9.
Je n’ai plus revu Anne de Buisson jusqu’à ce crépuscule rouge du dimanche 17 août 1572, le jour des fiançailles de Marguerite de Valois et de Henri de Navarre.
J’avais voulu me mêler à la foule des gens de rien, au pied des échafaudages qu’on avait dressés entre le parvis de Notre-Dame et le palais de l’évêché, situé sur le flanc sud de la cathédrale. La cérémonie devait se dérouler là, dans la grand-salle de l’évêché, les invités circulant au-dessus de la tête du menu peuple sur de larges passerelles qui tremblaient sous leurs pas.
J’ai vu s’avancer le roi Charles IX et ses frères, Henri d’Anjou et François d’Alençon, puis Henri de Navarre et Coligny, et, autour d’eux, dans leurs vêtements noirs à collerette blanche, la troupe des gentilshommes huguenots.
La foule autour de moi murmurait, criait en tendant le poing. J’ai reconnu la voix du père Veron, perdu comme moi parmi ces gens du néant. Il disait de sa voix aiguë, rageuse, tremblante :
— Regardez-les, ces corbeaux hypocrites ! Ils croient, parce qu’ils sont là, qu’ils ont conquis le royaume, que notre roi Très Chrétien va devenir huguenot ! Ils ont voulu ce mariage, et le pape, entendez cela, mes frères, n’a pas accordé sa licence pour ces noces, mais elles vont se tenir. Alors viendra la terrible vengeance de Dieu !
Le père Veron levait le bras et montrait le ciel embrasé. Un incendie dévorait l’horizon. Les flammes déjà se rapprochaient des tours de Notre-Dame. Elles allaient envelopper ces échafaudages, brûler les huguenots, ceux qui avaient accepté de s’allier à eux et voulu unir cette bonne Margot catholique à ce huguenot de Henri.
— Dieu se venge ! poursuivit Veron. Ce sera bientôt la lessive générale des ordures du monde ! Il dressera le grand bûcher où se consumeront dans les tourments tous les hérétiques et ceux qui auront péché avec eux !
On a soulevé le père Veron, on l’a porté en triomphe et il s’est écrié :
— Il est encore temps, mon roi, tout peut être sauvé, ma reine, si tu écoutes la parole de l’Église qui est celle de Dieu ! si tu entends la voix de ton peuple !
J’ai levé la tête. Les invités continuaient de défiler sur la passerelle branlante.
Diego de Sarmiento et ses spadassins étaient restés à l’hôtel d’Espagne.
— Laissons-les jouer, avait dit Sarmiento. Nous ferons notre entrée dans le bal après. Et j’ai dans l’idée que Catherine de Médicis dansera avec nous. Nous prendrons aussi la main du roi pour qu’il nous accompagne…
Son rire, l’assurance de sa voix m’avaient effrayé.
Je revivais un de ces moments que j’avais connus quand, à Alger, Dragut-le-Cruel, le Débauché, le Brûlé, me regardait, et où je savais qu’il pouvait d’un plissement du visage ordonner qu’on m’émascule, qu’on m’écorche ou qu’on me plonge dans une jarre d’eau bouillante. Sarmiento était nanti du même pouvoir.
J’avais quitté l’hôtel d’Espagne. La chaleur moite étouffait la ville. La brume était une haleine fétide qu’on recevait en plein visage.
J’avais un instant hésité à traverser la Seine et à me faufiler parmi la foule qui avait envahi les ponts. Puis j’avais aperçu la silhouette du père Veron auquel quelque portefaix ouvrait passage à grands coups d’épaule.
Je l’avais rejoint. Il avait paru heureux de me voir.
— Il faut être avec le peuple ! m’avait-il lancé. C’est lui qui se fera justice. C’est lui dont Dieu Se servira pour Se venger. Si le roi Charles devient huguenot, alors le peuple le chassera. Il ne manque jamais de culs pour vouloir s’asseoir sur un trône. Nous choisirons celui du vrai catholique. Pourquoi pas Henri d’Anjou, Henri de Guise ou Philippe II ?
Nous étions ainsi parvenus jusqu’au pied des échafaudages.
J’avais contemplé le défilé des invités au-dessus de nos têtes.
Les parures des catholiques de la cour tranchaient sur la noire austérité des huguenots de l’entourage de Henri et de Coligny.
— Corbeaux, hypocrites ! avait grincé le père Veron.
Il avait posé la main sur mon épaule.
— Je vais dire la vérité, avait-il ajouté.
Et il s’était mis à haranguer la foule.
Pendant que le père Veron parlait, le ciel était devenu cramoisi. Les silhouettes des invités se détachaient, comme suspendues au milieu des nuées rouges et violacées qui s’assombrissaient.
On commençait d’allumer les torches et j’ai reconnu, parmi les suivantes de Catherine de Médicis, Anne de Buisson, blonde dans une robe qui m’a semblé bleue.
Je me suis reproché à cet instant de ne pas me trouver auprès d’elle pour lui crier à nouveau de quitter Paris avant que le mariage ne fut célébré.
À l’hôtel d’Espagne, j’avais entendu Maurevert s’inquiéter de ce que certains gentilshommes huguenots, comme pressentant le péril, avaient commencé de regagner leurs provinces.
— Il y a toujours quelques rats pour échapper à la noyade, avait répliqué Sarmiento. Mais les autres – Coligny, Henri, les chefs de la secte – ne pourront pas sortir de la ville avant la fin des cérémonies. Ils ont voulu ce mariage ? Ils n’auront pas qu’une messe nuptiale !…
Il s’était interrompu en me voyant, avait esquissé un geste désinvolte, et, s’approchant de moi, m’avait pris le bras.
Il savait que j’avais été malmené par les gentilshommes huguenots qui gardaient cette maison du n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec.
— Tu seras vengé au-delà de ce que tu imagines, m’avait-il dit.
Puis, m’étreignant l’épaule, il avait murmuré :
— Cette Anne de Buisson, la huguenote, tu la veux ?
Je m’étais écarté de lui, qui riait.
La nuit est tombée et j’ai perdu de vue Anne de Buisson.
J’étais si inquiet et il faisait si chaud que j’ai longtemps marché parmi la foule, passant d’une rive de la Seine à l’autre.
Toute la ville était dans les rues, sur les berges, écoutant les prédicateurs. Depuis le parvis des églises ou juchés sur une borne, ceux-ci annonçaient la vengeance de Dieu.
L’un d’eux criait que le roi avait déjà détruit la Croix de Gastine, fait pendre de bons catholiques, et qu’il livrait maintenant sa sœur Margot aux turpitudes d’un hérétique. Il devait être puni !
Des archers et des miliciens du prévôt s’avancèrent comme pour s’emparer de lui, mais la foule les entoura et ils reculèrent sans résister, complices, se contentant d’interdire à la foule de grimper sur les échafaudages.
Les jours suivants, jusqu’au 21 août, furent jours de fête. Jamais je ne m’y sentis joyeux.
Le roi et ses frères, la reine mère, Marguerite de Valois, Henri de Navarre et l’amiral de Coligny, qu’ils fussent vêtus de soie bleue ou de satin jaune, que leurs pourpoints ou leurs robes fussent on non constellés de perles, qu’ils fussent gentilshommes huguenots, spadassins de Sarmiento ou des Guises, déambulaient sur ces passerelles au-dessus de la foule, et je les voyais comme des condamnés sur le point d’être précipités du haut de leurs échafaudages, dans le grouillement des gens de rien. On se saisirait de certains d’entre eux et on les dépècerait à la manière dont Dante décrit les damnés livrés aux monstres infernaux.
J’imaginais ces draperies blanc et or, couleurs des noces des filles de France, qui masquaient les échafaudages et ornaient le portail de Notre-Dame, déchirées, abattues, et la foule en faire des linceuls.
Je la sentais ivre de rage. Elle montrait, bras tendu, Henri de Navarre qui se tenait sur le parvis de la cathédrale, car il n’avait pas voulu assister à la messe nuptiale, et c’était Henri d’Anjou, vêtu comme une coquette, qui avait conduit Marguerite de Valois, sa sœur, à l’autel, puis, après une cérémonie qui avait duré plusieurs heures, l’avait raccompagnée jusqu’à son époux.
La foule, en bas, avait hurlé. Et peut-être les huguenots avaient-ils cru qu’on acclamait ce mariage alors qu’on le maudissait.
Le 18, le 19, le 20, le 21, d’un salon du palais du Louvre à un jardin ou à une cour de l’hôtel de Bourbon, j’ai cherché Anne de Buisson. Partout l’on dansait, la pavane d’Espagne, le passemezzo d’Italie ou le branle de la torche et du flambeau.
Diego de Sarmiento s’approcha de moi pour me raconter que l’amiral de Coligny avait blasphémé dans la nef de Notre-Dame. Il s’y était promené non pas comme un croyant, mais comme un infidèle, disant à qui voulait l’entendre qu’on décrocherait bientôt des colonnes et des chapelles les étendards rappelant les victoires des catholiques sur les hérétiques, et qu’on mettrait à leur place d’autres drapeaux plus agréables à voir.
— Il l’a dit : il veut s’emparer des drapeaux espagnols. Ce vieux fou continue de harceler le roi pour que se constitue une armée de Français huguenots et catholiques qui irait combattre nos troupes aux Pays-Bas.
Sarmiento se pencha vers moi pour ajouter :
— Il ne blasphémera plus longtemps ! La reine Catherine pense comme nous, Bernard. Elle le veut mort !
J’entendais dans le propos de Sarmiento le cri aigu des lames qu’on affûte. Il me fallait retrouver Anne avant qu’on ne les brandisse, qu’on ne les enfonce dans le corps de ces hommes qui – Seigneur, vouliez-Vous donc les aveugler ? – dansaient.
Ce n’étaient jour après jour que divertissements, musiques et bals, défilés de chars, de roches artificielles et argentées. Dans la cour de l’hôtel de Bourbon, il me semblait voir s’animer les enluminures qui illustraient La Divine Comédie, ce livre de Michele Spriano dont je ne m’étais plus jamais séparé.
D’un côté, le paradis et ses nymphes ; de l’autre, le Tartare, ses spectres et ses furies. Ce n’étaient qu’un décor et un jeu. Mais Henri de Navarre et ses gentilshommes étaient repoussés en enfer par le roi et ses frères, et seul Cupidon sauvait les huguenots du châtiment éternel.
On riait. On se congratulait. Le décor s’embrasait. C’était la fête.
Moi, j’y voyais une préfiguration de l’avenir. Celui des huguenots, qui n’avaient le choix qu’entre le retour dans le giron de la sainte Église ou la damnation.
Je m’éloigne.
Je cherche toujours Anne de Buisson.
Je ne vois que femmes parées, couvertes de perles, et gentilshommes aux atours de satin, portant boucles et bijoux, tandis qu’au milieu du chatoiement des étoffes et des pierres précieuses paradent des gentilshommes huguenots dans leurs vêtements noirs.
J’entre dans la cour du Louvre, ce jeudi 21 août, alors qu’un nouveau crépuscule sanglant a recouvert le ciel.
Je vois les estrades et les lices. On se prépare à un tournoi.
Seigneur, avez-Vous donc effacé de leur mémoire la mort de Henri II, cette esquille de bois plantée dans l’œil et le crâne du souverain ?
Je me souviens, moi, d’Anne de Buisson, qui avait défailli et que je dus porter dans mes bras jusqu’à l’hôtel de Ponthieu.
Les trompettes sonnent.
Voici Charles IX et ses frères, Henri d’Anjou et François d’Alençon. Le duc de Guise, Henri le Balafré, les accompagne.
On s’exclame, on applaudit. Ils brandissent leurs lances mais sont enveloppés de dentelles, de soie et de satin, déguisés en Amazones.
À l’autre extrémité de la lice apparaissent Henri de Navarre et les gentilshommes huguenots vêtus comme des Turcs, avec de grands turbans verts et des pantalons bouffants.
Seigneur, Vous les avez bel et bien aveuglés !
Comment ces huguenots ne devinent-ils pas que leur sort est annoncé par le déguisement qu’on leur a imposé ?
Il ne s’agit que d’une parodie de guerre, mais eux sont les infidèles, ceux qu’il faut combattre et tuer.
Seigneur, j’ai su dès cet instant que Vous les aviez abandonnés.
Je me glisse entre les bancs de l’estrade parmi les suivantes de Catherine de Médicis et de Marguerite de Valois devenue épouse de Henri, roi de Navarre.
Je vois s’avancer vers moi Anne de Buisson. Elle ne baisse pas les yeux, s’approche à me toucher.
— Pourquoi vouliez-vous que je parte avant ? murmure-t-elle.
Elle montre la lice. Les Amazones et les infidèles se donnent l’accolade sous les applaudissements. Charles IX embrasse Henri de Navarre, huguenot mais prince du sang, héritier du trône de France.
Je serre les poignets d’Anne de Buisson et lui montre le ciel.
Elle lève la tête, comme moi, vers cette immense marée écarlate qui surplombe la fête.
— Ce sont des jours de sang qui s’annoncent, lui dis-je.
Elle libère ses poignets, prend ma main et m’entraîne.
— Nous sommes d’après, répond-elle.
Nous quittons l’estrade.
Le palais du Louvre est un labyrinthe obscur et désert.
Je crois bien que nous nous y sommes perdus.