ÉPILOGUE
Ainsi s’achève, par une parole de foi, le manuscrit de Bernard de Thorenc.
Je ne sais rien de ses dernières années.
Je n’ai retrouvé au Castellaras de la Tour aucune trace de sa sépulture.
Dans la chapelle, aux côtés du tombeau de Michele Spriano, se trouvent des dalles funéraires de la famille Thorenc, mais la plus ancienne d’entre elles, qui célèbre le souvenir d’un François de Thorenc, est datée de 1702, soit plus d’un siècle après que Bernard de Thorenc eut cessé d’écrire.
Rien ne m’a permis de combler cette béance.
Bernard de Thorenc a-t-il vécu jusqu’à ce vendredi 14 mai 1610, le jour où, vers quatre heures de l’après-midi, rue de la Ferronnerie, dans le prolongement de la rue Saint-Honoré, là où la chaussée se resserrait entre des échoppes, un colosse à la barbe rousse, aux cheveux d’un blond flamboyant, au regard illuminé, un pied posé sur une borne et l’autre sur le rayon de la roue droite du carrosse royal, planta jusqu’à la garde, et par trois fois, son couteau dans le flanc de Henri IV ?
Bernard de Thorenc a-t-il tremblé, comme si Dieu lui infligeait une nouvelle épreuve ?
Les jésuites furent en effet accusés d’avoir accueilli et confessé le régicide Ravaillac.
« Le couteau n’a été que l’instrument de Ravaillac, lit-on dans un libelle, peu après le meurtre. Ravaillac, d’autres qui l’ont induit, poussé, instruit, lui ont mis en main le ferrement, en l’esprit ce parricide ; ne s’en sont trouvés coupables que les seuls jésuites, ou leurs disciples. »
Jean de Thorenc était jésuite et j’imagine l’angoisse de Bernard, ses prières, agenouillé dans la chapelle, devant le visage du christ aux yeux clos.
Cette tête sculptée est posée devant moi.
Je l’ai achetée à Maria de Ségovie après avoir fini de retranscrire – de mettre en scène et en forme – le manuscrit de Bernard de Thorenc.
Ce visage du Christ dont le bois (la peau) a une couleur (une pâleur) verdâtre, je l’ai placé sur l’un des rayonnages, en face de la table sur laquelle je travaille.
Je me lève souvent, attiré par cette tête. Je m’approche, tends la main sans oser la toucher, puis me décide enfin à l’effleurer, et je suis à chaque fois surpris par la douceur de ce contact.
Le bois est chaud comme s’il s’agissait de la chair d’un corps souffrant.
Bernard de Thorenc a-t-il lu le récit des souffrances infligées à Ravaillac ?
Je le transcris, parce que je crois être ainsi fidèle à Thorenc qui, peu à peu, au long de sa vie, ne mettait plus en accusation telle ou telle religion, plus cruelle qu’une autre, mais l’homme fanatique, aveuglé, celui dont la foi sert de prétexte et d’excuse au désir de mutiler, de tuer, d’infliger le mal, ce Mal qui est en chacun de nous.
Qui incarnait le Mal sur la place de Grève, le 27 mai 1610, jour du supplice de Ravaillac ?
Le régicide porté sur l’échafaud, car les brodequins de la torture lui avaient déjà fait éclater les genoux, cet homme aux yeux fous de douleur et qui continuait de murmurer : « Que toujours en mon cœur Jésus soit le vainqueur » ?
Ou bien le Mal s’était-il emparé aussi de cette foule qui hurlait sa haine, qui se précipitait pour démembrer Ravaillac, et qui se ruait sur un jeune homme qui avait osé murmurer : « Mon Dieu, quelle cruauté ! » ?
Car on a brisé les membres de Ravaillac, on a tenaillé ses chairs avec une pince rougie au feu. Le bourreau et ses aides ont versé dans ses plaies de la poix brûlante, du plomb fondu, de la cire et du soufre, de l’huile bouillante. On a brûlé sa main après l’avoir percée à coups de lame. On lui a fait boire du vin pour qu’il survive dans la souffrance, jusqu’à ce que ses bras et ses jambes, son torse soient disloqués, dénoués, arrachés par quatre chevaux.
Des hommes s’attelèrent aussi pour que les cuisses et les épaules soient emportées.
Le peuple hurlait, s’élançait vers l’échafaud, se disputait les morceaux.
« Et l’on vit une femme qui, d’une vengeance étrange, planta les ongles puis les dents en cette parricide chair. »
Et les misérables reliques sanglantes furent traînées par toute la ville.
« À la fin, ayant été divisé en quasi autant de pièces qu’il y a de rues dans Paris, on en fit plusieurs feux en divers lieux. Et l’on voyait des petits enfants, par les rues, portant la paille et le bois. »
De ce spectacle et de ces acteurs, qu’eût pensé Bernard de Thorenc qu’il n’eût déjà écrit ?
C’est moi qui m’interroge en contemplant la tête du christ aux yeux clos.
J’ai appris ce matin qu’au Soudan, et conformément à la loi musulmane, un voleur va subir une amputation croisée : on tranchera son poing droit et son pied gauche.
J’entends chaque jour qu’un homme s’est tué pour tuer d’autres hommes. Et, pour venger son acte terroriste, on détruit la maison des siens, on traque et on tue ses complices. Ou bien on l’honore comme un saint martyr.
Et je me souviens de ce vers d’Agrippa d’Aubigné qui m’était revenu en mémoire lorsque j’avais rencontré pour la première fois, au n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec, Maria de Ségovie :
Les enfants de ce siècle ont Satan pour nourrice.
Le nôtre qui commence, celui d’hier, qui vient à peine de s’achever, ne sont-ils pas semblables à celui d’Agrippa d’Aubigné et de Bernard de Thorenc ?
J’imagine Thorenc agenouillé dans la chapelle, regardant le visage du christ aux yeux clos comme je le fais aujourd’hui.
Peut-être savait-il ce que j’ai appris en consultant le recueil des dépêches des ambassadeurs de Venise dont je me suis souvent servi pour éclairer le manuscrit de Bernard de Thorenc.
Vico Montanari a alors regagné Venise et c’est Leonello Terraccini qui représente, en 1610, la Sérénissime à Paris.
Il écrit, en date du 5 juin 1610 :
« Je me suis trouvé ces jours-ci par deux fois avec le premier président du parlement de Paris et l’avocat du roi. J’ai découvert qu’ils tiennent pour certain que Ravaillac a été persuadé de longue main à une aussi néfaste scélératesse sous prétexte de religion, qu’il a dit avoir une étroite relation d’amitié avec un religieux ; qu’il mourrait mille fois avant de le nommer. Il dit aussi avoir été confessé quelquefois par un jésuite, à Bruxelles. Et l’on sait que l’on craignait beaucoup, dans la capitale des Pays-Bas, parmi les Espagnols et les catholiques zélés rassemblés autour du légat du pape, l’entrée en guerre du roi de France contre l’Espagne et l’invasion des Pays-Bas par les armées françaises alliées des troupes huguenotes des Provinces-Unies.
« Certains des proches conseillers du roi défunt assurent qu’un complot a été ourdi par les Espagnols et le pape pour empêcher Henri IV d’attaquer les puissances catholiques et de servir ainsi la cause de l’hérésie dont on l’accusait d’être resté en secret le défenseur.
« Les jésuites auraient été l’instrument de ce complot.
« Ils ont réfuté cette calomnie. »
Après de nombreuses démarches, j’ai réussi à consulter les archives de l’ordre des Jésuites pour la province des Pays-Bas espagnols.
Parmi la liste des membres de l’ordre pour cette province, j’ai découvert celui d’un jeune père, arrivé à Bruxelles en 1609.
Faut-il que j’écrive ce nom : Jean de Thorenc, que j’y ai lu ?
Chacun l’a déjà pensé.
En chaque siècle, en chaque partie du monde, en chaque religion et en chacun de nous, la vie des hommes est un labyrinthe aussi meurtrier que mystérieux…
Je relis ces mots. Il me semble que Bernard de Thorenc aurait pu les écrire.
J’ai souvent l’impression que sa voix se superpose à la mienne.
Qui s’exprime là, lui ou moi ?
Qui dit que, sans la souffrance du Christ qui parle pour toutes les souffrances, sans Sa compassion pour les victimes de tous les bourreaux, nous serions seulement – seulement : voilà le mot qui compte – des bêtes sauvages ?
Hommes-sangliers, comme ce gibier jeté dans l’entrée du Castellaras de la Tour, bêtes sauvages mortes entourées de chiens prêts à la curée.
Face au groin de la sauvagerie, je ne vois que le visage du christ aux yeux clos.