13.

— Ils les tueront tous ! murmure Bernard de Thorenc.

Il est assis en face de Vico Montanari dans l’une des pièces du premier étage de l’hôtel de Venise dont les deux fenêtres sont restées closes depuis l’aube pour se protéger de la chaleur de brasier qui étouffe la ville jour après jour et qui n’a jamais été aussi ardente qu’en ce samedi 23 août 1572.

C’est jour chômé, parce que vigile de la Saint-Barthélemy.

Montanari s’est souvent approché des fenêtres pour voir défiler, rue des Fossés-Saint-Germain, les processions des confréries, car on a fermé les ateliers.

Il a même entrouvert quelques instants l’une des croisées pour écouter l’un des prêcheurs qui, debout sur la borne qui se trouve au coin de la rue des Poulies, s’adressait aux fidèles, proférant des paroles de mort.

Le prêtre disait – Montanari avait cru reconnaître la voix du père Veron :

— On doit abattre une bête odieuse à Dieu comme aux hommes. On tient la bête dans les filets. Mais elle n’est que blessée. Elle peut encore mordre et tuer. Il faut prendre garde qu’elle et ses démons ne puissent s’échapper. Il ne faut pas manquer une si belle occasion de remporter une victoire, au nom de Dieu et de la Croix, sur les ennemis de la sainte Église et du royaume. La victoire est facile. Le butin est grand et assuré. On peut sans péril obtenir la récompense d’un si grand succès. Dieu nous regarde ! Il faut tuer la bête !


Montanari avait refermé la croisée.

Il était en sueur. Il avait entendu les chants des confréries, puis les cloches se répondre d’une église à l’autre, saluant ce jour de la vigile de la Saint-Barthélemy. Et leur son sourd n’avait cessé de marteler la journée.

Il était allé du Louvre à l’hôtel de Bourbon, de l’hôtel d’Espagne à l’hôtel de Ponthieu, puis à l’hôtel d’Aumale où s’étaient rassemblés les gentilshommes appartenant à la maison des Guises.

Mais l’heure n’était plus à parloter.

On l’avait écarté parfois brutalement.

Des arquebusiers, garde-corps du roi, avait occupé les maisons proches de l’hôtel de Ponthieu. Il avait assisté à de courtes rixes entre ces soldats et les Suisses qui gardaient l’amiral de Coligny. Les arquebusiers voulaient empêcher ces derniers de recevoir des piques, des cuirasses, des hallebardes, des pistolets et des arquebuses. Guillaume de Thorenc et Pardaillan étaient sortis, avaient menacé un certain capitaine Cosseins qui commandait les garde-corps.

Montanari s’était approché et avait interrogé Guillaume de Thorenc, qui avait ricané, tout son visage exprimant l’amertume.

— Le roi, avait-il dit, nous donne Cosseins et ses arquebusiers pour protéger notre amiral, mais il n’est pire ennemi de Coligny et de la religion que ce Cosseins, le roi le sait, et nul ne l’ignore.

Puis Guillaume de Thorenc était rentré dans l’hôtel de Ponthieu, cependant que Pardaillan et d’autres huguenots criaient qu’ils allaient se faire justice, qu’ils ne se laisseraient pas égorger comme des moutons, que des milliers de huguenots étaient déjà en route depuis les Pays-Bas et qu’il faudrait bien que le roi choisisse son camp, celui des tueurs ou celui de la religion nouvelle. S’il s’y refusait, eh bien, on en mettrait un autre sur le trône, et pourquoi pas Henri de Navarre, prince du sang, un Bourbon ?


Ce n’étaient pas paroles en l’air. Montanari avait vu des gentilshommes huguenots quitter la rive gauche, des armes accrochées à l’arçon de leur selle, se regrouper rue de Béthisy, autour de l’hôtel de Ponthieu, et devant le n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec.

En remontant la rue des Poulies et en arrivant rue Saint-Honoré, Montanari s’était trouvé face aux spadassins de Diego de Sarmiento. Ils écoutaient Enguerrand de Mons qui parlait – comme le père Veron – d’une « bête malfaisante aux mille têtes, qu’il fallait toutes trancher si l’on ne voulait pas qu’elles renaissent ».

Enguerrand avait ajouté que la guerre qu’il menait ici pour défendre le roi Très Chrétien, que les huguenots voulaient égorger, ou à tout le moins inciter à renier sa foi, était la même que celle qu’il avait livrée à Malte et à Lépante contre les infidèles.


Montanari ne s’était pas attardé. Mais, au moment où il s’éloignait de l’hôtel d’Espagne, il avait vu Enguerrand de Mons se précipiter vers un coche qui s’arrêtait rue Saint-Honoré.

Montanari avait reconnu le frère du roi, Henri d’Anjou, que les spadassins saluèrent par des acclamations.

Montanari avait revu Henri d’Anjou plusieurs fois dans la journée. Il passait en revue les arquebusiers royaux alignés sur la berge de la Seine, ou bien s’adressait aux archers et aux miliciens du prévôt qui gardaient les carrefours.


Lorsque Montanari était rentré à l’hôtel de Venise, Leonello Terraccini s’était précipité vers lui.

Le secrétaire avait appris que toutes les portes de Paris avaient été fermées. Il ne pouvait donc être question de faire partir ce soir-là un courrier.

L’ordre avait été donné au prévôt des marchands de faire tirer toutes les barques sur les rives et de les y enchaîner. La milice bourgeoise devait être armée, les pièces d’artillerie prêtes à entrer en action.

Montanari monta au premier étage de l’hôtel.

Là, derrière les fenêtres fermées, les rideaux tirés, il faisait un peu plus frais.

Il demanda à Leonello Terraccini de lui apporter une bouteille de vin doux. Et il se mit à boire à petites gorgées, avec un sentiment de fatigue et d’accablement.


La nuit était tombée, la mort approchait, personne ne pourrait plus l’arrêter. Comment ces hommes, ceux de Coligny et ceux de Henri d’Anjou, d’Enguerrand de Mons, du roi, des Guises, de Catherine de Médicis, auraient-ils pu le faire alors qu’ils pensaient que leur survie et leur pouvoir ne seraient assurés que s’ils réussissaient à tuer l’autre ?

Comment ce peuple qui marchait en priant et en chantant derrière les bannières des confréries, qui écoutait et acclamait les prêcheurs, n’aurait-il pas désiré la mort de ces hérétiques à l’austérité insolente, de ces huguenots qui semblaient appartenir à une race et à une nation différentes, qui voulaient imposer leur religion au roi Très Chrétien et au royaume de France ?

Montanari avait bu, somnolé.

Leonello Terraccini le réveilla pour lui annoncer que Bernard de Thorenc souhaitait le voir.

C’était déjà le milieu de la nuit.


— Ils les tueront tous, répète Bernard de Thorenc.

Il se penche vers Vico Montanari.

— Ils n’attendront pas le lever du soleil, poursuit-il.

Il se cache le visage derrière ses mains, parlant si bas que le Vénitien doit s’approcher pour comprendre ses mots chuchotés.

Bernard de Thorenc a vu un membre du parlement de Paris, Michel de Polin, partisan de la réconciliation ; il a décidé de quitter la ville parce qu’il est sûr qu’on ne va pas massacrer que les huguenots, mais aussi ceux qui, bons catholiques, ne veulent pas qu’on tue. Selon Michel de Polin, seul un miracle ou l’opposition du roi – mais ne serait-ce pas un miracle ? – pourrait empêcher l’hécatombe.

Michel de Polin a appris que des listes avaient été dressées. Les quarteniers sont allés dans toutes les hostelleries, les logis, prenant par écrit les noms de ceux qui font profession de la religion nouvelle, et ont transmis ces rôles au prévôt et aux échevins qui les ont remis aux gens des Guises et de Henri d’Anjou.

Les tueurs, qu’ils soient hallebardiers suisses – ainsi, ces cruels trabans levés par le duc de Guise – ou bien garde-corps du roi, savent qui ils doivent égorger.

Coligny sera le premier, puis viendront tous les autres.


Bernard de Thorenc se tait sans pour autant retirer les mains de son visage.

Il a vu, reprend-il de la même voix étouffée, les hallebardiers, les arquebusiers, les tueurs de Sarmiento s’accrocher un ruban blanc à l’épaule afin de se reconnaître durant le massacre.

— Ils les tueront tous, dit-il une nouvelle fois.

Il semble hésiter, se redresse, regarde Vico Montanari.

— Enguerrand de Mons participait au Conseil privé qui s’est tenu au Louvre il y a moins d’une heure. S’il l’avait voulu, le roi aurait pu couper la corde avec laquelle on s’apprête à étrangler les huguenots. Mais le miracle n’a pas eu lieu.

Bernard de Thorenc s’interrompt.

— Je n’aime pas les huguenots. Ils ont tué mon plus proche compagnon, Michele Spriano. Ils sont les alliés des infidèles. Je suis prêt à les affronter en bataille réglée. Mais cet égorgement qu’on prépare n’est pas conforme à la religion du Christ.

Il fait la moue, hausse les épaules.

— Je sais les huguenots prêts à faire de même, continue-t-il. C’est avec cette crainte que Henri d’Anjou et Catherine de Médicis ont arraché au roi son assentiment à ce qui se prépare. Je sais aussi que Diego de Sarmiento a transmis à Charles IX une missive du roi d’Espagne. Peut-être Philippe II l’a-t-il menacé de faire entrer dans le royaume les troupes espagnoles afin qu’elles en finissent avec les huguenots. Et Charles a cédé. Il s’est levé, a crié, juré par la mort Dieu, dit que puisque la reine mère et son frère d’Anjou trouvaient bon qu’on tuât l’amiral, il le voulait bien, mais qu’on tue aussi tous les huguenots de France afin qu’il n’en demeurât pas un qui pût lui reprocher d’avoir fait tuer l’amiral. Et il a juré derechef : « Par la mort Dieu, tuez-les tous, et promptement ! »


Tout à coup, Bernard de Thorenc saisit les mains de Montanari.

Il a cherché, dit-il, à avertir Anne de Buisson. Mais il était déjà trop tard, la rue de l’Arbre-Sec était tout entière occupée par des hallebardiers, les trabans des Guises. Aurait-il réussi à franchir leur ligne qu’il se serait trouvé face aux gentilshommes huguenots. Et Séguret, Pardaillan ou Jean-Baptiste Colliard ne l’auraient pas laissé voir Anne.

— Je vais retourner là-bas, dit-il. Je veux être présent au moment où les hallebardiers et les arquebusiers attaqueront. La grosse cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois devrait donner le signal, vers les six heures. Mais ils n’attendront pas jusque-là. Ils ont trop hâte de tuer !

Il serre les mains de Montanari.

— Je ne veux pas qu’ils attentent à sa vie. Je la sauverai. Mais elle ne sera en sûreté que si elle reste cachée plusieurs jours, le temps que leur vienne le dégoût du sang. Arrive un moment où cela se produit toujours, nous le savons, nous qui l’avons tant vu et fait couler…

Thorenc se lève.

— Je la conduirai jusqu’ici. Vous la cacherez, n’est-ce pas ?

Vico Montanari ne répond pas.

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