1.
Je me suis arrêté au milieu du pont et j’ai fermé les yeux.
J’ai entendu l’eau du torrent. Elle coulait vers moi depuis ma petite enfance. Un instant, j’ai imaginé que je venais enfin de quitter les territoires de la douleur et de l’humiliation, et que j’abordais, au mitan de ma vie, non pas une forêt obscure, mais le paradis, le lieu où j’avais vu le jour.
J’ai ouvert les yeux.
Un vieil homme s’avançait, la tête grise enfoncée dans les épaules. Il marchait avec peine. J’ai sauté à terre. Il s’est immobilisé et j’ai reconnu Denis, l’un des jeunes valets avec qui je m’étais souvent baigné dans ce torrent qui longeait les murailles du Castellaras de la Tour avant d’aller se jeter dans la Siagne.
Puis, dominant l’autre rive, j’ai aperçu les quatre tours de la Grande Forteresse des Mons.
J’ai appelé le valet par son nom en lui tendant les rênes, comme je l’avais fait tant de fois au retour de la chasse, ou bien de cette guerre des bois à laquelle nous nous livrions, Enguerrand de Mons et moi.
Denis m’a dévisagé. Il a hésité. J’ai cru qu’il allait se précipiter vers moi ou bien s’agenouiller. Mais il a seulement saisi les rênes de nos chevaux et s’est éloigné vers la poterne, se retournant à plusieurs reprises comme s’il voulait se persuader qu’il m’avait vu, que j’étais bien là, après tant d’années.
Je me suis dirigé vers la cour, suivi de Michele Spriano, qui se tenait à quelques pas en arrière.
Des hommes vêtus de noir, les uns portant des hallebardes, les autres la main sur le pommeau de leur épée, sont venus à notre rencontre. Nous nous sommes fait face au milieu de la cour.
À ce moment, levant les yeux, j’ai vu que la statue de la Vierge qui se trouvait jadis à l’entrée de notre chapelle avait été décapitée et que les saints qui l’entouraient avaient subi le même sort, leurs membres brisés, si bien que les niches ressemblaient à des cercueils trop grands pour ces corps mutilés.
L’émotion et la colère m’ont submergé.
Ils avaient saccagé mon enfance. Ils avaient osé se livrer ici à ces actes sacrilèges, pareils à ceux que nous avions déjà découverts dans certains villages depuis que nous étions entrés en Provence.
La haine dans les yeux, la rage dans la bouche, des paysans, des prêtres nous avaient raconté comment les hérétiques huguenots, ces gens de la secte du diable, avaient partout détruit, violenté les images de la Vierge Marie, massacré celles des saints, attiré ainsi la malédiction. Ils défiaient Dieu, mangeant du rôti en carême, cachant leur diablerie sous les austères vêtements de l’hypocrisie. Ils refusaient de jouer aux cartes, d’entrer dans les estaminets, ils n’étaient jamais ivres et leurs femmes se drapaient dans des robes si amples et si boutonnées qu’on ne savait si leur peau était rose ou noire, leurs formes aiguës ou rondes.
Mais la bonne mine des protestants cachait une âme démoniaque et pervertie. Ils ne reconnaissaient ni le pape ni les prêtres. Comment auraient-ils alors obéi au roi ?
Et ces paysans et ces curés nous avaient montré les vitraux fracassés de leurs églises, les tympans sculptés martelés au burin, les visages des saints réduits à une bouillie pierreuse, l’Église blessée à mort.
Il avait fallu s’armer pour chasser ces nouveaux vandales, les pendre, les brûler, mais ils revenaient en grosses bandes, et l’une des plus déterminées était celle du Castellaras de la Tour, formée de mercenaires suisses ou allemands, lansquenets de sac et de corde, impies, que payait le comte Guillaume de Thorenc. Et, durant toutes ces années de guerres – treize années de guerre pour la religion ! –, Guillaume de Thorenc avait mis sa bande au service de l’amiral de Coligny, du prince de Condé, de Henri de Navarre-Bourbon, ces chefs de la secte huguenote auxquels le roi et la reine venaient d’accorder le privilège des places de sûreté, le droit de croire à ce qu’ils voulaient.
Était-ce là ce que les catholiques pouvaient attendre de leur suzerain et de la reine mère ?
J’avais écouté mais ne m’étais pas indigné. J’avais assisté à tant de massacres, vu la mer devenir rouge à Lépante, les corps des morts cachant l’écume des vagues, que ce que l’on me décrivait là m’avait paru de simples escarmouches.
La vraie guerre était celle que nous avions livrée contre les infidèles, le reste n’était que querelles de famille.
Michele Spriano m’avait certes mis en garde, mais comment aurais-je pu l’écouter alors qu’à chaque pas je reconnaissais les paysages, les parfums, les chemins de mon enfance ?
J’avais rêvé, vécu dans l’illusion. Je n’accédais pas aux rivages du paradis mais m’enfonçais dans la forêt obscure. Peut-être même n’avais-je pas encore atteint le cœur du royaume de Lucifer, là où l’Ange déchu broie et dévore les traîtres, les Judas, Brutus, Cassius…
Que Dieu y ajoute Guillaume de Thorenc, mon frère !
L’épée à demi tirée du fourreau, le plus grand des hommes en noir a fait un pas en avant.
Je connaissais ce regard-là, yeux de pierre froide mais à l’éclat d’acier. C’était le même que celui de Dragut-le-Brûlé, le Cruel, le Débauché. C’était celui des bourreaux. Celui de don Garcia Luis de Cordoza, capitaine général de Grenade. Celui de tous les tueurs, quelques vêtements qu’ils portent, quelque Dieu qu’ils prient, tous renégats de la bonté, de la pitié et de la compassion.
Je sais que mes yeux ont brillé du même éclat quand j’ai tué.
Et sans doute, face à cet homme en noir, l’ai-je retrouvé, d’autant plus intense que, peu à peu, à ma colère et à mon émotion se mêlaient l’amertume et la déception.
Moi aussi j’ai tiré sur mon épée, en exhibant la lame.
L’homme m’a salué, inclinant à peine la tête, gardant son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils.
Il se dénommait Jean-Baptiste Colliard, dit-il d’un ton arrogant, capitaine des gardes du Castellaras de la Tour, au service du comte Guillaume de Thorenc. Il avait ordre de ne laisser personne pénétrer dans le château.
— Personne, a-t-il répété.
Puis, d’un ton dédaigneux, il a ajouté :
— Il faut passer son chemin.
Michele Spriano s’est avancé et s’est placé entre nous deux, expliquant au capitaine des gardes qui j’étais. L’homme a paru un instant troublé. Les gardes maintenant nous entouraient.
— Que voulez-vous ? a-t-il bougonné.
Il s’est encore approché.
— Ici, a-t-il poursuivi, c’est toujours la guerre. Les papistes de la Grande Forteresse de Mons refusent d’appliquer le traité de paix de Saint-Germain que le comte de Thorenc nous a demandé de respecter. Le Castellaras de la Tour est à nous, ainsi que tous les villages du fief. Nous prions comme nous l’entendons : en français, et nous lisons la Bible plutôt que ces prières à une femme que l’on dit vierge et qui ne l’est pas plus que moi !
Il s’est esclaffé et m’a dévisagé avec mépris avant de reprendre :
— J’ai entendu le comte de Thorenc dire que son frère s’était fait espagnol, par haine de la vraie foi, et qu’il avait renié son royaume, trahi son père et toute sa famille. Êtes-vous celui-là ?
Je n’avais pas bondi sur le pont de la galère la Sultane, je ne m’étais pas frayé un chemin à coups de hache et d’épée pour accepter qu’un huguenot m’insulte dans la cour de notre demeure.
J’ai tiré l’épée avant lui. J’en ai placé la pointe sur sa gorge.
J’ai crié que si l’un des gardes esquivait le moindre geste j’égorgerais leur capitaine. J’en aurais le temps avant que d’être tué, n’est-ce pas ?
— Qu’on s’écarte ! a dit d’une voix étranglée Jean-Baptiste Colliard.
Les gardes ont reculé.
— Partons, a murmuré Michele Spriano.
J’ai hurlé qu’on nous amène nos chevaux et j’ai contraint le capitaine des gardes à me suivre jusqu’au pont. Denis nous y attendait avec les montures.
J’ai repoussé Jean-Baptiste Colliard, puis nous avons bondi en selle. Comme nous atteignions les derniers mètres du pont, il y a eu une arquebusade.
J’ai entendu le plomb siffler à mes oreilles et frapper les pierres. Puis il y a eu le cri sourd de Michele Spriano que j’ai vu se pencher sur l’encolure de son cheval, s’agrippant à sa crinière.
Le sang a commencé à tacher la robe fauve de sa monture.
Mais il a continué de galoper vers la forêt cependant que je criais de désespoir, jurant de me venger.
J’ai enfin pu arrêter le cheval de Michele Spriano qui ne portait plus qu’un mort.
Nous étions au milieu d’une clairière à l’extrémité de laquelle se dressait, sur une butte entourée de chênes, un calvaire. On – qui d’autre, sinon les huguenots ? – avait renversé la croix et brisé le socle.
Je me suis agenouillé au pied de l’un des chênes et, avec ma dague, puis avec une branche épointée comme un pieu, enfin à mains nues, j’ai creusé une fosse.
C’est long et douloureux de préparer, seul, la sépulture d’un homme.
J’ai enveloppé le corps de Michele Spriano dans son manteau, y cachant son visage, puis je l’ai déposé au fond du trou. Près de lui, enroulée dans une couverture, j’ai placé la tête du christ aux yeux clos.
Un jour, je reviendrai.
Vous m’en avez donné, Seigneur, à l’instant où je commençais à faire glisser la terre, la certitude.
Je reviendrai au Castellaras de la Tour. Je bâtirai un tombeau pour Michele Spriano, dans notre chapelle. Je replacerai les statues de la Vierge et des saints dans les niches de la façade.
Et je déposerai sur l’autel l’étendard de damas rouge qui avait flotté à la poupe de la Marchesa, ainsi que la tête tranchée du christ.
J’ai tassé la terre à coups de bâton. Je devais rester le seul à connaître l’emplacement, car, ailleurs, on avait aussi profané des tombeaux.
J’ai reculé de quelques pas. Je reconnaîtrais ce chêne entre les mille arbres d’une forêt.
Puis j’ai attaché la bride du cheval de Spriano au pommeau de ma selle, et j’ai commencé à longer la rive de la Siagne.
J’avais cru, en apercevant les murailles du Castellaras de la Tour, que le temps de la paix était revenu pour moi.
Tout au contraire, je m’étais un peu plus enfoncé dans la forêt obscure.
Et le sang avait à nouveau coulé.
Il me fallait donc aller au bout de mon voyage et de ma guerre.
J’ai décidé de me rendre à Paris. Là devaient se trouver Guillaume de Thorenc et les autres chefs de la secte huguenote, au centre du royaume de Lucifer.