20.

Je n’ai plus revu Vico Montanari durant des semaines mais ce sont les espions de Diego de Sarmiento, d’Enguerrand de Mons ou de Henri de Guise le Balafré qui m’ont parlé d’Anne de Buisson.

Ils n’avaient nul besoin de la nommer.

Je l’imaginais, lorsqu’ils racontaient que Henri de Navarre puait comme un porc et que les femmes qu’il prenait se plaignaient de cette senteur « de l’aile et du pied ». Elles se baignaient et se parfumaient durant plusieurs heures après qu’il les eut quittées.

Quant à la reine Margot que Henri III et Catherine de Médicis avaient autorisée à rejoindre son mari à Pau puis à Nérac, elle changeait toute sa literie lorsque le roi de Navarre s’y était vautré.

Sarmiento faisait une grimace de dégoût. Henri de Guise disait que ce Béarnais avait toujours eu le cul merdeux.


Je ne voulais pas entendre, mais m’approchais de ces hommes qui arrivaient des provinces huguenotes de Guyenne, de Gascogne ou du Béarn.

Ils avaient séjourné dans les villes fortifiées par les fidèles de la cause où Henri de Navarre se rendait souvent en compagnie de quelques gentilshommes.

Ils disaient qu’à Agen, à la fin d’un bal, le roi avait fait souffler toutes les chandelles afin de pouvoir forcer les femmes et leurs filles, honnêtes dames tant mariées qu’à marier, et que certaines en étaient mortes d’effroi, d’autres s’étaient précipitées par les fenêtres pour défendre leur honneur, et celles qui avaient subi sentaient si fort le porc et le bouc que l’on savait, à les humer, qu’elles avaient été chevauchées par ce satyre couronné qui se prétendait chrétien.

Il y avait aussi cette suivante de la reine Margot, Françoise de Montmorency-Fosseux, qu’on appelait la « Petite Fosseuse », qu’il avait prise et que la reine Margot avait enseignée pour qu’elle fût la bonne et experte amante que Henri souhaitait.

— Damné, murmurait le père Verdini, il faut qu’il le soit ! Brûlé comme hérétique et comme dépravé !


Je songeais à Dragut-le-Débauché, à Mathilde de Mons. Je pensais à Anne de Buisson.


L’un de ces espions rapportait que Henri de Navarre s’était un jour écrié : « Si je n’étais huguenot, je me ferais turc ! » Le bel aveu !

On disait aussi que, dans le château de Nérac, la reine Margot recevait ses amants au vu et au su du roi.

— Une putain ! décréta Sarmiento.

Mais d’autres espions ajoutaient qu’elle avait créé une académie et qu’elle y recevait des lettrés venus de Bordeaux, tel ce Michel de Montaigne qui discourait avec elle de religion, de philosophie et, disait-on, de pensées athéistes.

— Sorcière, sacrilège et païenne ! renchérit le père Verdini.

Des gentilshommes gascons et des pasteurs de la religion partageaient ce sentiment. L’un d’eux s’était confié, disant que cette reine avait « amené les vices, comme la chaleur les serpents ». Elle voulait, prétendait-elle, dérouiller les esprits, mais elle avait fait rouiller les armes ! Elle avait semé le trouble parmi tous les gentilshommes huguenots qu’elle accrochait d’un regard, qui savaient qu’elle recherchait le plaisir et ne le cachait pas, ayant même convaincu Henri de Navarre que c’était vertu de ne rien faire en secret, que le vice était non dans la chose, mais dans sa dissimulation, que l’époux devait caresser les serviteurs de sa femme, et celle-ci caresser les maîtresses du roi, son mari.

— Et elle assiste à la messe chaque matin dans la chapelle située dans le jardin du château de Nérac.

Sarmiento s’esclaffa :

— Les putains souvent sont bonnes catholiques.

Il me lança un coup d’œil, puis interrogea l’espion :

— Et la huguenote, cette Anne de Buisson ?

— Comme les autres, répondit l’espion.

Mais, d’un geste, Sarmiento l’arrêta.

— Pour elle on ne veut pas savoir, dit-il, tourné vers moi.


Il n’est pire souffrance que d’imaginer. Je voyais Henri de Navarre faire irruption dans la chambre d’Anne de Buisson. Il n’avait pas besoin d’en forcer la porte. Anne s’avançait vers lui, embrassait ce corps aux affreux relents de sueur, puant de l’aile et du pied. Et j’imaginais qu’elle ne se lavait pas après le départ de Henri de Navarre pour garder sur elle cette odeur de roi.


C’est Diego de Sarmiento qui m’a obligé à voir ce qu’il en était vraiment d’Anne de Buisson.

Un soir, à l’hôtel d’Espagne, j’ai vu entrer dans la grand-salle l’ambassadeur Rodrigo de Cabezón, accompagné d’un Maure portant turban. Il se tenait quelques pas en retrait, comme un serviteur.

Aussitôt, Sarmiento avait, d’un signe, invité tous les gentilshommes présents à quitter la pièce.

J’avais voulu sortir moi aussi, mais il me retint, me demandant de fermer les portes, et quand je l’eus fait, que je me retournai, je le vis qui s’inclinait devant le serviteur maure.

Celui-ci venait d’ôter son turban, et, peu à peu, malgré la teinture noire de son visage, je reconnus don Juan d’Autriche qui me souriait, nous expliquant comment il avait traversé toute la France sous ce déguisement, en route pour les Pays-Bas, où, sur ordre de Philippe II, il devait prendre la tête des troupes espagnoles.

— J’ai vu les provinces huguenotes, les villes fortifiées. J’ai côtoyé l’armée de Henri de Navarre.

Il s’est assis et nous l’avons entouré.

Il repartait le lendemain matin sous ce déguisement mais avait reçu mission de transmettre à Diego de Sarmiento les volontés de Philippe II.

Il a posé les mains sur ses genoux, s’est penché vers nous :

— Ce roi de Navarre, cet hérétique, il nous le faut comme allié ! a-t-il commencé.

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