de Thorenc, qui avait soutenu son regard, puis s’était éloigné.


Dans sa chambre, cette nuit-là, il avait prié, agenouillé, la tête appuyée sur ses mains nouées, les bras reposant sur le rebord de sa couche.

Puis il avait délaissé les prières et commencé d’une voix devenue peu à peu plus forte, en s’adressant à Dieu :

— Seigneur, nous sommes tous des infidèles ! Ici, j’ai vu crimes et barbaries aussi pervers qu’au bagne d’Alger et dans les chiourmes turques. J’ai vu trancher le nez, les oreilles, les lèvres, crever les yeux comme faisaient les bourreaux de Dragut-le-Brûlé, de Dragut-le-Cruel.

« J’ai vu dénuder les femmes, les traiter comme des proies, puis, après avoir abusé d’elles, les éventrer, ou bien les laisser pour mortes, le corps profané. Chrétiens ou mahométans, nous sommes tous des infidèles, Seigneur. La terre est devenue enfer.

« Que peut faire celui qui croit en Toi ?

« J’ai beaucoup péché, Seigneur.

« Souvent, au cours de ma vie, j’ai été un massacreur.

« Mais j’ai maintenant le dégoût du sang.

« Comment, Seigneur, agir pour qu’on ne le répande plus en Ton nom ?

« Comment, Seigneur, mettre fin au massacre, cette trop humaine et sanglante comédie ?

« Comment ne plus t’être infidèle ? »

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