39.

Montanari m’avait dit :

— Aidez le roi, Thorenc. Il entend la raison. Ce n’est pas un de ces fanatiques. Sa faiblesse, c’est qu’il ne les comprend pas. Il n’imagine pas que des hommes préfèrent manger du pain dont la farine est faite des os broyés du cimetière des Innocents, plutôt que d’ouvrir les portes à l’armée royale. Aidez-le ! S’il ne l’emporte pas – mais je crois en lui –, les catholiques zélés, les huguenots entêtés feront de ce royaume une boucherie pour le plus grand avantage des Espagnols. Savez-vous ce que Leonello Terraccini me dit ? L’un des maîtres de Paris est Diego de Sarmiento. Il fait distribuer de la soupe aux carrefours pour les affamés. L’odeur est à vomir : on cuit dans de grandes marmites du son, de l’avoine, de la peau de chien, d’âne ou de chat, et les malheureux se battent pour une écuelle de ce potage qui bout dans les chaudrons d’Espagne !


Nous marchions sur les bords de Loire en ce printemps de 1590.

Je savais que le roi désirait me voir pour me confier ce que Montanari avait appelé une « embuscade masquée ».

Je devais me rendre à Paris, que les troupes royales assiégeaient et où l’on mourait de faim, où j’essaierais de rencontrer certains membres du parlement, des ligueurs, des marchands et même des prêtres qui souhaitaient traiter avec le roi pour en finir avec le blocus.

Selon Montanari, j’étais l’homme le mieux placé pour mener à bien cette mission. Je connaissais Sarmiento et le légat du pape ; le père Verdini avait été mon guide et confesseur durant mes années de jeunesse au Castellaras de la Tour.

— Ceux-là sont obstinés, avait ajouté Montanari. Ils veulent la perte de Henri IV, mais ils ne vous livreront pas aux ligueurs.

Il m’avait serré le poignet.

— Vous ne serez pas étranglé.

Car on pendait, on assommait, on jetait dans la Seine, on égorgeait tous les suspects de modération, tous les « demandeurs de nouvelles », ou ceux qui souriaient et ne se rendaient pas sur les remparts pour défendre la ville contre les troupes de Henri IV.

On tuait d’autant plus qu’il y avait eu des rassemblements sur la place de Grève, où la foule avait crié : « La Paix ! » ou : « Du Pain ! »

— Aidez le roi, Thorenc ! m’avait répété Montanari.


J’hésitais.

J’avais répondu à Montanari que ce monarque qui se prétendait soucieux de ses sujets affamait depuis plusieurs mois les deux cent mille Parisiens, en décrétant le blocus de la capitale.

Les morts de faim se comptaient déjà par milliers. Je n’en avais encore rien vu, mais j’avais écouté les plaintes des Parisiens qui avaient réussi à sortir de la ville et que Henri IV avait accepté de ne pas refouler.

Cependant, Séguret et Jean-Baptiste Colliard, tout comme les Anglais de l’armée, regrettaient que le roi eût cédé à un accès de pitié : « Il faut étrangler ce peuple, répétait Séguret. Il s’agite ? Les pendus ne dérangent personne ! »

Les cadavres jonchaient la rue des Fossés-Saint-Germain, témoignait Terraccini. On avait mangé les chevaux, les ânes, les chiens, les chats, les rats, on s’était disputé leurs entrailles, des lambeaux de charogne. Et on avait fini par déterrer les cadavres pour faire de leurs os de la farine. Le pain qui en était issu était blanc, d’une saveur à peine amère, mais ceux qui en avaient mangé étaient morts.


Je m’étais assis parmi ces femmes aux visages exsangues, ces enfants pareils à des oiseaux morts. Les mères les serraient contre elles. Elles disaient que l’on avait aussi mangé des enfants. Une mère bien grasse avait dévoré les cadavres de ses deux fils morts de faim. Mais, surtout, les lansquenets s’étaient mis en chasse et une femme, les yeux hagards, m’avait raconté : « Le Louvre est devenu la boucherie des lansquenets. L’un de ces monstres a avoué qu’il avait tué trois enfants et partagé leur viande avec plusieurs de ses compagnons d’armes. »


Un roi qui aimait ses sujets pouvait-il, pour conquérir son trône, les condamner à devenir le gibier de lansquenets ou à se nourrir de cadavres ?

Je l’avais entendu se vanter d’avoir « fait brûler tous les moulins qui fournissent Paris en farine. La raison reviendra à ce peuple quand la nécessité sera plus grande encore et que leurs os déchireront leur peau, tant ils seront devenus maigres… ».

Était-ce là discours de bon roi ?

Montanari haussait les épaules avec indulgence. Henri IV avait accepté de recueillir les Parisiens qui fuyaient la ville encerclée.

— Et puis, Thorenc, Henri IV a la fourberie de tous les souverains. Sans elle on ne saurait régner. Or il veut régner. Voyez-le, aidez-le !


Le roi m’a reçu à bras ouverts, me remerciant, avant que j’aie pu dire un seul mot, d’accepter de me rendre à Paris.

— Je n’ai jamais douté de votre courage, Thorenc.

Il a posé la main sur mon épaule.

Je devais, a-t-il dit, l’écouter avec attention afin de rapporter ses propos aux ligueurs, au duc de Mayenne, mais aussi au jeune neveu de Mayenne, le duc de Nemours, qui commandait les troupes et rassemblait le peuple autour de la Ligue avec grand talent.

— Dites-lui que je veux qu’il soit au service de tout le royaume, et pas seulement d’une Ligue qui ne se bat que pour l’Espagne. Dites à tous ceux que vous rencontrerez que je veux une paix générale, car j’entends soulager mon peuple au lieu de le perdre et ruiner. Que si, pour une bataille, je donnerais un doigt, pour la paix générale, j’en donnerais deux !

Il s’est éloigné de quelques pas.

— J’aime ma ville de Paris, a-t-il repris. C’est ma fille aînée, j’en suis jaloux. Je lui veux faire plus de bien, plus de grâce et de miséricorde qu’elle ne m’en demande. Mais je veux qu’elle m’en sache gré, et qu’elle doive ce bien à ma clémence.

Il m’a pris par le bras.

— Je suis un vrai père de mon peuple, Thorenc. Je ressemble à cette vraie mère, dans Salomon. J’aimerais mieux n’avoir point de Paris que de l’avoir tout ruiné et dissipé après la mort de tant de pauvres personnes…


Ce n’était que fourberie, car il voulait conquérir Paris, et les arquebusiers de l’armée royale tiraient sur les malheureux affamés qui s’en allaient cueillir hors des remparts quelques épis de blé ou des brassées d’avoine. Or, malgré cela, la ville résistait avec ces lansquenets, ces Suisses, ces habitants qui gardaient les remparts, ces moines casqués qui défilaient, crucifix brandi de la main gauche, la droite tenant l’arquebuse.

Il fallait bien que Henri IV me dise qu’il aimerait mieux n’avoir point Paris, puisque en effet il était incapable d’y entrer, même quand ses soldats se déguisaient en meuniers pour tenter de forcer la porte Saint-Honoré – reconnus, ils en étaient chassés – et que d’autres avaient subi le même sort porte Saint-Antoine.

Les canons installés à Montmartre pouvaient bien tirer quelques boulets, la ville résistait.

Et l’armée royale était contrainte de desserrer son étreinte, parce que les troupes espagnoles d’Alexandre Farnèse arrivaient des Pays-Bas, occupaient les deux rives de la Marne, permettant ainsi à quelques bateaux chargés de grain d’atteindre Paris.


C’est aussi sur une barque glissant de nuit le long de la Seine que je suis entré dans le capitale, sautant sur le quai de l’École et me faufilant par la rue de l’Arbre-Sec jusqu’à l’hôtel de Venise où vivait Leonello Terraccini, la Sérénissime République ne rompant jamais totalement avec un camp, quel qu’il fut.


Dès le premier soir, j’ai vu des enfants errants comme des bêtes affamés, et mon cœur en est encore serré.

Chaque fois que je croisais l’une de ces frêles silhouettes qui tendaient leurs mains vers moi, ne voulaient pas d’argent mais du pain, j’avais l’impression que c’était mon fils Jean qui me suppliait de le nourrir et de le protéger.

Jamais je n’aurais imaginé qu’il y eût tant d’enfants dans cette ville. J’en ai vu plus de cinq mille, les plus âgés d’à peine sept ans, défiler en procession, chantant des psaumes, appelant l’assistance divine sur la ville de Chartres dont on venait d’apprendre qu’elle était assiégée par les troupes royales alors que c’était l’un des principaux greniers de Paris.

J’ai suivi la procession des enfants jusqu’à Notre-Dame. C’était carême et les prédicateurs, devant les enfants assemblés, parlaient d’un fils de putain qui se prétendait roi de France et qui n’était qu’un chien, un tyran, un athée, un dépravé qui se livrait à des amours immondes avec les nonnains qu’il violait !

« Maudit soit Henri le Béarnais, l’athéiste, le relaps et l’hérétique ! » clamaient-ils.

Leurs voix résonnaient sous les voûtes de Notre-Dame et je sortis, me frayant difficilement passage parmi la foule.

Sur le parvis gisait un enfant mort, si maigre et menu que les gens entassés dans le chœur l’avaient étouffé.


Ô Seigneur, protégez mon fils !


Je suis allé jusqu’à l’hôtel d’Espagne. Deux grandes marmites fumaient dans la rue Saint-Honoré et la foule des affamés se pressait, écuelle brandie, yeux brillants de fièvre, quand tout à coup une voix aiguë s’éleva, maudissant le fils de pute, l’hérétique qui voulait la mort du peuple de Paris. « Mais Dieu nous sauvera ! »

Sarmiento m’accueillit, la tête penchée, le regard fixe.

— Dieu les sauvera lorsque les armées espagnoles auront défait celles du roi.

Il me tourna le dos, ajoutant avec mépris qu’il était encore temps pour moi de rejoindre le camp vainqueur.

Puis il m’a brusquement fait face.

— Tu as un fils, me dit-on ?

J’ai reculé comme si sa question constituait une menace.

— Quitte Paris, Bernard de Thorenc, a-t-il repris. On y meurt, et les fils ont besoin de père.


J’ai rencontré quelques marchands, des membres du parlement.

Ils me recevaient à la nuit tombée, j’entrais dans leur maison par des portes dérobées, me glissant dans des caves, marchant courbé dans des jardins, à l’abri des haies, tant ils craignaient les espions de ce Conseil des Seize qui dirigeait la Ligue et avait partout ses espions. L’on était puni de mort, étranglé ou pendu si l’on venait à être soupçonné d’entretenir des relations ou une correspondance avec Henri IV, le roi hérétique.

Ils m’ont parlé dans des pièces sombres, toutes chandelles éteintes.

Leurs demeures sentaient les fruits qui mûrissent, le pain qu’on cuit, la graisse qui grésille. Et, cependant, ils se plaignaient de ne pouvoir, à cause du blocus et de la guerre, se rendre dans leurs propriétés, hors des remparts, et de perdre ainsi leurs revenus.

Ils souhaitaient que la paix fût rétablie, mais elle ne le serait que si Henri IV abjurait.

— Le peuple écoute les catholiques zélés, les prêtres fanatiques qui n’obéissent qu’au pape ou aux Espagnols. Diego de Sarmiento distribue soupe et argent, si bien que les affamés applaudissent le roi d’Espagne.

Eux-mêmes méprisaient ce peuple de ligueurs.

— Les ventres-creux ont besoin de se gaver de paroles, me confia l’un d’eux. Ils se nourrissent de folies. Les prêcheurs le savent. Sarmiento et le père Verdini aussi. Or nous ne voulons pas que le roi d’Espagne et le pape fassent ici la loi. Mais Henri ne sera roi reconnu, légitime, accepté, que s’il renonce à sa huguenoterie, s’il sait parler aux affamés et les nourrir.

Eux n’avaient jamais eu faim. Dans leurs maisons visitées parfois par les « gens de rien » enrôlés dans les sections de la Ligue, on avait trouvé des provisions pour six mois : lard et viande salée, farine et biscuits, fruits et légumes séchés, épices et cruches de vin.


La guerre, le blocus, la faim, c’étaient les enfants et les pauvres, les faibles et les démunis qui en souffraient, non pas les riches ni les prédicateurs.

Vouloir la paix, ce n’était pas Vous trahir, Seigneur, mais Vous être fidèle.

Sauvez les plus humbles, ceux pour qui Vous avez gravi le Calvaire et été crucifié !

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