32.

J’ai pensé à mon fils lorsque j’ai vu, dans le parc du château de Plessis-lès-Tours, Henri de Navarre s’agenouiller devant Henri III.

Et je Vous ai remercié, Seigneur, d’avoir permis cette rencontre, cette alliance dont, peut-être, allait naître la paix du royaume.

Et de faire que mon fils ne soit pas la proie des égorgeurs dont un courrier m’avait averti qu’ils rôdaient autour du Castellaras de la Tour et de la Grande Forteresse des Mons, sans que l’on sût à quel parti ils appartenaient, huguenots ou ligueurs – mais peut-être n’étaient-ce que des détrousseurs, des massacreurs n’invoquant la religion ou la cause que pour masquer leur âme d’assassins et de violeurs.

Ceux-là se nourrissaient de la guerre.

C’était donc avec elle qu’il fallait en finir si l’on voulait que les routes soient à nouveau sûres, et que l’on puisse dormir en sûreté dans les villages et les châteaux.


Je Vous ai donc rendu grâce, Seigneur, quand Henri III s’est penché sur Henri de Navarre et l’a invité à se redresser, puis l’a serré contre lui.

À ce moment, la foule a crié « Vive le roi ! », puis « Vivent les rois ! », et j’ai frissonné d’émotion.

Je me suis senti frère de ces gentilshommes, de ces marchands, de ces enfants et de leurs mères qui avaient envahi le parc et s’y pressaient, tant et si bien qu’ils empêchaient les deux souverains d’avancer vers le château en se tenant par le bras.

L’un, Henri de Navarre, était vêtu d’un pourpoint usé aux épaules et aux flancs par le port de la cuirasse. Il était enveloppé d’un manteau rouge d’empereur romain et l’on voyait, sous l’étoffe écarlate, la grande écharpe blanche du parti huguenot. Je me suis trouvé un bref instant près de lui, j’ai croisé son regard, et dans son visage ridé, déjà vieilli, l’œil vif et joyeux. J’ai cru à la franchise de cet homme qui m’a paru de bon métal, sonnant juste.

L’autre, Henri III, avait jeté sur ses épaules une courte cape. Les cheveux bouffants, à demi cachés par un petit chapeau à bord roulé, il paraissait lui aussi heureux de cette rencontre, et je l’ai vu, d’un geste, demander à l’un des gentilshommes huguenots de lui tendre une écharpe blanche qu’il a nouée à son épaule. Et la foule, après un instant d’hésitation, de répéter : « Vive le roi ! », « Vivent les rois ! ».


Je n’avais pas estimé possibles de tels gestes de paix. J’étais avec Michel de Polin, resté à Niort, parmi les huguenots, puis, avec eux, nous avions chevauché vers Saumur, cette place que Henri de Navarre réclamait à Henri III comme gage de bonne alliance.

Mais je sentais autour de nous les réticences et j’entendais les sarcasmes.

Qui pouvait faire confiance, nous répétait-on, à ce roi-femme, à ce souverain-putain, à cet assassin ? Certes, il avait, en tuant les Guises, duc et cardinal, envoyé en enfer les pires ennemis des huguenots ; mais il continuait de négocier avec le duc de Mayenne, le frère des Guises. Et son âme appartenait au diable.

Il est imbu du vice que la nature abhorre, me disaient un Séguret ou un Jean-Baptiste Colliard.

Ceux-là, l’envie m’était grande de les défier en duel régulier afin de parachever nos combats passés. Eux-mêmes m’avaient d’ailleurs avoué qu’ils devaient se faire violence pour ne pas me planter leur lame dans le corps, parce qu’ils savaient que mon épée était rouillée par le sang de tant et tant de leurs compagnons.

Mais Michel de Polin se plaçait entre nous. L’heure était à la paix et non à la guerre. Séguret et Colliard se contentaient alors de vilipender ce roi, ses mignons et ses archimignons.

— Son cabinet, ajoutaient-ils, a été un vrai sérail de lubricité et de paillardise, et sa chambre une école de sodomie où se sont déroulés de sales ébats. Jusqu’à la chambre du château de Blois, devenue un coupe-gorge pour les Guises, certes plus haïssables que le roi, mais plus vertueux !


Je n’avais rien à répondre.

Je n’étais ni courtisan de ce monarque, ni son favori, ni son gentilhomme. Je ne le servais pas plus que je ne servais Henri de Navarre. Je voulais que la guerre cesse et qu’on en finisse avec ces massacreurs qui maculaient de sang les autels et le visage du Christ.

Je voulais que la foi en Vous, Seigneur, ne soit plus une arme dont on se sert pour tuer un rival, neutraliser un ennemi.

Ce qu’elle était encore plus que jamais dans le camp des ligueurs.


Leonello Terraccini revenait de Paris et émaillait son récit d’un mot qu’il répétait en secouant la tête : Pazzi, pazzi !

« Fous, fous ! » traduisait Vico Montanari dans la demeure duquel Michel de Polin et moi le rencontrions.

Chaque jour, dans les rues de la capitale, ce n’étaient, disait Terraccini, que processions, actions de grâces pour célébrer le souvenir des Guises et vouer Henri III, suppôt du diable, à l’enfer.

Des centaines d’enfants, portant des chandelles de cire ardente entre leurs mains, chantant les sept psaumes pénitentiaux et autres psaumes, des litanies, hymnes, oraisons et prières, et marchant pieds nus sans se soucier de la neige, allaient en chemises d’église en église.

On souillait, on détruisait tout ce qui pouvait rappeler Henri III et ses mignons.

On vénérait le duc de Mayenne et Mme de Montpensier, frère et sœur des Guises.

Les moines répétaient, en faisant l’apologie du duc de Guise et du cardinal, son frère : « Ô Saints et glorieux martyrs de Dieu, béni soit le ventre qui vous a portés et les mamelles qui vous ont allaités. »

Puis les capucins, dominicains, feuillants, et les prêtres de toutes les paroisses, portant des reliques, parcouraient les rues de la ville, entourés de ligueurs en armes.

Pazzi, pazzi ! murmurait Leonello Terraccini.

Ces moines et ces ligueurs accusaient même Henri III d’avoir provoqué le trépas de sa mère, Catherine de Médicis, morte de chagrin après qu’il eut fait assassiner les Guises. La prédiction annonçant qu’elle succomberait étouffée sous les ruines d’une noble maison – c’était celle des Guises – s’était réalisée. Et Henri III, fils démoniaque et indigne, ne s’était même pas incliné devant la dépouille de la reine mère.

— Ils disent qu’à peine rendu le dernier soupir son fils l’a traitée comme une chèvre morte, rapportait Terraccini.

J’écoutais.

Je mesurais combien la foi et la religion, quand on se sert d’elles comme d’outres pleines de passion, peuvent en effet rendre fous les hommes.

— Le peuple est si échauffé et enragé que, la nuit, il oblige les prêtres et les moines à conduire des processions, et chante « Dieu éteigne la race des Valois ! » reprenait l’Italien.

Lorsqu’on avait appris à Paris que le pape excommuniait Henri III pour avoir tué le cardinal Louis de Lorraine, la haine contre le souverain s’était encore exacerbée !

Il fallait un « vengeur » pour en finir par le fer et le feu avec cet homme du diable, ce souverain qui n’était plus légitime, car, disaient les ligueurs, « ce ne sont pas les rois qui font les peuples, mais les peuples qui font les rois ».

— Paris est un nid de frelons, ajoutait Terraccini. Ils veulent la mort du roi. Ils le tueront, lui, tout comme son héritier, Henri de Navarre. Ils le clament. Pazzi ! Pazzi !


Je vois Henri III inquiet, blessé par l’excommunication, hésitant à plonger le poing dans ce nid de frelons.

J’entends Henri de Navarre lui répéter :

— Pour regagner votre royaume, il faut passer sur les ponts de Paris. Qui vous conseillera de passer ailleurs n’est pas un bon guide.

On se met en route. Je me tiens en retrait, chevauchant aux côtés de Michel de Polin.

Je ne veux point participer à ces batailles entre ligueurs, commandés par le duc de Mayenne, et les troupes de Henri III et de Henri de Navarre. Parmi celles-ci je reconnais les lansquenets et les reîtres, les Suisses, les gentilshommes du roi ainsi que Séguret et Jean-Baptiste Colliard, ceux du Béarnais. Je me refuse à combattre à leurs côtés, à arborer moi aussi à l’épaule l’écharpe blanche de la huguenoterie.

Je découvre, jusqu’à en avoir la nausée, ce que l’on fait dans les villes conquises : Pithiviers, Étampes, bientôt Pontoise, Meudon, Saint-Cloud… On pend le gouverneur, les officiers, les magistrats, déclarés ligueurs et rebelles.

Quand les armées se font face, j’entends les ligueurs crier : « Braves huguenots, gens d’honneur, ce n’est pas à vous que nous en voulons, c’est à ce perfide, à ce couillon de Valois qui vous a tant trahis et qui vous trahira encore ! »

Et je sais que Séguret, Jean-Baptiste Colliard et bien d’autres remâchent cette inquiétude.


Ainsi, la guerre a pour corollaire la vengeance. Elle entraîne tous ceux qui l’approchent, et je n’ai pu y échapper.

J’ai vu de nouveau la mort dans les églises et les rues de Saint-Symphorien, l’un des faubourgs de Tours, occupé une nuit – une seule nuit – par les ligueurs du duc de Mayenne. Ils avaient pillé les maisons, massacré les habitants, poursuivi les femmes jusqu’au pied des autels. Ils avaient violé celles-ci devant leurs filles, puis les filles à leur tour avaient été violentées. Après quoi ils avaient enfoui dans de grands sacs les objets du culte, clamant que tout leur était permis puisqu’ils combattaient pour la juste cause, la vraie foi. Le pape ayant excommunié le roi, dès lors tous leurs péchés leur étaient pardonnés !

J’ai contemplé ces églises saccagées, ces corps martyrisés.

Alors je me suis porté, l’épée au poing, au premier rang, et j’ai accroché une écharpe blanche à mon épaule.

Nous sommes ainsi arrivés jusque dans les petits villages qui entourent Paris. J’étais auprès de Henri de Navarre quand il a dit : « Il y va du royaume à bon escient d’être venu baiser cette belle ville et ne lui mettre pas la main au sein serait folie ! »

Le roi Henri III était resté à Saint-Cloud.

Le Béarnais a levé son épée et nous avons, avec huit cents chevaux, pris tous les villages jusqu’à Vaugirard, puis nous nous sommes avancés vers le pré aux Clercs où les ligueurs nous ont accueillis par une violente arquebusade.

Quand elle cessa, un moine est sorti de leurs rangs et s’est avancé vers nous, criant sans paraître nous craindre :


Le sang qu’as épandu devant

Lui crie vengeance !

Dieu te fera mourir par la main d’un bourreau

Qui, de ton bras, tyran, délivrera la France !

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