22.
J’ai vu Anne de Buisson dès le jour de mon arrivée à Nérac.
J’étais fourbu, la peau tannée par le vent de la course, par la pluie qui m’avait accompagné jusqu’au-delà de Tours, puis par le soleil qui m’avait brûlé.
J’avais le pourpoint déchiré, car j’avais dû à plusieurs reprises gagner les futaies, me jeter dans les fossés pour éviter les bandes de pillards, ces soldats en maraude qui mettaient le feu aux récoltes, rançonnaient les villages, violaient les femmes, coupaient les oreilles et le nez, et parfois – je l’ai vu – empalaient les hommes qui tentaient de leur résister.
Ces « picoreux » volaient les chevaux, détroussaient les cavaliers, et certains m’avaient poursuivi jusqu’à la nuit, au cœur des forêts où j’étais parvenu à leur échapper.
J’avais traversé des villages incendiés, écouté les paysans qui se lamentaient et maudissaient ces brigands qui prétendaient agir au nom de leur religion, dévalisant ici les églises, saccageant là les temples, catholiques s’il fallait voler des huguenots, huguenots s’il fallait dépouiller des catholiques.
Cependant, au fur et à mesure que je m’étais enfoncé dans les provinces huguenotes, j’avais senti que l’ordre était ici comme un printemps dont on voit pointer les premières pousses.
Je pouvais m’asseoir dans une auberge, à Agen, et entendre un marchand me dire que le roi Henri voulait que « l’on vive et se comporte aimablement les uns avec les autres, sans quereller, injurier, provoquer, troubler ni empêcher respectivement en leur religion, jouissance de leurs biens, sans rien entreprendre les uns contre les autres ».
Et ce marchand, en me versant à boire, avait ajouté : « Nous sommes tous du royaume de France, concitoyens d’une même patrie. »
Sur la route menant à Nérac, j’avais vu sécher, pendus à quelques arbres, des soldats aux uniformes lacérés, aux yeux picorés par les corbeaux, eux qui avaient tant « picoré » les biens des paysans !
À l’entrée de Nérac, j’ai même vu deux hommes dont on venait de trancher le poing parce qu’ils avaient pris les armes dans une ville de la province.
Peut-être ce roi de Navarre était-il homme d’ordre et de paix ?
Je l’ai espéré.
J’ai donc marché dans les rues de Nérac en tenant mon cheval par la bride.
On me regardait avec une curiosité bienveillante, comme si la douceur du temps, la tiédeur des pierres rose et ocre rendaient les gens aimables. Je me souvenais de la haine que l’on ressentait à chaque pas, quai de l’École ou rue de l’Arbre-Sec. Paris était un volcan qui ne cessait de gronder. Ici semblait régner une nonchalante gaieté.
On m’a accueilli au château qui dominait le méandre d’une rivière.
J’ai découvert les grandes salles auxquelles des tentures et des tapisseries brodées de velours, de satin et d’or, conféraient une allure opulente. Je me suis avancé jusqu’à l’une des portes ouvrant sur le jardin. Des allées bordées de lauriers et de cyprès descendaient jusqu’à la berge.
Tout à coup, auprès d’une fontaine, j’ai découvert Anne de Buisson, plus blonde qu’elle n’était dans mon souvenir. Elle portait une robe bleue à larges plis, boutonnée jusqu’au cou. Mais la couleur en était si vive, la taille si serrée, la dentelle blanche autour du cou et des poignets était si abondante qu’on eût dit une robe de bal, non l’austère tenue d’une huguenote.
Anne de Buisson marchait aux côtés d’une femme dont le rouge de la robe, brodée de velours noir, attirait le regard. Je reconnus Marguerite de Valois. La maîtresse et l’épouse du roi de Navarre se tenaient par le bras et riaient.
Elles me remarquèrent et l’une et l’autre détournèrent la tête comme si ma présence les importunait.
Elles m’ignorèrent et s’éloignèrent dans une allée bordée d’orangers qui me rappelaient les jardins d’Alger ou ceux d’Andalousie et d’Italie.
On vint me chercher pour me conduire auprès du roi. Il était seul, allant et venant dans une petite pièce plus sombre que toutes celles que j’avais traversées. Des livres étaient posés sur une écritoire. Il s’approcha de moi. Il sentait vraiment de l’aile et du pied !
Je découvris qu’il était d’une taille bien inférieure à celle de Henri III et, me souvenant du roi de France, j’eus l’impression de voir s’avancer un nobliau de campagne habitué aux chevauchées, aux batailles, au vin rugueux, aux viandes faisandées, aux femmes qu’on renverse sur une botte de paille, qu’on prend contre un rebord de table comme on avale une rasade quand on a soif, sans s’arrêter à la qualité du vin ni à la propreté du verre.
Il m’interrogea :
— Thorenc, comme Guillaume ?
Il se mit à rire.
Il avait le front dégagé, un menton avancé qu’il commençait de cacher sous une barbe taillée en pointe. Ses lèvres étaient soulignées par une moustache effilée. L’œil était vif et rieur.
— Et tu n’es pas de notre cause ? Tu es papiste ? Tu pries tous ces saints, si nombreux que personne, même les docteurs de la Sorbonne, n’est capable de les nommer ?
Il haussa les épaules.
— Mais nous croyons au Christ, toi et moi, et nous sommes du royaume de France. Ton frère est avec moi ; toi, tu es avec Henri ; faut-il pour autant se trancher la gorge ?
Il s’écarta, mais l’odeur affreuse persistait comme si toute la pièce en était imprégnée.
— Que veux-tu me raconter ? Tu ne viens pas te perdre ici seulement pour rencontrer ton frère ?
Il rit à nouveau.
— L’as-tu vu ?
Il s’assit derrière l’écritoire.
— Tu découvriras le présent que je lui ai fait… Et ce têtu qui le refusait ! Il a fallu que je lui demande par trois fois de l’accepter… Mais il te racontera. Dis-moi ce que tu veux.
J’ai craint que les propositions de Philippe II ne le mettent en rage et qu’il ne m’empêche même de les lui exposer, s’indignant dès mes premiers mots.
J’étais bien naïf.
Henri de Navarre m’a écouté en se lissant la barbe et les moustaches, le regard amusé, puis se frottant les mains comme s’il avait été heureux qu’on songeât à le payer, comme on fait d’un mercenaire, sans se soucier de la foi qui était la sienne ni des liens qui l’unissaient depuis l’enfance au roi Très Chrétien, Henri III, et à ce royaume de France dont les Bourbons étaient l’une des familles régnantes.
Benêt que j’étais !
Henri a répété lentement :
— Trois cent mille écus, et cent mille chaque mois ? Le Balafré, si je refuse, acceptera, il n’aura de cesse que de mettre une laisse à Henri III et de nous faire la guerre. Auprès de qui se rangera alors François d’Alençon ? Rejoindra-t-il le roi, son frère, ou bien les Guises, et pourquoi pas moi ? Si j’ai l’argent et les troupes du roi d’Espagne, je serai bien plus que le roi de Navarre. Or François d’Alençon va là où est la force…
Il a tout à coup ri aux éclats.
— Mais me convertir une nouvelle fois pour épouser l’infante d’Espagne ? Là-bas, elles sont laides, sèches, les cuisses serrées comme les deux moitiés d’une coque de noix ! Et nous avons ici ce qu’il nous faut en femmes. En veux-tu une pour cette nuit, Bernard de Thorenc ?
Seigneur, cette cour non plus n’appartient pas à Votre royaume !
J’en suis venu à penser qu’ici comme au Louvre, comme à l’Escurial, à Alger ou à Constantinople, les hommes étaient exclusivement guidés par leurs désirs et leur volonté de gouverner.
Aurais-je dû me retirer du monde dans quelque lieu de prière ?
Ce soir-là, quittant Henri de Navarre, je me suis bien tardivement incliné devant la décision de l’empereur Charles Quint fermant derrière lui toutes les portes afin que, d’une abdication à l’autre, il se retrouve seul à seul avec Vous, Seigneur !
J’ai quitté le château de Nérac à la nuit tombée, sûr que Henri de Navarre refuserait les propositions de Philippe II, non par fidélité à sa foi ou sens de l’honneur, mais par calcul.
Cet homme-là était un habile qui ne voulait pas compromettre son avenir en devenant le mercenaire d’un prince étranger. Et peut-être sa prudence serait-elle moins préjudiciable aux sujets du royaume de France que la témérité d’un Henri de Guise qui, j’en étais convaincu, accepterait pour sa part l’alliance espagnole en prétendant vouloir ainsi défendre les catholiques contre les huguenots.
Un prince cynique valait peut-être mieux qu’un prince hypocrite, même si aucun des deux n’était vertueux.
Mais la vertu, Seigneur, était-elle encore de ce monde ?
J’étais ainsi dans mes pensées, cherchant l’auberge où je devais passer la nuit, quand des hommes m’ont entouré, l’épée à la main.
J’ai reconnu Séguret, Jean-Baptiste Colliard, d’autres spadassins huguenots que j’avais vus à Paris devant la maison du n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec ou devant l’hôtel de Ponthieu.
Il ne me servait à rien de tirer mon épée hors du fourreau.
— Tu vas rendre gorge pour notre amiral et nos compagnons que vous avez massacrés, a rugi Séguret.
Il a levé son arme, en appuyant la pointe contre ma poitrine.
J’ai pensé à Anne de Buisson.
Et tout à coup elle a été là avec des serviteurs qui portaient des torches.
Elle s’est avancée, se plaçant devant moi, disant qu’elle me devait la vie et qu’il faudrait la lui prendre avant que de me tuer. Les spadassins ont rengainé leurs armes et je me suis retrouvé en face d’elle, dans la lueur mouvante des torches. Anne me fixait, le visage altier, la bouche boudeuse, avec un air d’arrogant défi.
— Partez ! a-t-elle dit. Sinon, ils vous tueront, quoi qu’en pensent Henri de Navarre et mon époux.
Elle a haussé la voix en sorte que je ne perde aucun des mots qu’elle prononçait.
— Ils veulent venger le sang des nôtres avec le vôtre.
Peut-être allais-je arguer que je n’avais pas participé au massacre ? Elle m’a devancé.
— Vous m’avez sauvée plusieurs fois, en Espagne, rue de l’Arbre-Sec, je ne l’ai pas oublié. Mais tant d’autres ont été tués par les gens de votre camp !
— Je ne veux être que du camp de Dieu.
— Sur terre, il n’y a que des hommes, a-t-elle répondu. Ce ne sont pas les hommes qui choisissent Dieu, mais Dieu qui les choisit.
La pluie s’est mise à tomber, drue et froide. Les flammes des torches ont vacillé.
— Votre époux ? ai-je murmuré.
Ses tresses, sous l’averse, s’étaient dénouées et ses longues mèches couvraient ses épaules. Sa robe collait à son corps, en dessinant les formes, et je fus saisi par le désir de la serrer contre moi, comme autrefois, sous cet escalier du palais du Louvre, le jour du mariage entre ce Henri de Navarre, le Puant, et Marguerite de Valois dont elle, Anne, paraissait l’amie.
Elle a ri.
— C’est un présent du roi de Navarre, a-t-elle dit.
Le porc l’avait mariée à un gentilhomme complaisant, ai-je d’abord pensé. Puis, tout à coup, j’ai porté la main à mon épée en me souvenant de ce que Henri de Navarre avait dit du présent qu’il avait offert à mon frère Guillaume.
Il avait donc fait cela, et Guillaume avait accepté de prendre Anne de Buisson pour épouse afin de complaire à son souverain !
Tuer, tuer !
Oui, Seigneur, j’ai été emporté par la rage.
J’ai saisi Anne par les épaules et l’ai secouée en hurlant.
Les serviteurs se sont précipités, me repoussant avec les flammes de leurs torches.
— Je suis maintenant de votre famille, a-t-elle lancé en s’éloignant.
Tuer, tuer !
Ce prince et ce frère cyniques qui pouvaient enfermer dans leurs bras le corps d’Anne de Buisson, que je voyais disparaître dans cette nuit rayée par la pluie.