5.

J’ai aimé Anne de Buisson.

Et ce fut Votre grâce, Seigneur de me donner, par ces temps sombres, en cette époque de sang et de cruauté, le privilège de ne pas connaître que la haine et le désir de tuer.


À voir Anne de Buisson chez elle, dans cette maison du pont Notre-Dame, il me semblait que Vous aviez voulu, en la plaçant une nouvelle fois sur ma route, me rappeler qu’à quelque religion qu’ils appartiennent l’homme et la femme sont d’abord Vos créatures, et que, même lorsque la tromperie d’une hérésie les aveugle et les fait serviteurs du diable, ils restent Vos enfants.

Voilà ce que je pensais quand, debout près du fauteuil dans lequel s’était assise Anne de Buisson, je voyais sa nuque sous les fils d’or de ses cheveux, et l’arrondi de ses épaules.

Peu m’importait alors qu’elle lût pour moi, comme si elle avait voulu me convertir à la religion de sa secte, des versets de la Bible, ou bien qu’elle me chuchotât que, suivante de Catherine de Médicis, elle savait que la reine mère n’accepterait jamais que l’amiral de Coligny entraînât le royaume de France dans une guerre contre l’Espagne, ou seulement qu’il aidât les gueux des Pays-Bas en lutte contre les armées du duc d’Albe.

Catherine de Médicis souhaitait la réconciliation des huguenots et des papistes, non qu’elle respectât la religion et les projets de ces derniers, mais parce qu’elle voulait la paix entre les sujets de son fils Charles IX. Elle ne visait que ceci : l’intérêt du roi, prête à aller un jour vers le camp qui semblait le plus utile à son dessein, puis à se rapprocher de l’autre le jour suivant.

— Elle a besoin de moi, ajoutait Anne de Buisson. Elle me montre aux envoyés de Henri de Navarre. Elle leur dit : « Voyez la belle huguenote que j’ai choisie pour suivante ! Comprenez mon souhait, ma politique. Je veux un royaume de concorde et d’amour, et c’est pour cela que je désire que ma fille Marguerite de Valois, fidèle de la juste religion catholique, épouse Henri, roi protestant de Navarre. »

Anne de Buisson se tournait et levait la tête vers moi.

J’aimais son front bombé, la perfection de ses traits qui semblaient à peine esquissés d’un trait léger, ses yeux au regard d’un bleu soyeux.


J’avais envie de me pencher, de baiser son cou, puis ses lèvres.

Je posais la main sur le dossier du fauteuil, effleurais ainsi son épaule. La chaleur de son corps me pénétrait peu à peu, me faisait frissonner.

Peut-être ressentait-elle la même émotion, le même désir ?

Il m’arrivait de le croire, puis je pensais que je n’étais qu’un vieux barbon du double de son âge, dont elle se fut moquée si je lui avais proposé, comme j’en avais eu plusieurs fois l’intention, de la prendre pour femme devant Dieu, de nous retirer dans ma demeure du Castellaras de la Tour et d’y voir naître notre descendance.

N’est-ce pas ainsi, en donnant la vie à des enfants légitimes, qu’on Vous honore le mieux, Seigneur ?


Je m’aventurais parfois à lui dire que le mariage qui s’annonçait entre Marguerite de Valois et Henri de Navarre, cette grande affaire dont chacun parlait pour s’en indigner, s’en féliciter ou la craindre comme un acte dément qui allait libérer les démons, devait être imité dans tout le royaume. Si de nombreux couples se formaient à l’image du mariage royal, alors se reconstituerait l’unité des chrétiens, et la paix s’établirait.

N’était-ce pas ce que voulaient Catherine de Médicis et Charles IX ?

Anne de Buisson me fixait longuement, se levait, marchait jusqu’aux hautes fenêtres qui ouvraient sur le pont Notre-Dame.

— Chacun croit à sa religion, commençait-elle. Il ne peut y avoir deux vérités de Dieu.

Elle connaissait Marguerite de Valois. La fille de Catherine de Médicis n’était pas femme à renoncer à sa foi. Et elle, Anne de Buisson, jamais ne renierait la sienne.

— Et les gentilshommes qui entourent l’amiral de Coligny, mon frère Robert ou le vôtre, ne sont pas gens à devenir des renégats.

Elle baissait la tête, faisait la moue, gonflait les lèvres.

— C’est ainsi. Peut-être faut-il que le sang ruisselle devant nos portes, dans les rues de nos villes, et que chacun essaie de vaincre comme dans un tournoi. Dieu choisira.

J’étais à une extrémité de la lice. Anne de Buisson se tenait avec les siens en face de moi, à l’autre bout du champ clos.


Ainsi j’ai vite découvert qu’à l’hôtel de Ponthieu ou dans la maison du pont Notre-Dame on était tout aussi déterminé à voir couler le sang qu’à l’hôtel d’Espagne.

En me voyant aux côtés de sa sœur, chez elle, Robert de Buisson m’avait d’abord ouvert les bras, et nous nous étions donné l’accolade d’un même élan. Puis, me tenant par les épaules, bras tendus, il m’avait tenu à distance.

— Êtes-vous toujours Espagnol ? Êtes-vous de cette bande d’assassins qui se réunit à l’hôtel d’Espagne et qui ne rêve que de nous occire ?

Mon silence valait réponse et Robert avait retiré ses mains, reculé de plusieurs pas.

— Vous êtes donc dans le camp de ce Diego de Sarmiento, avec Enguerrand de Mons ? Celui-ci a perdu toute mesure. Il n’est plus l’homme que j’ai connu à Malte. Il veut nous égorger comme s’il désirait nous sacrifier, faute de pouvoir tuer tous les infidèles et arracher sa sœur à leurs griffes ! Ce n’est plus un sujet du roi de France, mais le serviteur de son ordre, comme vous-même êtes devenu courtisan du roi d’Espagne, et cela me navre.

Des gentilshommes m’avait entouré, la main sur la garde de leur épée.

Ils s’étonnaient, certains avec dédain, mépris, même : comment pouvais-je, moi, frère de Guillaume de Thorenc, fils de ce Louis de Thorenc tombé pour la cause huguenote, me souiller, me damner en compagnie de ces spadassins espagnols et italiens, ces gens des Guises qui n’étaient que des hommes de guet-apens et rêvaient d’un nouveau massacre des Innocents ? C’était pour cela qu’ils excitaient le peuple contre les décisions du roi. C’étaient eux qui avaient exhorté les gens de rien à mettre le feu à cette maison.

— Voulez-vous à ce point la mort de ma noble et gentille sœur ? avait lancé Robert de Buisson.


Je les écoutais. Ils creusaient le fossé qui me séparait d’Anne. J’étais d’un camp qu’ils haïssaient, auquel ils prêtaient l’intention de les massacrer.

Ils m’assuraient que la milice de Paris, sous les ordres du prévôt, était prête à tuer tous ceux que les prédicateurs, à l’instar du père Veron, ou les Espagnols et les gens des Guises désigneraient comme hérétiques.

— Ils ne veulent pas de la paix. Ils veulent égorger les huguenots, voilà ce qu’ils disent, répétait Robert de Buisson en se plaçant derrière le fauteuil de sa sœur et en posant les mains sur ses épaules comme pour me montrer que c’était elle qui serait égorgée, que c’était elle qu’il protégeait, elle à qui je devais penser, pour elle qu’il me fallait choisir.

— Savez-vous ce qu’ils chantent, dans la milice parisienne ? reprenait Robert de Buisson. Voici :


Nos capitaines corporiaux

Ont des corselets tout nouveaux

Dorés et beaux

Et de longs manteaux

Pour huguenots égorgetter

Et une écharpe rouge

Que tous voulons porter.


La colère, la haine faisaient trembler sa voix.

Les gentilshommes – Blanzac, Pardaillan, Tomanges, Séguret, d’autres encore – qui se pressaient dans la pièce portaient la main à leur épée, répétant de plus en plus fort : « Qu’ils y viennent, et nous verrons qui égorgettera l’autre ! »

— Commençons avant qu’ils ne commencent ! lança même Séguret.


Séguret ressemblait à l’un des spadassins des Guises. Il avait la même démarche que Maurevert, celle d’un loup avançant sur sa proie.

Jouant avec son épée qu’il tirait et replongeait dans son fourreau, il me confia qu’il avait combattu les papistes aux côtés de Jean-Baptiste Colliard, le capitaine des gardes de Guillaume de Thorenc.

Je soutins son regard et répondis en détachant chaque mot que Colliard était un assassin auquel je ferais rendre gorge pour ses crimes.

Séguret fit un pas vers moi et les autres gentilshommes m’encerclèrent. Sans doute avaient-ils entendu ou deviné mon propos.

— Ce beau seigneur de Thorenc, ajouta Séguret, veut en découdre avec Colliard, qu’il accuse…

— Un assassin ! l’interrompis-je, tirant mon épée et m’adossant à la porte.

— Espagnol ! jura Séguret.

Anne et Robert de Buisson s’interposèrent, demandant à Séguret et aux autres gentilshommes de quitter la maison.

Alors qu’ils passaient près de moi, chacun d’eux, d’un regard, d’un mot, d’une mimique ou d’un geste, exprima sa haine, sa détermination à me tuer.


Nous sommes restés seuls, Anne de Buisson assise, son frère et moi allant et venant, nous arrêtant devant elle chacun notre tour comme si nous avions attendu qu’elle prononçât un verdict.

— Savez-vous, avait commencé Robert de Buisson, ce qu’aurait dit Charles IX ce matin même en apprenant qu’une foule avait protesté contre la destruction de la Croix de Gastine ? Il a fait le serment qu’avant deux ans, et moyennant la grâce de Dieu, il aura fait dresser par tout le royaume de France plus de dix mille croix semblables à la Croix de Gastine qu’il avait été contraint de faire abattre pour que les huguenots entrent dans la nasse, là où l’on pourrait mieux les étrangler. Voilà ce que pense le roi au moment même où il semble vouloir respecter ses promesses et nous laisser libres de prier et d’honorer Dieu comme nous l’entendons !

J’ai regardé Anne de Buisson.

Elle était si proche de moi ! Je n’avais qu’à tendre la main pour caresser son visage. Un pas m’aurait suffi pour presser son corps contre le mien, comme j’en avais le désir.

Et, cependant, elle était si loin, sur l’autre rive d’un fleuve qui, bientôt, je le pressentais, serait rouge de sang.

Загрузка...