28.
Bernard de Thorenc se tenait au milieu des chiens qui se jetaient en avant, tirant sur leurs laisses, essayant d’atteindre les cadavres des trois sangliers qu’on avait jetés sur les dalles, à l’entrée du Castellaras de la Tour.
Le sang, déjà noir, avait séché sur les soies longues et rêches des bêtes mortes.
Écartant les chiens de la pointe de ses bottes, Bernard de Thorenc s’est avancé et Michel de Polin a discerné cette longue balafre qui, partant du bas de sa mâchoire, cisaillait le cou de Thorenc et s’enfonçait sous le pourpoint, sans doute jusqu’à l’épaule. La peau était rouge et boursouflée.
Thorenc fit glisser son doigt le long de la cicatrice, puis montra les sangliers.
— Quand les hommes deviennent des bêtes, dit-il, quand ils se font la guerre, les bêtes sauvages envahissent à nouveau la terre. On ne les chasse qu’une fois la paix revenue. Je chasse donc…
Il a pris le bras de Michel de Polin et l’a entraîné dans la grand-salle.
On avait placé deux nouveaux troncs dans la cheminée et les flammes jaillissant des braises les enveloppaient.
— La paix n’est pas revenue, a murmuré Michel de Polin.
Il s’est assis en face de Thorenc, devant la cheminée.
— Elle l’est ici…, a commencé par objecter Thorenc.
— Nul n’est en paix dans un royaume quand celui-ci est encore en guerre. Vous le savez, Thorenc : les soldats, les massacreurs violent et tuent qui ils veulent ; ils pillent, fracassent la tête des enfants – il s’est tu comme pour laisser entendre les aboiements – puis les jettent aux chiens.
Thorenc a placé sa main ouverte devant ses yeux comme s’il se refusait à voir cette scène.
— Tous les jours, a poursuivi Polin, à chaque carrefour, autour du Louvre, dans la rue de la Monnaye, où j’habite, j’entends les prédicateurs qui appellent à tuer les hérétiques pour empêcher une Saint-Barthélemy des catholiques. On s’en prend au roi, on crie : « Allons quérir le sire Henri dans le Louvre ! » Les moines, les prêtres sont armés. Ils ont pris le commandement des quartiers au nom de la Sainte Ligue. Vous n’imaginez pas, Thorenc, ces troupes de quatre cents moines, de huit cents étudiants brandissant tous leurs arquebuses. Quand le roi a fait entrer les Suisses dans la ville pour y rétablir l’ordre, ils ont été attaqués, encerclés. Dans chaque rue, on a amoncelé des barriques, des pavés, des sacs de terre, et les Suisses ont été écharpés, tirés comme vous l’avez fait de vos sangliers. Derrière chaque fenêtre était posté un arquebusier. C’est Henri de Guise qui mène le bal contre le souverain. J’ai entendu les émeutiers crier qu’il fallait « prendre ce bougre de roi » et qu’il fallait sans lanterner mener M. de Guise à Reims !
Thorenc n’a pas bronché, la main devant les yeux, le buste penché, le coude appuyé sur la cuisse.
— Voilà la paix qui règne à Paris, a repris Michel de Polin. On tue et on tuera au nom de Dieu, et cette sotte populace sortie du néant est échauffée comme un troupeau de taureaux que des prédicateurs excitent. Henri de Guise la conduit là où il veut. Ce peuple a besoin de corps à embrocher. Il jette dans la Seine les malheureux qu’il décrète huguenots. Mon parlement a condamné les deux malheureuses filles d’un procureur dont je connais la religion, celle d’un catholique respectueux, a être brûlées en place de Grève en les déclarant « hérétiques des plus obstinées et des plus opiniâtres ». Les deux innocentes avaient voulu empêcher que l’on égorge un artisan de leurs voisins. Vous connaissez l’usage…
Michel de Polin s’est interrompu, comme marquant une hésitation, avant de continuer :
— On étrangle d’abord les condamnés avant de mettre le feu au bûcher. Mais le peuple, comme fou, a réussi à arracher l’une des filles au bourreau et l’a poussée vive dans les flammes. J’étais là au milieu de la foule, Thorenc, j’ai entendu ses cris. Je ne les oublierai pas.
Michel de Polin avait quitté Paris avec le roi. Ils avaient réussi à déjouer la surveillance des ligueurs. Le souverain était maintenant en sécurité à Chartres, mais n’osait pas combattre Guise, aveuglé qu’il était par les conseils de la reine mère, par la peur qu’il éprouvait d’être pris comme en tenailles entre les huguenots de Henri de Navarre et les hommes de Henri de Guise.
— Ceux-ci ont l’Espagne avec eux. Diego de Sarmiento promet des troupes et des doublons. Depuis que la flotte de Philippe II, la prétendue Invincible Armada, a été défaite par les Anglais, il lui faut plus que jamais une France déchirée, vaincue par ses propres démons. Les ligueurs et Henri de Guise sont entre ses mains. Il les paie. Dieu veut-Il cela ?
Michel de Polin a levé les bras.
— Qui peut le croire ? Ce n’est même pas l’intérêt de l’Église…
Il s’était rendu à Rome, expliqua-t-il, pour dire, au nom de bons catholiques de France, qu’il fallait que le souverain pontife aide ceux qui, dans le royaume, voulaient la réunion de tous les croyants.
Il avait rencontré le pape Sixte Quint. Il lui avait assuré que Henri de Navarre savait qu’il ne pourrait être sacré roi de France qu’en abandonnant sa cause. Les huguenots les plus clairvoyants le savaient aussi et s’en inquiétaient. Henri III s’en persuadait peu à peu, et cela le rassurait, lui dont Henri de Navarre était l’héritier. Mais c’était au pape à favoriser ce rapprochement, à empêcher que les ligueurs, les guisards, ces massacreurs ne se masquent et ne se parent du nom de catholiques.
— Le pape m’a écouté. J’ai cru la partie gagnée. Mais il avait près de lui un prêtre que vous connaissez, le père Verdini. C’est un vieil homme, mais brûle en lui le feu de l’enfer. À peine avais-je cessé de parler qu’il m’a accusé d’être l’un de ces faux apôtres, de ces judas, plus retors que les Juifs, qui veulent que les catholiques mettent la tête sur le billot et connaissent tous le sort de la reine Marie Stuart, décapitée par l’hérétique Élisabeth. « Voilà ce qu’ils veulent en France, a répété Verdini. Henri de Navarre sur le trône, et le sang des catholiques répandu dans les rues. La hache huguenote frappant les cous innocents des serviteurs de l’Église ! »
— Le père Verdini…, a murmuré Bernard de Thorenc. C’est lui qui m’a appris ici – il a tendu le bras vers la chapelle dont on apercevait la façade – les premières prières, qui m’a enseigné les Évangiles, à qui je me suis confessé, que j’ai écouté plus que mon propre père…
— C’est l’homme de Sarmiento, a répliqué Michel de Polin. Il croit que Philippe II est le bras armé de l’Église, le chevalier de la foi. Il a eu des sanglots dans la voix quand il a évoqué la destruction de l’Invincible Armada. Pour lui, tous ceux qui veulent la réunion des croyants en France sont des « machiavélistes » – c’est ainsi qu’il nous appelle – et, pis encore, des athéistes. Henri de Navarre, à l’entendre, veut un royaume sans Dieu !
Michel de Polin est resté un long moment silencieux, respirant bruyamment comme si on lui écrasait la poitrine.
— J’ai eu peur, a-t-il repris d’une voix étouffée. J’ai pensé que le père Verdini allait ordonner aux spadassins espagnols qui le gardent de me tuer avant que j’aie pu quitter Rome. Je me suis enfui et n’ai changé de chevaux qu’une fois entré sur les terres du duc de Savoie, mais le Castellaras de la Tour est ma première halte. Vico Montanari, qui sait ce que vaut et ce que veut Diego de Sarmiento, m’avait conseillé de m’arrêter ici, chez vous.
Bernard de Thorenc s’est levé, a écarté les bras, murmurant que Michel de Polin était le bienvenu, que la demeure et les terres des Thorenc étaient vouées à la paix. Qu’il le voulait ainsi.
Polin a entrepris de tisonner le feu, appuyé de la main gauche au tableau de la cheminée. Il a précisé que Henri III avait convoqué les états généraux du royaume à Blois ; qu’il fallait que tous ceux qui voulaient la réunion des sujets et la paix y participent.
— Je pars demain matin, venez avec moi, a-t-il dit. Vous chasserez après.
Il s’est approché de Bernard de Thorenc.
— N’abandonnez pas votre fils à un royaume d’égorgeurs. Ils ne lui pardonneront pas d’être né de vous et d’Anne de Buisson.
Thorenc a paru ne pas entendre, branlant du chef, les yeux baissés.
— Vous les avez vus comme moi tirer sur le quai de l’École, rue de l’Arbre-Sec, a continué Polin, vous avez vu ces enfants morts emmaillotés de linges tachés de sang et dont la tête battait le pavé…
— Taisez-vous ! l’a adjuré Bernard de Thorenc.
Il a quitté la salle, suivi par Michel de Polin.
Les cadavres des trois sangliers gisaient toujours sur les dalles de l’entrée et les chiens continuaient d’aboyer avec la même fureur sauvage.