10.
Vico Montanari était arrivé à Paris le samedi 16 août 1572 et avait aussitôt voulu rencontrer Bernard de Thorenc.
Il était sûr que celui-ci pourrait le renseigner sur ce qui se tramait. N’était-il pas au service de l’Espagne, proche de Diego de Sarmiento, l’envoyé de Philippe II auprès du roi de France, et son frère Guillaume comme sa sœur Isabelle n’étaient-ils pas des huguenots de l’entourage de cet amiral de Coligny dont on disait à Venise qu’il avait beaucoup d’influence sur Charles IX ?
Ce qui ne laissait pas d’inquiéter le doge et le Conseil des dix.
Le bruit s’était répandu dans les Offices et les palais de la Sérénissime République que le mariage de Marguerite de Valois avec Henri de Bourbon-Navarre n’était que le premier acte d’une pièce de haute politique. Le roi Très Chrétien avait cédé aux pressions de Coligny et de la secte huguenote ; il allait lancer une armée contre les troupes espagnoles des Pays-Bas. Il réaliserait autour de cette guerre l’union de tous ses sujets, huguenots et catholiques, et, si le pape le condamnait, il agirait comme le souverain d’Angleterre, en se proclamant chef d’une religion gallicane. Et il prendrait pour alliés les infidèles. Guillaume de Thorenc n’avait-il pas été ambassadeur à Constantinople et n’avait-il pas cherché à faciliter la paix entre Venise et les Turcs ?
— Nous voulons savoir, avait dit le doge en recevant Vico Montanari. Vous serez là-bas nos yeux et nos oreilles.
Le ton du doge s’était voulu solennel.
— Il faut qu’un courrier parte chaque jour pour Venise afin que nous soyons informés des décisions prises par le roi de France. Il en va de la survie de la république, de notre commerce. Voyez ce Bernard de Thorenc avec qui vous avez combattu à Lépante et dont on dit qu’il a un pied chez les huguenots. Rencontrez Catherine de Médicis. Rappelez-lui qu’elle est de Florence et que nous n’avons jamais cherché à lui nuire, au contraire ! Parlez avec Diego de Sarmiento : qu’il se souvienne que nos galères ont assuré aux côtés de celles d’Espagne la victoire de la Sainte Ligue, et que nous ne négocions avec les Turcs que parce que les Espagnols ne paraissent guère soucieux d’affronter à nouveau les infidèles. Écoutez et observez, Montanari, et rédigez vos rapports. Dites-nous ce qui est, avant de nous écrire ce que vous pensez. C’est le Conseil des dix, c’est moi, qui pensons pour la république de Venise. Ne l’oubliez jamais !
Vico Montanari avait roulé depuis Venise sans jamais s’arrêter plus de temps qu’il n’en fallait pour changer de chevaux.
Le doge voulait que l’ambassadeur de la Sérénissime République assiste aux cérémonies nuptiales et aux fêtes que ne manquerait pas de donner la cour. On pouvait compter sur le goût du faste que cultivait, comme tous les Médicis, la reine mère.
— Quel que soit notre jugement sur les choix du roi de France, il est trop puissant pour que nous nous opposions à lui, avait poursuivi le doge. Soyez à la messe et au bal. Souriez. Laissez les Espagnols, si cela leur convient, manifester leur mauvaise humeur. Ils ont suffisamment d’or d’Amérique dans leurs coffres. Nous, nous naviguons en Méditerranée entre les Barbaresques, les Turcs, les Français, les Espagnols et les Génois, sous l’œil du pape. Cela nous oblige à la prudence et à la patience. Priez donc avec conviction pour le bonheur des nouveaux époux et dansez d’un bon pied à chacun des bals qu’on donnera en leur honneur.
La voiture de Montanari avait franchi la porte de Buci au début de la matinée du samedi 16 août 1572.
L’envoyé du doge avait eu aussitôt la sensation d’étouffer.
L’air était plus poisseux, les odeurs d’immondices, d’excréments et de pourriture plus fortes même qu’à Venise, comme si chaque rue, chaque ruelle avait été un canal rempli d’une eau stagnante.
Une foule dense pataugeait dans cette moiteur malodorante, et la voiture avait dû avancer au pas.
À plusieurs reprises, elle avait été entourée par des mendiants en guenilles, des hommes faméliques à la peau tannée, certains portant une faux, sans doute des paysans chassés de leurs terres par la sécheresse, la disette, dont les regards disaient le désespoir et la rage.
Ils s’étaient égaillés quand Montanari leur avait jeté une poignée de pièces. Le cocher avait profité de cet instant pour fouetter les chevaux. La foule avait dû s’écarter, mais il y avait eu des cris, des insultes. Des pierres avaient rebondi sur les portières.
Montanari avait été surpris par cette violence. Cette foule n’espérait donc rien de la fête royale. Misérable et haineuse, elle cherchait la moindre occasion pour exprimer sa colère.
Sur le pont Notre-Dame qu’il fallait franchir pour gagner la rue des Fossés-Saint-Germain, proche du Louvre, où se trouvait l’hôtel de Venise, résidence de l’ambassadeur de la Sérénissime, la voiture avait été à nouveau immobilisée.
Un prêtre porté par deux hommes brandissait un crucifix et haranguait la populace.
Montanari s’était penché hors de la voiture. Il avait vu des visages déformés par la haine, des poings brandis à chaque fois que le prêtre accusait les huguenots d’empoisonner l’âme du roi, d’user de subterfuges et de mixtures, d’envoûtements et de magie pour obtenir de lui ce qu’il aurait refusé s’il avait été libéré de cette maléfique influence.
— Tuons-les tous ! avaient braillé des hommes dans la foule.
D’autres avaient hurlé qu’il fallait arracher le roi aux démons qui le retenaient captif. Qu’on pende Coligny, Thorenc, tous ces hommes noirs qui avaient envahi Paris ! Qu’on les égorge, qu’on les brûle, qu’on les écartèle, eux, leurs femmes et leurs enfants ! Qu’on nettoie Paris de cette vermine huguenote !
— Dieu exprimera Sa joie si les hérétiques sont châtiés ! avait lancé le prêtre. Tous vos péchés seront effacés !
On l’avait acclamé.
La voiture avait enfin pu recommencer à rouler et Montanari avait pu contempler l’eau noire du fleuve qui paraissait immobile. Des détritus, des cadavres gonflés de rats, de chiens et même celui d’un mouton formaient autour des piles du pont des couronnes qu’aucun courant ne semblait entraîner.
Le Vénitien en avait eu la nausée.
Il avait porté un mouchoir parfumé à son visage et ne l’en avait plus retiré, le gardant même dans la cour et les couloirs de l’hôtel de Venise, répondant par des hochements de tête à un secrétaire qui le recevait avec déférence, lui faisait apporter une carafe de vin frais, italien, pétillant.
Alors seulement Montanari avait renfoncé son mouchoir dans sa manche.
Il avait bu lentement, gardant longtemps sur ses lèvres la mousse violacée du vin. Et lorsque le secrétaire, un jeune homme aux cheveux bouclés, aux traits fins, lui avait dit se nommer Leonello Terraccini, Montanari s’était souvenu de la Marchesa, des blessés couchés sur le pont de la galère, des mourants dont le sang bouillonnait dans la bouche, couvrant leurs lèvres.
— Terraccini…, avait-il répété.
C’était le nom de ce sculpteur qui avait combattu à leurs côtés à bord de la Marchesa. En bondissant sur le pont de la galère musulmane, Bernard de Thorenc avait réussi à arracher aux janissaires cette tête de christ aux yeux clos, tranchée par les infidèles et brandie comme un signe de victoire.
— Benvenuto Terraccini ? Mon frère aîné, avait indiqué le secrétaire.
Montanari était resté un long moment silencieux, effaçant du bout des doigts le vin resté sur ses lèvres.
Ici aussi, avait-il pensé, le sang allait donc couler.
Il se mit à arpenter la pièce sombre.
Il voulait rencontrer dès aujourd’hui Bernard de Thorenc, dit-il.
Celui-ci logeait à l’hôtel d’Espagne, à quelques pas de la rue des Fossés-Saint-Germain, répondit le secrétaire.
— Bien, bien, murmura Montanari.
Il croisa les bras et dévisagea le jeune homme. Il se remémora les années qu’il avait passées dans ce même hôtel de Venise aux côtés de l’ambassadeur Orlandi. Les ans avaient fui. Les rôles avaient changé. Il était à présent l’ambassadeur.
Il indiqua d’une voix forte qu’il fallait mettre en place un service quotidien de courriers. Le Conseil des dix et le doge exigeaient un rapport quotidien. Le premier partirait le lendemain, puisque les fiançailles seraient célébrées ce dimanche 17 août.
Il se dirigea vers la cour. Le secrétaire lui avait emboîté le pas, mais Montanari le renvoya.
Dans ce quartier du Louvre qu’il connaissait bien pour en avoir souvent arpenté les rues, jadis, avec Orlandi, il fut surpris par le nombre de gentilshommes huguenots. Ils étaient assemblés devant certaines demeures, comme au 7 de la rue de l’Arbre-Sec, au coin de la rue de Béthisy, gardant l’hôtel de Ponthieu. Ils parlaient haut, défiaient les passants du regard ou du geste, s’approchaient d’eux, exhibant la lame de leur épée ou celle de leur dague. Ils ricanaient, juraient et, parfois, de la pointe de leurs armes, obligeaient même un passant à s’écarter.
Montanari ne s’attarda guère.
Il fit un détour pour éviter d’avoir à traverser ces groupes. Il aperçut les échafaudages dressés contre la façade de Notre-Dame. Des charpentiers s’affairaient, posant des passerelles. D’autres hommes déployaient de larges draperies blanc et or. C’étaient là les seuls signes qu’une semaine de fêtes nuptiales et royales allait commencer le lendemain.
En s’engageant dans la rue Saint-Honoré, il vit s’avancer une procession précédée de porteurs d’oriflammes. Des moines, des religieuses, des prêtres déambulaient en tête d’une foule qui priait, menaçant du poing les gentilshommes huguenots.
Montanari pressa le pas. Cette ville était dangereuse, grosse d’un événement sanglant. Elle l’attendait, l’espérait comme une femme qui sait que l’accouchement doit advenir, même si elle ne peut encore en prévoir l’instant.
Montanari frissonna. Jamais il n’avait eu peur durant toute la bataille de Lépante, mais ces rues-là étaient des coupe-gorges et il n’avait aucune raison d’y perdre la vie.
C’était bel et bien de guet-apens, d’égorgement, de massacre que parlait de Diego de Sarmiento dans la grand-salle de l’hôtel d’Espagne où il avait reçu Montanari.
— Si Venise est ici avec nous, avait-il commencé, c’est que nous allons vaincre, les écraser. Car la Sérénissime, n’est-ce pas, ne s’engage qu’aux côtés des plus forts…
Il dissuada Montanari de répondre, levant la main, ajoutant qu’il était heureux que se reconstitue une Sainte Ligue contre les hérétiques. Il savait que le pape Grégoire XIII la souhaitait, car le péril majeur était ici – il avait frappé le parquet du talon. Si l’on voulait un jour délivrer le tombeau du Christ, il fallait ne pas laisser détruire sa religion et son Église dans les royaumes chrétiens, comme le faisaient trop de catholiques en France, et le roi Très Chrétien lui-même, aveuglé par sa jalousie des Espagnols, empoisonné par les conseils de l’amiral de Coligny et de Guillaume de Thorenc.
— Et Bernard de Thorenc ? interrogea Montanari.
Diego de Sarmiento rit en écartant les bras.
Bernard de Thorenc était bien comme son frère cadet, répondit l’Espagnol. Ils se connaissaient, certes, depuis les chiourmes des infidèles, c’était un homme courageux… Mais Sarmiento avait eu un geste de la main et une mimique exprimant la déception.
— Bernard s’est épris d’une huguenote et il en est tourneboulé. Tant qu’il ne l’aura pas culbutée, il en aura la tête embrumée. Mais, s’il ne se dépêche pas, d’autres écarteront les jambes de cette donzelle, et, qu’elle le veuille ou non, il faudra bien qu’elle les accueille dans son petit nid. Et il en sera ainsi pour toutes ces « robes noires ». On verra ce qu’il y a sous leur tissu de veuve ! Du sein rose ou de la carne !
Montanari écoutait. Tout cela n’était que bavardage, saillies, et ne permettait pas de rédiger un rapport.
D’une voix lente, il posa donc des questions précises, indiquant que le doge et le Conseil des dix attendaient ses courriers.
— Je vais vous dire, Montanari, comment on chasse certains animaux nuisibles en Espagne, répondit Sarmiento. On dispose un sac dont on peut clore l’entrée en tirant sur une simple cordelette. Au fond du sac, on dépose ce que l’animal qu’on veut chasser recherche comme son mets le plus précieux : de la viande, du fromage… On attend. On guette l’instant où l’animal se sera engouffré au fond du sac. On tire sur la cordelette. Et à coups de gourdin on frappe cette masse qui gigote et qui crie. On s’arrête lorsque la forme est devenue immobile, écrasée, que le sac est devenu écarlate.
Diego de Sarmiento s’approcha de Montanari.
— Bientôt, ce sera le moment de refermer le sac, dit-il.
— La reine mère a voulu ce mariage, murmura Montanari ; elle ne peut faire de sa fille une veuve dès le lendemain des noces.
Sarmiento haussa les épaules.
— Henri abjurera. Il a déjà changé plusieurs fois de religion. Ce n’est pas lui qu’il faut craindre, mais Coligny, Guillaume de Thorenc, cette vermine de gentilshommes huguenots, cette armée de fiers-à-bras qui veulent faire la guerre à l’Espagne et gouverner le royaume de France. Ceux-là, Catherine les craint. Et ils sont dans le sac !
Il raconta que Henri d’Anjou, frère du roi, était l’un des plus déterminés à frapper, à nettoyer le royaume de cette secte. Il avait même imaginé, avec les Italiens de l’entourage de Catherine de Médicis, d’organiser, comme s’il s’était agi d’un jeu, un assaut des huguenots contre un fort, une sorte de décor construit pour la circonstance et tenu par les frères du roi. La première salve des défenseurs aurait été tirée à blanc, mais la seconde à balles. Il aurait ensuite suffi d’enterrer les corps des huguenots. Mais la reine mère avait rejeté cette idée.
— Elle prétend ne vouloir qu’un seul mort : Coligny, ajouta Sarmiento.
Il se leva, posa la main sur l’épaule de Montanari.
— Qui a jamais pu, dans une guerre, prévoir le nombre de tués ?
Il éclata de rire.
— Un mort ! Jamais je n’aurais imaginé Catherine de Médicis aussi économe de la vie des hommes !
D’un pas lent, les doigts serrés sur la garde de sa dague, Montanari regagna l’hôtel de Venise.
La pénombre déjà avait envahi les rues, mais le ciel du crépuscule était encore flamboyant, rouge sang.